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Essai Société

La fête est-elle non-essentielle ?


par Laurent Sébastien Fournier , le 23 mars 2021


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Les fêtes ont longtemps été considérées comme essentielles : à la vie sociale, au culte, au divertissement. Elles posent aujourd’hui des problèmes de santé publique, et sont à présent considérées comme non-essentielles. Comment expliquer cette évolution ? Peut-on, désormais, se passer de faire la fête ?

Depuis 2020 un grand nombre de fêtes ont été annulées pour des raisons sanitaires. Dans un contexte de lutte contre la pandémie, les fêtes effraient aujourd’hui parce qu’elles sont devenues, pour les autorités, avant tout synonymes de promiscuité et de rassemblement incontrôlable. Autoriser les fêtes aujourd’hui pose d’énormes problèmes moraux dans un contexte de diffusion de la maladie, car tout concours de foule augmente statistiquement les probabilités de contamination. Il est donc impensable, dans la configuration actuelle, que les pouvoirs publics encouragent les fêtes, qui sont aussi des moments où les normes habituelles de comportement sont plus relâchées qu’en temps ordinaire. En trinquant, en dansant, en chantant, il devient particulièrement difficile de respecter les « gestes-barrière » prévus par les protocoles sanitaires. Mais peut-on pour autant se passer de faire la fête ? La fête est-elle vraiment non-essentielle, pour reprendre la terminologie officielle qui distingue les activités qui peuvent être poursuivies malgré la pandémie, et les autres qu’il convient de supprimer dans une perspective de réduction des risques ? Pour comprendre le caractère essentiel, ou au contraire non-essentiel de la fête, il convient de combiner plusieurs points de vue : celui des sociétés traditionnelles pour lesquelles la fête occupait d’importantes fonctions sociales, politiques et religieuses, celui des sociétés modernes qui ont progressivement transformé la fête en une opération économiquement rentable, tout en inventant un ensemble de loisirs individuels qui la complètent et parfois la remplacent, et celui du moment contemporain qui remet en question les possibilités de faire la fête tout en proposant une conception nouvelle de ce qui est essentiel et de ce qui ne l’est pas. Combiner ces points de vue permet de comprendre comment les conceptions de la fête ont progressivement changé en même temps que changeaient les conceptions de ce qui est essentiel ou non. Mais pour savoir si la fête est essentielle ou pas, il faut aussi réfléchir aux significations variables du terme d’essence lui-même : parle-t-on de ce qui est constitutif de l’essence de l’homme, ou simplement de ce qui est directement utile pour le profit et le commerce ? Se demander si la fête est essentielle ou non suppose donc d’interroger non seulement le sens de la fête dans nos sociétés, mais aussi la relativité de l’adjectif « essentiel » et de ses usages en politique.

Comment la modernité a-t-elle transformé la fête ?

La fête est un invariant : elle existe dans toutes les civilisations, dans toutes les sociétés humaines. Cependant, les significations et les façons de faire la fête sont variables. Pour bien comprendre ce qu’est la fête dans nos sociétés contemporaines, il convient d’abord de la comparer avec les fêtes d’autres sociétés, éloignées historiquement ou géographiquement des nôtres.

Les sciences humaines et sociales ont depuis longtemps repéré l’importance des fêtes dans les sociétés traditionnelles. Durkheim (1912), qui définit les fêtes comme un mixte de célébration et de divertissement, considère qu’elles sont des moyens de faire pénétrer le sentiment du sacré dans la vie sociale. Freud (1913), de son côté, insiste sur leur portée transgressive ; il actualise la vieille théorie aristotélicienne de la catharsis, concevant la fête comme un moment particulier de « purgation des passions » où il est permis de se libérer affectivement et de faire ce qui est défendu en temps normal. De nombreux auteurs, à partir de là, ont analysé les fêtes comme des moments-clefs de la vie collective dans diverses sociétés. Les fêtes sont bien des moments essentiels, car elles permettent de marquer symboliquement le passage du temps. Pour Mauss (1924), qui étudie l’exemple du potlatch amérindien et les redistributions sociales qu’il permet, les fêtes combinent divers enjeux : politiques, économiques, religieux, familiaux, juridiques, esthétiques etc., sans qu’on sache distinguer lequel de ces enjeux commande les autres.

