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La menace de l’espace

À propos de : Daniel Deudney, Dark Skies : Space Expansionism, Planetary Geopolitics, and the Ends of Humanity, Oxford University Press


par Auriane Mattera , le 26 août 2022


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L’expansion spatiale, dont beaucoup s’enivrent sans recul critique, est-elle vraiment souhaitable ? D. Deudney soutient qu’elle crée de nouvelles menaces bien plutôt qu’elle n’y répond, en en mesurant les réalités discursives, géopolitiques et économiques.

L’espace fait plus que jamais parler de lui. Les projets spatiaux en tout genre s’accumulent dans notre espace médiatique, relayés par les propos d’acteurs privés et publics qui y voient une feuille de route vers le progrès infini de l’humanité. L’expansion spatiale est-elle réellement désirable ? Alors que le discours pro- expansionnisme spatial devient dominant, David Deudney pose cette question simple, mais essentielle à travers son ouvrage Dark Skies : Space Expansionism, Planetary Geopolitics, and the Ends of Humanity.

L’ouvrage, le premier à entreprendre une évaluation critique de l’expansionnisme spatial du point de vue des sciences sociales, apporte une réponse sans équivoque. L’expansion spatiale crée plutôt qu’elle ne répond à de nouvelles menaces existentielles pour la survie de l’humanité. L’auteur nomme « programme von Braunien » le programme d’expansionnisme spatial militarisé mis en place par les grandes puissances. Ce nom est supposément inspiré des travaux de l’Allemand Wernher von Braun, scientifique nazi connu comme le concepteur de la fusée Saturne V ayant permis l’alunissage américain en 1969. Deudney soutient qu’établir un nouveau paradigme d’expansion spatiale raisonnable, nommé « Programme de Clarke-Sagan », est tout aussi essentiel que de limiter la diffusion actuelle du programme von Braunien.

De l’âge du ciel à l’expansionnisme spatial

Après avoir subi la mondialisation de la civilisation-machine confinée à l’espace de la planète terre, nous sommes désormais dans un réseau d’interactions intenses et d’interdépendances vulnérables. Alors que les guerres, tyrannies, pestes ou destructions écologiques furent un temps des désastres pour des groupes et des lieux isolés, leur portée est maintenant universelle. L’expansion technologique sur la Terre a produit la fermeture de l’expérience humaine historique sur notre planète : le seul « à l’extérieur » possible est donc devenu celui d’au-delà de la Terre, dans l’espace cosmique.

Selon Dudney, l’expansion humaine dans l’espace serait la plus désastreuse de nos « agrandissements prométhéens » (p. 20). En effet, le secteur cyclique du spatial pourrait être sur le point de connaître un autre « boom ». Celui vers lequel nous nous acheminons à partir de 2020 diffère de la conquête spatiale des années 1970 par l’intersection de deux facteurs : le renouveau des rivalités géopolitiques, et le soutien financier conséquent du secteur privé. Premier facteur en termes d’importance, la résurgence des rivalités géopolitiques entre les États-Unis, la Chine et la Russie entraîne de nouvelles activités. Nourris par l’émergence d’entrepreneurs aux fonds conséquents et aux visions ambitieuses, les e-entrepreneurs exaltent les vertus de la disruption rapide des entreprises de nouvelles technologies sur le secteur spatial. Parmi eux, Elon Musk (Spacex), Jeff Bezos (Blue Origin), Richard Branson (Virgin Galactic) délivrent aux masses des rêves d’expansion spatiale via le langage du libertarianisme américain, sans que l’on sache si ces rêves sont viables ou bénéfiques.

Nos étapes supplémentaires sur l’échelle de l’armement de l’espace vont-elles réellement améliorer la sécurité nationale et globale ? Les versions traditionalistes et réalistes de la géopolitique sont-elles un guide sain pour une construction étatique aux conséquences planétaires ? L’évaluation critique de ces projets et de leurs défenseurs est à la fois nécessaire et urgente selon David Dudney.

Les défenseurs de l’espace, un groupe multiforme

Les défenseurs de l’espace (Space Advocates) voient l’expansion dans l’espace comme une entreprise importante et systématiquement positive. Ce groupe d’individus constitue l’essentiel des professionnels, investisseurs et communicants d’influence du secteur spatial. L’auteur dresse un portrait détaillé de leur credo, l’expansionnisme spatial, cette idéologie fascinante et complexe qui « extrapole et amplifie la vue Prométhéenne du monde et le modernisme technologique sur des projets d’envergure littéralement spatiale » (p. 6).

