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Recension Histoire

La loi des partisans

À propos de : Masha Cerovic, Les Enfants de Staline. La guerre des partisans soviétiques (1941-1944), Seuil


par Alexandre Sumpf , le 22 novembre 2018


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M. Cerovic retrace l’épopée des brigades de partisans durant la Seconde Guerre mondiale, aux confins de la Biélorussie, de l’Ukraine et de la Russie, désintégrés par la Wehrmacht avant d’être bannis des mémoires par le pouvoir soviétique.

Masha Cerovic nous entraîne au cœur d’une guerre dans la guerre, celle menée par les groupes désarticulés de partisans en lien plus ou moins lâche avec Moscou, à la fois sur le plan politique et matériel, et surtout du point de vue des objectifs. Elle le fait avec un phrasé travaillé, puissant, alternant avec de longues et passionnantes citations. Comme l’affirme la fin de l’introduction, on ne lira pas une histoire « exhaustive » du mouvement partisan, mais une approche « globale » du phénomène.

Il n’empêche : avec l’accent placé sur les violences croisées entre partisans, occupants et collaborateurs, avec ses études précises des territoires physiques et politiques en jeu, la sensibilité aux ressorts psychologiques de certains individus et aux rapports qu’ils entretiennent entre eux ou avec les communautés environnantes, l’ouvrage ambitionne une histoire totale. L’enquête menée dans les archives de Russie, d’Allemagne, de Biélorussie, d’Ukraine et de Washington nourrit un livre substantiel : Cerovic recentre notre regard sur des zones singulières de confins, no man’s lands politiques et militaires, elle le maintient sur les hommes et femmes russes qui font dans leur chair et leur esprit l’expérience quotidienne du choix de résister.

Des brigades de résistants

L’ouvrage se découpe en neuf chapitres à la fois chronologiques et thématiques ; il décrit non un mouvement structuré, mais des groupes coagulant des parcours personnels singuliers, contraints de se structurer en brigades allant jusqu’à plusieurs milliers de membres. Ceux-ci se concentrent aux confins de la Biélorussie, de l’Ukraine et de la Russie, à la limite entre deux administrations de l’occupant, dans des zones de forêts et de marais restés soviétiques depuis 1921, négligées dans la Blitzkrieg par le groupe Centre de la Wehrmacht entre juin et octobre 1941.

Le lecteur suit pas à pas ces brigades, depuis leur formation dans le brasier de la catastrophe de l’été 1941 jusqu’à leur désintégration physique sous les coups de boutoir d’une Wehrmacht en déroute et à leur dissolution mémorielle par un pouvoir politique avide de resoviétiser espaces et hommes, d’imposer son récit de la « Grande Guerre patriotique ».
Entretemps, ces groupes unis derrière un chef charismatique ont sanctuarisé des zones entières en bases d’action militaire, imposé leur loi économique aux villageois et poursuivi de leur haine les collaborateurs, familles comprises, tout en résistant aux opérations de second rang lancées contre eux par l’occupant et ses supplétifs locaux.

Les partisans sont avant tout des rescapés que la fortune a sauvés de la mort ou des traitements inhumains réservés aux prisonniers de guerre soviétique. Une occupation très oppressive axée sur la surexploitation des ressources (notamment humaines), le déplacement forcé des populations et l’extermination des « ennemis » du IIIe Reich (Juifs, communistes) a alimenté en continu ces regroupements spontanés. Leur équipement hétéroclite se compose des armes abandonnées par l’Armée rouge, prises à l’ennemi (malgré l’incompatibilité des munitions) ou parachutées par l’état-major soviétique. Malgré cet appui logistique, ni le Parti, ni le NKVD ne parviennent à les mettre au pas : la « guerre du rail » commanditée de Moscou est intelligemment redirigée sur le terrain de la Wehrmacht aux forces de police, adversaires directs des partisans.

Ceux-ci forment des communautés autonomes, hors du contrôle social et politique d’avant-guerre, où les discriminations traditionnelles ont la vie dure. Les Juifs n’y sont admis qu’avec réticence, en dépit de la connaissance souvent précise de l’atrocité des exterminations. Ces dernières suscitent le rejet en tant qu’elles sont allemandes et nazies, mais nul ne cherche à gêner l’adversaire dans son entreprise. Les femmes demeurent au mieux cantonnées à des tâches ménagères subalternes et subissent les agressions masculines qui les transforment en prostituées de campagne.

Dans les conditions plus que précaires de la vie en forêt, entre faim, froid et moustiques, on conserve malgré tout un service sanitaire minimum, même si la blessure signifie souvent la mort. Mais plus que le tableau, parfois répétitif, des difficultés quotidiennes, ou celle, lassante, des opérations militaires allemandes, c’est l’analyse de l’aménagement par les partisans de leur espace de survie qui fait l’originalité du livre de Cerovic.