Dans les sociétés traditionnelles les fêtes sont en général associées aux saisons, mais aussi aux âges de la vie. Elles sont essentielles dans le sens où elles sont en prise directe avec la cosmologie. Dans l’Antiquité les fêtes calendaires servaient à raccorder la nature et la culture ; elles correspondaient à un système de jours intercalaires rythmant le temps (Fabre, 1992). Les fêtes religieuses chrétiennes contemporaines restent placées à des moments caractéristiques de l’année solaire (équinoxes, solstices) tout en prenant en compte les cycles de la Lune (Carnaval et Pâques). Ainsi, les systèmes religieux transmettent encore de nos jours un héritage ancien consistant à observer la nature et à traduire cette dernière en termes culturels. Les fêtes des âges de la vie, échelonnées « du berceau à la tombe » comme le disait Van Gennep (1943-1953), n’expriment pas autre chose. Elles incluent les rites de la naissance, les initiations de l’enfance et de la puberté, les mariages, les enterrements. Les fêtes, ainsi, constituent un façonnement social des données biologiques ; elles attestent des transformations cycliques de la nature et des individus. Elles constituent donc une affaire extrêmement sérieuse du point de vue culturel et social.

Ces caractéristiques fondamentales indiquent assez que les fêtes, à l’instar du rire, de la musique ou de la danse, sont le propre de l’homme : elles peuvent être considérées comme essentielles dans la mesure où elles permettent à l’humanité de se distinguer des autres espèces animales. Les fêtes des sociétés traditionnelles, ainsi, correspondent à des moments de gratuité, marqués par l’élévation spirituelle des participants, qui y connaissaient des moments de transe ou d’extase avant de retourner vers le labeur quotidien. Il est frappant à cet égard de constater que la modernité, matérialiste, a été amenée à ne plus considérer les fêtes et les rites religieux traditionnels comme des moments essentiels. Mais cela ne dit pas de quelle façon doivent être pratiqués les rites festifs. Selon les sociétés ou selon les groupes sociaux, les fêtes peuvent être plus calmes ou plus excessives. Historiquement, pourtant, les dimensions excessives et transgressives des fêtes sont devenues premières, bien souvent par réaction aux injonctions morales imposées par les autorités politiques ou religieuses. Depuis le XVIIIe siècle, dans les sociétés modernes, plusieurs types de discours se sont conjugués pour condamner les fêtes, ce qui a poussé ces dernières à se définir comme marginales ou transgressives, en réaction à l’ordre dominant. Le premier type de discours est venu de certains philosophes, comme Hume (1739) ou Montesquieu (1758), qui ont condamné les fêtes comme irrationnelles, synonymes de gaspillage et éloignant les hommes de la productivité et du progrès. Dès le début du XVIIIe siècle, ainsi, ces auteurs se méfient des « passions » suscitées par la fête et valorisent plutôt la morale et l’intérêt rationnel comme facteurs de progrès. Le deuxième type de discours a été porté par les partisans de l’ordre moral, qui ont alerté les consciences au sujet de la licence et des excès festifs, jugés scandaleux. Au XIXe siècle, il est commun que les curés considèrent les bals et la danse comme une « incitation à la débauche » (Cholvy, 1983). Le troisième type de discours a été celui des socialistes et des communistes qui ont considéré les fêtes comme néfastes à la poursuite du projet révolutionnaire : à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les premiers syndicalistes s’inquiétaient ainsi de l’absence de conscience politique des ouvriers et de leur propension à préférer les bals populaires à la lutte des classes. Vers 1910 les hebdomadaires satiriques comme L’Assiette au beurre caricaturent ainsi les habitudes festives des Français en soulignant combien elles les assujettissent aux valeurs dominantes de la société.

Le bilan de cette histoire est contrasté. D’une part la fête a été instrumentalisée par les pouvoirs publics, récupérée, apprivoisée, édulcorée et vidée des aspects paraissant les plus subversifs de la culture populaire. D’autre part elle a été condamnée, marginalisée, renvoyée aux désirs de résistance et d’utopie manifestés par celles et ceux qui souhaitaient se distinguer de la majorité. La fête nourrit donc un double discours ; elle est à la fois donnée au peuple par les élites pour acheter la paix sociale, et revendiquée comme un moment de désordre régénérateur et de satire carnavalesque. Par ailleurs, dans le contexte d’une économie postindustrielle, la fête constitue depuis presque un demi-siècle une ressource pour construire et vendre l’image des territoires, attirer des touristes, développer divers projets d’animation (Boissevain, 1992). De nombreuses fêtes sont ainsi créées de toutes pièces dans le seul but de vendre des produits du terroir. Elles servent le marketing local, à l’instar de la fête du melon de Lectoure (Gers) ou des fêtes médiévales de Châteauneuf-du-Pape (Vaucluse) qui se présentent explicitement comme des opérations de promotion économique. D’autres prennent pour prétexte certains épisodes de l’histoire locale pour renforcer l’identité d’une ville. La fête se transforme dès lors en événement festif, qui tend à devenir permanent dans un contexte d’hypermédiatisation, mais qui n’est pas lié à des croyances essentielles comme dans le contexte des sociétés traditionnelles. L’événement festif se distingue de la fête en ce qu’il est le fruit d’une promotion intense. Il n’est pas commandé par la coutume, mais réalisé en vue d’un profit ; il se rapproche du spectacle et n’a pas de lien avec les croyances, contrairement aux fêtes traditionnelles. Généralisé, l’événement festif moderne adopte une logique d’animation spectaculaire qui n’a pas de lien avec les fonctions essentielles de la fête traditionnelle.

