Voici un petit livre qui donne à penser. Il se présente comme un essai de 152 pages sur ce que Maud Simonet appelle le « travail gratuit ». Cette expression est utilisée pour désigner le bénévolat, le workfare (contrepartie en travail pour des allocataires d’aide sociale), mais aussi le volontariat, le service civique, les stages ou encore le digital labor (travail mené par des particuliers sur internet, par exemple la publication sur un blog ou la reconnaissance de mots indéchiffrables par des robots dans le cadre de « recaptchas »). Le pari du livre consiste à rassembler ces expériences diverses sous une même étiquette pour mettre au jour ce qu’elles ont de commun. Ce faisant, Maud Simonet donne une cohérence à l’ensemble de son parcours de recherche durant lequel elle a enquêté sur ces différents types d’activités. Cette cohérence se donne à voir dans la définition qu’elle en propose : « formes de travail non reconnues comme telles, exercées en dehors du droit du travail et avec peu ou pas de compensation monétaire et de droits sociaux » (p. 10). Ce livre présente aussi une thèse forte : contrairement à ce que laissent penser les débats actuels sur le digital labor, le travail gratuit n’a rien de nouveau. Surtout, il a déjà été largement analysé il y a plus de quarante ans par les féministes à propos du travail domestique des femmes. Maud Simonet propose ainsi de revenir à ces analyses déjà anciennes pour penser les formes actuelles de travail gratuit.
Revenir au travail domestique pour penser le travail gratuit
En qualifiant de « travail domestique » une forme de travail jusque-là rarement pensée comme telle, les chercheuses et militantes féministes ont rendu visible un travail exercé gratuitement majoritairement par des femmes et en ont produit l’analyse. La notion de « travail gratuit » employée par Maud Simonet comporte la même ambition. Dans le premier chapitre, la sociologue revient précisément sur les apports des féministes qui nourrissent la réflexion menée dans l’ensemble du livre. Son écriture est de ce point de vue extrêmement claire et pédagogique : les écrits particulièrement complexes de Christine Delphy apparaissent ainsi parfaitement accessibles sous la plume de Maud Simonet.
Une leçon fondamentale tirée des féministes consiste à penser le travail gratuit comme un « déni de travail » effectué « au nom de » valeurs (p. 45). Comme le travail domestique, le travail gratuit n’est pas seulement un travail non payé : ce qui le caractérise c’est aussi qu’il est invisible comme travail, parce qu’exercé au nom de valeurs autres que la valeur monétaire. Le travail domestique est ainsi d’autant moins perçu comme travail qu’il est exercé au nom de l’amour (d’une mère pour ses enfants par exemple). Autrement dit, l’amour justifie la non-considération comme travail et donc la non-rémunération. Ce résultat est ensuite retravaillé par Maud Simonet qui montre comment se déclinent aujourd’hui différentes rhétoriques du travail gratuit. Le chapitre 2 est ainsi consacré au bénévolat, au workfare et au service civique qui sont effectués au nom de la citoyenneté. L’auteure y analyse le développement de politiques du travail gratuit recourant à ce type de rhétorique, aux États-Unis et en France, en s’appuyant notamment sur l’enquête qu’elle a menée avec John Krinsky sur l’entretien des parcs et des jardins de la ville de New York [1]. Ces politiques participent de ce qu’elle appelle de manière évocatrice la « face civique du néolibéralisme » (p. 77) en contribuant à la « gratuitisation » du travail. Si nouveauté il y a, ce n’est donc pas tant dans l’aspect gratuit de ces formes de travail contemporaines que dans le développement de politiques publiques participant à cette gratuitisation.