Les plus proéminents des défenseurs de l’espace sont des visionnaires, ce que W. Patrick McCray définit comme ceux qui « opèrent dans la frontière floue entre le fait scientifique, la possibilité technologique, et la spéculation optimiste » (p. 9). Les composantes essentielles de leur programme sont les promesses de réalisation des aspirations humaines vers la sécurité contre la violence, un habitat plus riche et spacieux et une expansion des libertés. Parmi les projets des expansionnistes de l’espace déjà réalisés, on compte notamment le développement de fusées, d’une technologie spatiale de base, le placement d’équipement de bombardements longue portée, de satellites – y compris habités – en orbite, quelques visites humaines sur la Lune, et beaucoup de petits satellites-robots. La liste plus longue de projets commence avec le lancement d’équipements plus sophistiqués autour de la Terre, puis la colonisation et l’industrialisation des lunes de la Terre, des astéroïdes et de Mars.

En avançant leurs solutions aux problèmes majeurs de la Terre, les expansionnistes de l’espace se confrontent aux externalités découlant de la mondialisation de la civilisation-machine. Le problème de la vulnérabilité nucléaire arrive au premier plan, ainsi que celui de la dégradation écologique, de la rareté des ressources et de l’énergie, de la surpopulation et du changement climatique. En voyant les problèmes de la Terre comme à la fois inhérents et sévères (la Terre étant un espace limité présentant beaucoup de limites de croissance et des dérèglements entropiques), les défenseurs de l’espace justifient leurs programmes comme à la fois bénéfiques et inévitables. Ils se montrent peu tolérants à l’égard de ceux qui doutent de l’urgence et de leurs ambitions.

Leurs projets gagnent d’autant plus de terrain qu’ils sont inscrits dans un métarécit sur l’humanité, la Terre, le Cosmos, et l’histoire épique qui connecte le passé, le présent et le futur. L’expansion spatiale combine la Grande Histoire et le Grand Futurisme. Puisqu’il raconte l’histoire passée et celle présente avant de les extrapoler vers d’imaginaires futurs spatiaux, ils font du présent le point d’inflexion décisif et culminant de millénaires d’histoire. Le mouvement humain vers l’espace devient une étape vitale pour l’humanité et fabrique une nouvelle vocation à signification cosmique vers l’apothéose de notre espèce.

Les postulats politiques et sociaux sur lesquels se fondent les défenseurs de l’espace ne sont cependant analysés ni par la science historique ni par les sciences sociales. L’expansion de l’humanité vers l’espace fait temporairement taire les grands débats écologiques et sociaux autour de l’habitabilité de la terre, tel un « joker décisif capable de brouiller les lignes de discussion et modeler leurs conclusions » (p. 35). L’auteur soutient que les défenseurs de l’espace bénéficient d’un "exceptionnalisme spatial” dans leurs discours et dans le manque d’évaluation critique qui en est fait, et se propose donc de remédier à cette situation.

Une expansion dangereuse

Selon David Dudney, la réalité géopolitique contredit les postulats effectués par les défenseurs de l’Âge de l’Espace. À travers une multitude de considérations scientifiques et techniques, il soutient des hypothèses à contre-courant du discours expansionniste.

Réparties sur plusieurs chapitres, ces démonstrations insistent sur dix volets de l’expansion spatiale avant d’en évaluer les conséquences potentielles. L’auteur critique la mentalité d’expansion vers une civilisation-exploitatrice, qui repose dans la croyance collective aux vertus du « choc des frontières » (p. 181), où les civilisations exploratrices, innovatives et anti-traditionalistes sont récompensées par contraste avec celles qui se replient sur elle-même. Ce mouvement est selon les défenseurs de l’espace la continuation naturelle de l’évolution humaine, « hors des océans vers la terre. Hors d’Afrique vers le nord. Hors de la Terre et vers l’espace » (p. 181).

Mais la gouvernance même des vaisseaux, universellement technocratique et autoritaire, interdit tout dissensus (même démocratique) au nom de l’objectif final et suprême : la gouvernabilité du vaisseau-machine. L’astropolis future qui est imaginée par les défenseurs de l’espace ne serait-elle alors pas des vaisseaux-ville où la gouvernabilité prime sur les droits de passagers, plutôt que des villes-vaisseaux capables de maintenir en leur sein le consensus démocratique ? L’expansion spatiale est à la croisée du paradigme d’expansion humaine perpétuelle et de l’élitisme technocratique, et menace activement la préservation des libertés civiques.