Ainsi, l’image de la fête que nous avons héritée, en ce début de XXIe siècle, est profondément ambivalente. Elle inquiète, car elle renvoie l’écho de toutes ses instrumentalisations et ses condamnations passées. Elle attire, aussi, car elle constitue une alternative viable aux risques contemporains de déliaison sociale et un moyen inégalable de valorisation des lieux. Multiple, elle comprend des fêtes traditionnelles saisonnières ou liées au cycle de vie, des foires, des festivals, des événements festifs de tous ordres. Elle se décline différemment en fonction des âges, des classes sociales et des différents pays et continents.

Dès lors, même s’il est bien difficile de parler de la fête au singulier, il est possible de retracer historiquement un ensemble de facteurs qui en ont progressivement transformé l’image. La fête, qui était dans les sociétés traditionnelles une affaire éminemment sérieuse, lieu de dialogue entre les hommes et avec les dieux, est dans bien des cas devenue plus frivole, coupée de la nature et de tout enjeu métaphysique. Mais elle est aussi devenue un secteur économique en tant que tel, impliquant des organisateurs, des promoteurs de spectacles, des entreprises d’alimentation et de boisson, des restaurants et des chaînes hôtelières. Jusqu’en 2020, le secteur de l’événement festif était un secteur en pleine croissance, dans le contexte d’une société des loisirs, dans une économie tertiaire où elle condensait un fort potentiel créatif.

De quelle fête parle-t-on ?

Ces éléments de contexte sont nécessaires pour répondre à la question posée par le titre de cet essai. Jusqu’en 2020, les fêtes pouvaient être considérées comme essentielles pour plusieurs raisons : d’une part elles étaient ancrées dans la culture, d’autre part elles pouvaient rapporter de l’argent. Par ailleurs les fêtes avaient aussi des aspects non-essentiels, en tant que dispositifs d’animation et de spectacle. Ce qui est essentiel selon la logique traditionnelle, ce sont par exemple les fêtes religieuses, liées à des croyances individuelles, et à travers lesquelles les fidèles communiquent avec des êtres ou des puissances surnaturelles. Ces fêtes sont aussi bien les grandes fêtes religieuses que les fêtes patronales consacrées à des saints locaux ; elles existent dans le monde judéo-chrétien mais aussi dans le monde musulman et ailleurs, en Inde, en Chine, au Japon ou dans d’autres civilisations. De même, les fêtes traditionnellement liées aux grandes étapes de la vie sont indéniablement essentielles : peut-on envisager de priver un enfant de son anniversaire, de ne plus célébrer les mariages ou, pire, d’interdire aux proches des défunts de pratiquer leurs rites funéraires ? Enfin, les fêtes nationales et les jours fériés légaux ne sont-ils pas essentiels en tant que symboles d’unité et manifestations des valeurs des différents États-nations ?

Parallèlement, bien sûr, il existe des fêtes profanes, qui apparaissent d’emblée comme non-essentielles, ou moins essentielles que les premières. Dans le contexte de nos sociétés contemporaines sécularisées, le terme de fête désigne ainsi les sorties en discothèque du samedi soir, les participations à des concerts ou à des spectacles sportifs, les soirées entre amis, les pots conviviaux pris sur les lieux du travail ou dans le cadre des associations. Ces fêtes profanes ne relèvent pas de la croyance, mais des loisirs (Dumazedier, 1962). Pour autant, il est légitime de se poser la question : les loisirs sont-ils par nature moins essentiels que le travail ? Bien sûr, les loisirs sont essentiels en tant que moment de délassement, qui permet de se reposer et de récupérer du travail. Mais ils n’ont pas de lien direct avec la nature ou avec la surnature, comme c’était le cas pour les fêtes traditionnelles. Ils sont pensés par opposition au travail, comme l’expriment fort bien les notions contraires d’otium et de negotium. Considérer les loisirs comme non-essentiels revient à prôner une position morale, dans la droite ligne de certains philosophes du XVIIIe siècle, comme Montesquieu (1758 : chapitre XXIII) considérant que les fêtes devraient être subordonnées aux impératifs du commerce.