Définir l’exploitation au-delà des clivages théoriques
C’est essentiellement dans le chapitre 3 que Maud Simonet livre sa conception de l’exploitation qui est au cœur du travail gratuit. Ce chapitre porte sur le digital labor et commence par une revue de la vaste littérature sur le sujet. Il s’ouvre ainsi sur la notion de « free labor » proposée par Tiziana Terranova, une chercheuse italienne spécialiste des médias qui met pour la première fois l’accent sur les enjeux de travail gratuit sur internet dans un article de 2000. « Free » s’entend selon un double sens : le « free labor » est à la fois un travail non rémunéré et exploité, mais aussi un travail libre, apprécié pour lui-même. Ces deux significations pourraient définir le principal clivage théorique à propos du digital labor : d’un côté, certains théoriciens néo-marxistes comme Antonio Casilli insistent sur l’exploitation objective des travailleurs, de leur créativité et de leurs affects, par les plateformes numériques ; de l’autre côté, des auteurs comme Dominique Cardon considèrent qu’il faut plutôt prendre au sérieux l’expérience subjective des internautes qui peuvent prendre plaisir à publier sur leur blog ou sur les réseaux sociaux [2].
S’appuyant sur les leçons du féminisme, Maud Simonet propose de dépasser ce clivage théorique en considérant qu’il n’est pas nécessaire de « trancher entre le plaisir que l’on prend et l’exploitation que l’on subit » (p. 97). De la même manière que les mères de famille qui sont à la fois exploitées et heureuses de s’occuper de leurs enfants, les blogueurs et autres travailleurs numériques peuvent être à la fois exploités et heureux d’ajouter leur contribution personnelle à internet. Dans leur cas, l’exploitation ne se fait pas au nom de l’amour, mais de la passion ou du plaisir.
L’analyse du concept d’« exploitation » ne s’arrête pas là. S’appuyant sur son enquête sur l’affaire des blogueurs du Huffington Post, Maud Simonet définit l’exploitation consubstantielle au travail gratuit par l’appropriation. L’affaire en question tient au rachat du journal en ligne par l’entreprise AOL en 2011 pour 315 millions de dollars : les milliers de blogueurs qui ont contribué gratuitement au fonctionnement du journal depuis sa création en 2005 ont alors demandé que leur soit rétrocédé un tiers du profit réalisé. Le principal problème posé par ce rachat et par le profit généré pour les dirigeants du journal tient, selon les propos analysés des leaders de la class action des blogueurs, à l’appropriation du travail des blogueurs par une institution redéfinie comme entreprise à but lucratif. Là encore, l’auteure tire des leçons du féminisme cette conception de l’exploitation comme appropriation (plutôt que comme aliénation). Cette définition a l’avantage d’être opérationnelle et d’embrasser les différentes formes de travail précédemment décrites.
Articulation entre travail gratuit et emploi
La portée du livre de Maud Simonet tient aussi au fait qu’elle parvient à nous convaincre que le travail gratuit n’est pas qu’un épiphénomène aux marges de l’emploi : il s’immisce dans tous les plis de l’emploi si bien que son étude apparaît centrale pour comprendre les transformations contemporaines du travail et de l’emploi. Le chapitre 4 est précisément consacré à l’articulation entre travail gratuit et emploi. Le travail gratuit se situe d’abord « au cœur de l’emploi » (p. 116) : comme le montrent les recherches féministes contemporaines sur la « féminisation du travail » (notamment celles de Donna Haraway [3]), le travail immatériel ou le travail émotionnel autrefois requis essentiellement par les emplois féminins s’étend désormais à la majorité des emplois. Il s’agit bien d’un travail gratuit, dénié comme travail et débordant le cadre du contrat de travail à proprement parler. Le travail gratuit s’effectue ensuite « au nom de l’emploi (à venir) » (p. 123). S’appuyant sur les recherches anglo-saxonnes sur le « hope labor », le « sacrificial labor » ou l’« aspirational labor », l’auteure montre que le travail gratuit est perçu aujourd’hui comme un tremplin vers l’emploi ou un investissement pour la carrière. Ainsi en est-il du bénévolat, du volontariat ou des stages qui s’inscrivent dans le cadre d’un parcours pour l’emploi et qui relèvent désormais du fonctionnement normalisé du marché du travail. Le travail gratuit constitue enfin aussi un « substitut à l’emploi » (p. 132). On serait ainsi passé en vingt ans de l’interdiction du bénévolat pour les chômeurs à l’incitation au bénévolat pour les allocataires du RSA. L’idée de tremplin vers l’emploi apparaît de nouveau centrale ici. Finalement, Maud Simonet relit un grand nombre d’écrits (notamment anglo-saxons) sur le monde du travail contemporain à l’aune de l’angle du travail gratuit, et il semblerait que ces lunettes permettent effectivement d’éclairer sous un nouveau jour de vastes pans de la réalité sociale.