La militarisation de l’espace remet également en question son rôle bénéfique quant aux paradigmes de sécurité. Les traités actuels, notamment le Limited Test Ban Treaty (1969), l’Outer Space Treaty (1967), et les Strategic Arms Limitation Treaties (SALT I and II), ne limitent pas les armes nucléaires, mais seulement leurs véhicules que sont les missiles balistiques. Les satellites multiplicateurs de force ne sont soumis à aucun contrôle gouvernemental, et sont difficilement distincts des cibles des équipements civils. Deux scénarios sécuritaires présentent pourtant des possibilités de conséquences catastrophiques. Une situation de crash risque de se produire quand, malgré un haut niveau de violence mutuelle potentielle dû aux armes de destruction massive, une gouvernance centralisée n’est pas mise en place pour éviter les collisions inter-États. Une situation de crush elle, risque de se produire quand des hiérarchies géopolitiques hautement asymétriques augmentent le risque d’asservissement de la communauté internationale à un petit nombre d’États. L’expansion spatiale libertarienne et inégalitaire pose de grands risques quant à ces deux aspects.

La distance effective entre la terre et la plus lointaine des activités spatiales étant peu conséquente, la multiplication des activités spatiales, loin d’ouvrir une nouvelle frontière, multiplie la fermeture de la planète sur elle-même. L’encombrement déjà visible des déchets spatiaux souligne les limites de l’atmosphère. Les arguments géopolitiques sur les périls de l’accélération suggèrent que la prochaine étape sur l’échelle de Von Braun – le déploiement d’armes antisatellite – augmente plus avant les dangers produits par les premières étapes de l’expansion.

Le programme Clarke-Sagan

Pourtant, l’espace est un milieu naturellement propice à la coopération mesurée. Le fait que l’espace autour de la Terre a des tendances intégrales rendant difficile la partition fait en sorte que les provisions du Traité de l’Espace (garantie de passage libre et interdiction d’appropriation souveraine) soient particulièrement propices aux objectifs des tous les États plutôt qu’à un seul. L’espace petit en taille effective et aisément dégradé par les débris spatiaux incite les États à éviter les tests d’armement et établir des règles anti-dégradation. L’environnement est donc particulièrement favorable à des régimes de gouvernance facilitant son emploi juste et équitable.

L’auteur propose une philosophie raisonnée de l’exploitation spatiale, analogue au « Whole Earth Security Program ». Dérivé des idées d’Arthur C. Clarke, écrivain de science-fiction et futurologue britannique, et Carl Sagan, scientifique et astronome américain, ce paradigme sous-représenté est nommé « Programme de Clarke-Sagan » (p. 227). Reconnaissant les conjonctures géopolitiques et les problèmes environnementaux comme fondamentaux, ce mouvement prône la restriction des super technologies et l’usage sélectif de l’espace orbital. La doctrine est basée sur l’expansion des philosophies des Lumières et du républicanisme moderne libéral dans l’espace. Pour le projet astrolibéral et astrorépublicain, la domestication et la pacification deviennent des réponses vitales aux pouvoirs disproportionnés générés par la modernité prométhéenne. Par opposition à la perspective stato-centrique du programme de militarisation von Braun, ce paradigme sert explicitement les intérêts de l’humanité en tant qu’acteur unifié, en l’absence de sa voix commune. Ce paradigme, en considérant chaque individu comme acteur du spatial, propose de fédérer la communauté scientifique, civile et politique vers une exploitation spatiale raisonnée.

Riche et détaillé, l’ouvrage de David Dudney propose une entreprise d’évaluation critique de l’expansion spatiale à l’aune des sciences sociales. Ce regard sans concession devient essentiel pour rappeler les réalités discursives, géopolitiques et économiques de l’expansion spatiale. L’entreprise est d’autant plus urgente que l’accélération des discours pro-expansionnistes réduit les chances d’envisager un paradigme d’expansion raisonnée et bénéfique tel que l’auteur l’élabore.

Daniel Deudney, Dark Skies : Space Expansionism, Planetary Geopolitics, and the Ends of Humanity, Oxford University Press USA - OSO, 2020, 464 p.

par Auriane Mattera, le 26 août 2022

Pour citer cet article :

Auriane Mattera, « La menace de l’espace », La Vie des idées , 26 août 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/La-menace-de-l-espace

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