Dans une logique utilitariste, dominante dans nos sociétés occidentales depuis la révolution industrielle, il n’est pas très étonnant que la fête soit considérée comme secondaire par rapport à des activités de production plus conventionnelles. Ainsi, depuis 2020, beaucoup de fêtes ont été annulées mais les entreprises ont continué de fonctionner. Contrairement à l’entreprise, la fête n’apparaît pas comme quelque chose d’immédiatement concret et efficace. Bien sûr, elle permet la dépense (Bataille, 1949), mais au prix de certains risques, car elle doit être régulée pour ne pas devenir un lieu de contestation des pouvoirs en place. De plus, il s’agit dans la fête de dépenses somptuaires, de prodigalité, et non pas de dépenses rationnelles. Les raisons économiques ne suffisent donc pas pour considérer la fête comme essentielle. La fête ne produit pas directement de biens manufacturés et consommables. Elle agit à un autre niveau, en tant que situation occasionnant éventuellement une consommation secondaire. En cela, elle n’est pas essentielle au même titre qu’une épicerie ou une usine de fabrication de machines à laver. Et pourtant, les occasions de sociabilité festive ne sont-elles pas essentielles sur un autre plan, plus psychologique, pour partager des situations problématiques et se rassurer en se confrontant à l’expérience des autres ?

Ce qui est en discussion ici, c’est la définition des priorités collectives que se donnent nos sociétés au sujet de la construction du lien social. Les questions posées aujourd’hui par les partisans de la fête sont les suivantes : le lien social peut-il se limiter à la sociabilité au travail et à de rapides visites masquées dans les rares commerces essentiels qui restent ouverts ? Peut-il se maintenir lorsque le travail se fait en ligne et lorsque le principe du « click & collect » est préconisé par les pouvoirs publics comme étant le meilleur moyen de faire ses courses ? Peut-on, enfin, remplacer les occasions de convivialité et de sociabilité réelle par des apéritifs via Skype ou des concerts sur Internet ?

Ces questions, sans surprise, passent au second plan lorsque les pouvoirs publics sont confrontés à la nécessité de gérer les menaces collectives liées à la maladie. De ce point de vue-là, du reste, il existe des précédents. Pendant les périodes de peste, au Moyen Age, les fastes des cérémonies traditionnelles étaient suspendus. Chacun se cloîtrait chez soi ou se réfugiait à la campagne (Goudsblom, 1987). Cela n’empêchait pas, néanmoins, le maintien des rites festifs par des confréries de charitables qui bravaient le danger dans la confiance du destin. Mais la situation des pestes médiévales est différente de la nôtre, en ceci que la maladie n’était qu’un des innombrables fléaux dont l’humanité était affligée à cette époque. Dans ce contexte, la responsabilité des maladies était généralement attribuée aux dieux qui, à travers elles, punissaient l’inconduite des hommes. Ce qui choque aujourd’hui, c’est que la pandémie advient à un moment de l’histoire où les progrès de la technique et de la science semblaient nous avoir progressivement mis à l’abri de la maladie et de la mort.

Dans cette configuration historique nouvelle, sont tout particulièrement réactivées les craintes liées à la foule, qui avaient nourri les discours hygiénistes du XIXe siècle (Vigarello, 1985). Les foules laborieuses ne sont pas uniquement dangereuses à cause de leur propension à la révolte ; elles le sont aussi du fait des miasmes et des maladies qu’elles transmettent. Par ailleurs, au cours du XXe siècle, les rites familiaux et collectifs ont connu un certain recul dans le contexte d’une société de plus en plus individualiste et hédoniste.

Quelles solutions pour faire la fête dans un monde sans fêtes ?