Que faire ? Maud Simonet fait l’effort de répondre à cette question difficile dans un dernier chapitre prospectif. Des cinq chapitres, il s’agit du plus court. Les deux scénarios proposés (dissoudre le travail gratuit dans le salariat et l’inverse) donnent matière à penser, mais mériteraient d’être approfondis pour saisir toutes leurs implications. L’auteure prévient néanmoins en début de chapitre qu’elle n’entend pas faire le tour de la question, ce qu’on ne peut que comprendre aisément.
Pour qui connaît la littérature citée par Maud Simonet, la lecture de son essai fait parfois écho à des propositions théoriques faites par d’autres auteur.e.s. La proposition centrale de relire les formes contemporaines de travail gratuit à l’aune des leçons anciennes du féminisme est par exemple similaire à celle du livre de 2016 de Kylie Jarrett, Feminism, Labour and Digital Media : The Digital Housewife (Routledge, 2016). Le livre est d’ailleurs cité par Maud Simonet. Néanmoins, le travail de rapprochement entre des littératures qui s’ignorent, l’effort de clarification des théories citées et la mobilisation de ses propres enquêtes contribuent à faire de l’essai une œuvre véritablement originale. D’ailleurs, la discussion avec d’autres théories encore pourrait être poursuivie, dans d’autres espaces ou d’autres écrits : les logiques décrites évoquent à maints égards celle du don, qui a fait l’objet de nombreuses analyses en sociologie économique, notamment dans une perspective bourdieusienne mettant l’accent sur le « déni de l’économique » [4] assez proche du « déni de travail » mis en évidence par Maud Simonet.
Alors que plusieurs recherches actuelles s’intéressent à la marchandisation croissante du hors-travail – notamment via la vente de biens ou de services de particuliers sur les plateformes numériques [5] –, la démarche de Maud Simonet est inverse puisqu’elle observe des formes de gratuitisation du travail. Tandis que les premières interrogent les possibilités d’émancipation par la marchandisation, Maud Simonet livre une analyse de l’exploitation par le travail gratuit. Pourtant les phénomènes observés sont similaires. Comment expliquer cette divergence d’analyse ? En réalité, si le point de départ est différent, ces analyses convergent par de nombreux aspects. En effet, qui étudie des phénomènes de marchandisation du hors-travail découvre des formes de travail gratuit (par exemple, la publication de contenus sur les réseaux sociaux dans l’optique de vendre ses objets ou services, sans rémunération substantielle pour ce travail). Inversement, Maud Simonet montre bien que le travail gratuit se développe quant à lui parallèlement à des formes de marchandisation et de rentabilisation recherchées. Il semble finalement pertinent de penser en même temps marchandisation et gratuitisation, extension du marché et extension du travail gratuit. Nul doute que l’essai de Maud Simonet aidera ainsi nombre de chercheuses et de chercheurs à mieux (re)penser leurs objets de recherche, tandis que son sujet et son écriture en font aussi un livre qui a vocation à intéresser au-delà de la seule sphère académique.
Maud Simonet, Travail gratuit : La nouvelle exploitation ?, Textuel, 2018. 152 p., 16 €.
Pour citer cet article :
Anne Jourdain, « La peine sans le salaire »,
La Vie des idées
, 18 avril 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://mail.laviedesidees.fr/La-peine-sans-le-salaire
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