La lame et la flamme

Militaires pour certains, paysans pour beaucoup, les partisans ont manifesté une science certaine de la fortification graduée, du camouflage, de la désignation des cibles et des lieux à protéger – chose d’autant plus remarquable que ces hommes ne connaissent pas ce terrain particulier. Ils l’apprivoisent tout en se l’appropriant, au détriment moins des Allemands que des simples citoyens et des collaborateurs.

Dans les fiefs où les Allemands pénètrent rarement règne une loi non soviétique, toute personnelle, où l’arbitraire est roi, et sans bornes la violence déchaînée contre les ennemis. Représailles, viols, pillages, assassinats sont le lot des locaux qui subissent la loi des partisans, sans pouvoir plus la discuter que celle de l’occupant. La mise sous coupe réglée, acceptée aussi faute d’alternative allemande meilleure, va de l’impôt partisan sur les récoltes à la gestion politique des villages, en passant par la mobilisation forcée des civils.

Elle prend aussi la forme d’une lutte à mort contre les policiers auxiliaires et tous types de « traîtres » contre lesquels les brigades se lancent de toutes leurs forces, sans attendre l’Armée rouge ni le NKVD. L’avant-dernier chapitre de l’ouvrage étudie ce désir irrépressible de punition par l’éradication, qui découle à la fois de l’expérience de la violence de masse, des catégories staliniennes de désignation de l’ennemi et d’un système de justice suprême vu, en dépit de l’absence de tout programme politique clair, comme une restauration de l’ordre naturel par la vengeance impitoyable.

L’arme blanche et l’incendie sont les outils principaux, pour ne pas dire les instruments liturgiques, de cette catharsis. C’est la face sombre, inavouable à l’époque, inaudible aujourd’hui, de la guerre des partisans. Cerovic y décèle l’influence de l’extermination totale infligée par les nazis en territoire soviétique, mais rappelle qu’elle n’atteint jamais l’acharnement des nationalistes ukrainiens contre les Juifs et les Polonais, victimes de masse d’une haine politique transformée en programme d’épuration.

Partisans ou résistants ?

Le terme soviétique, partizan, se distingue de celui de résistant à plusieurs enseignes. Il permet au pouvoir soviétique, qui reprend pied sur les marges de son empire, de ramener ces pratiques à des exemples historiques (la première guerre patriotique contre Napoléon) et à un rôle auxiliaire. Plus profondément, l’auteure n’a décelé aucun indice de résistance au régime stalinien : les partisans ont lutté en Russes contre les Allemands, en Soviétiques contre le régime nazi imposé aux territoires occupés. En se désignant juges et bourreaux des traîtres, et surtout organisateurs de la vie économique de leurs fiefs, les partisans ont-ils renoué avec la révolution paysanne ?

L’idée avancée en introduction reste lettre morte, d’autant que Cerovic ne fait référence à aucune recherche sur le sujet. Si l’on peut déceler ici quelque chose de paysan, ou plutôt de rural, c’est dans le rapport ambigu au « centre » politique – moins le Staline du titre, qui ne revient presque jamais dans ces pages, qu’un Parti sans cadres, gonflé de membres récents, qui tente sans succès d’imposer un contrôle, la police politique qui entend conserver le monopole de la violence répressive ou l’état-major fournisseur d’armes et d’ordres stratégiques plus ou moins obéis. L’auteure démontre combien les chefs de brigade tirent profit de l’éloignement de ces autorités dotées d’un pouvoir fort de légitimation, mais auxquelles on reproche sur le terrain leur dislocation brutale avec la défaite totale de l’été 1941.

L’ouvrage gagnerait en lisibilité avec une réflexion plus aiguisée sur les échanges entre ces deux espaces physiques et symboliques. En effet, le « phénomène partisan » vécu de l’intérieur, et envisagé – souvent avec distance, parfois avec insuffisance – par les Allemands peut-il se concevoir sans sa représentation sur le front domestique ? À plusieurs reprises, on se prend à regretter le privilège accordé au terrain militaire – et aux sources allemandes –, au relatif détriment du champ politique documenté dans les archives russes. Cerovic use avec art des sources du for intérieur et évoque en quelques solides pages l’héritage mémoriel disloqué des brigades, ébauche une analyse des ressorts culturels (mémoire de la guerre civile russe et de Tchapaiev).

Pourquoi en ce cas ne pas restituer la perception par les Soviétiques en temps de guerre ? En sollicitant les abondantes sources audiovisuelles – des reportages d’opérateurs envoyés risquer leur vie, telle Maria Soukhova ou les films de fiction comme Cela s’est passé dans le Donbass ou Partisans des steppes d’Ukraine –, elle réviserait avec le même brio le mythe partisan élaboré en temps de guerre par les autorités politiques et consoliderait l’argument du sacrifice des simples citoyens sur l’autel de la restauration du pouvoir suprême de l’État.

À propos de : Masha Cerovic, Les Enfants de Staline. La guerre des partisans soviétiques (1941-1944), Seuil, 2018, 25 €.

par Alexandre Sumpf, le 22 novembre 2018

Pour citer cet article :

Alexandre Sumpf, « La loi des partisans », La Vie des idées , 22 novembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/La-loi-des-partisans

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