De ce qui précède, il ressort que la fête au début du XXIe siècle – celle que nous connaissions immédiatement avant l’apparition de l’épidémie – avait été déjà considérablement transformée par rapport aux fêtes des sociétés traditionnelles. D’une certaine manière, considérée comme un loisir, un spectacle ou une simple animation touristique, la fête était déjà morte une première fois avant que la pandémie la tue de nouveau : elle avait été lentement vidée de sa substance puisqu’elle n’était plus une expression collective essentielle pour la société qui l’organisait. Pour autant, elle gardait encore un sens en tant qu’occasion de sociabilité, moment de plaisir et d’affirmation de la corporalité pour les individus, mais aussi principe de rassemblement identitaire, ethnique ou de genre. La fête, ainsi, n’était plus une nécessité sociale depuis longtemps (nombreux sont celles et ceux qui se passaient des fêtes officielles et ne participaient plus depuis longtemps aux rituels villageois ou familiaux traditionnels), mais elle continuait à être une activité essentielle pour les individus, un moment où on peut se retrouver physiquement avec ses semblables, le temps d’une soirée, en dehors des obligations sociales et de la routine du quotidien. Pour beaucoup, ainsi, la fête restait jusqu’en 2020 essentielle en dépit des distances qu’elle avait prises avec ses fonctions religieuses ou politiques traditionnelles. Par ailleurs, rapprochée des loisirs et de l’événement, elle était devenue de plus en plus quotidienne, banalisée, omniprésente dans un contexte médiatisé, déclinée en une multiplicité de styles marquant les scènes des divers festivals jazz, rock, reggae, punk, techno ou autre. Bien sûr, les festivals permettaient la fête, voire la transe et l’extase comme dans les sociétés plus anciennes, mais c’était de manière incidente, parmi certaines catégories du public, et indépendamment des programmes officiellement annoncés par les organisateurs.

Ainsi, même si elle n’est pas essentielle de la même manière qu’elle pouvait l’être dans les sociétés traditionnelles, la fête est restée d’une grande importance dans les sociétés modernes. Au risque de schématiser, il semble possible d’affirmer que les fêtes traditionnelles étaient importantes pour le collectif, et que les fêtes modernes restaient importantes pour l’individu. Elles servaient donc à la fois à ressouder les groupes et à donner de la liberté aux individus. Dans une logique traditionnelle, on y participait pour accréditer notre appartenance à un collectif ; dans une logique plus moderne on s’en servait de marqueur identitaire pour se distinguer des autres. Sans être aussi essentielles pour la société que les fêtes traditionnelles, les fêtes de la modernité restaient très importantes en ce qu’elles créaient du collectif et concrétisaient des sentiments d’appartenance en dehors du monde professionnel et des activités nécessaires à la survie. Dès lors, l’annulation de la plupart des fêtes et des possibilités de faire la fête, depuis 2020, a entraîné une recherche intense de solutions de remplacement : comment faire la fête en contexte de pandémie ?

Bien sûr, toutes les fêtes n’ont pas été concernées de la même manière ni avec la même intensité par les restrictions. Les fêtes internes au groupe familial, limitées à quelques personnes, ont pu en général se tenir. De même, les fêtes intimes comme les anniversaires de mariage, les repas de Saint-Valentin ou les dîners en amoureux ne sont pas empêchés, pour peu qu’ils soient organisés dans un cadre privé. Dans ces exemples, c’est la sortie au restaurant ou au cinéma qui est interdite, mais pas la célébration elle-même qui est surtout l’affaire du couple. Une première solution consiste dès lors à organiser des fêtes minuscules. Entre amis, il est possible encore de festoyer au domicile de l’un des convives, en évitant de dépasser les jauges prescrites. Paradoxalement, le couvre-feu a même renforcé le caractère festif de certaines soirées en interdisant le retour chez soi avant le lendemain matin.

Une autre solution, qui rejoint la première en tant que processus adaptatif, est d’organiser des fêtes encadrées en accord avec les dispositions légales. À la différence du cas précédent qui glisse vers la fête spontanée, il s’agit ici de maintenir une organisation officielle. Dès après le premier confinement, pendant l’été 2020, différents collectifs ont ainsi pris des initiatives pour déclarer des fêtes ou des concerts aux autorités municipales et préfectorales, sous couvert associatif. Les organisateurs de ces fêtes témoignent des difficultés rencontrées, des épais dossiers de demande d’autorisation qu’ils ont dû déposer, et des diverses mesures qu’ils ont été amenés à prendre pour la distribution des repas ou le placement des spectateurs par exemple. Plus tard, quelques concerts ont été donnés en Catalogne et en Allemagne devant un public qui pouvait attester médicalement de n’être pas contaminé par la maladie. Il paraît probable que la diffusion des vaccins conduira à reproduire ce type d’expérience, malgré le tri qu’il opère dans les populations entre les « autorisés » et les « non-autorisés » à entrer sur le site du concert.

Dans une optique un peu différente, qui revient à contourner les difficultés plutôt qu’à s’y adapter, de nouvelles occasions festives éphémères sont apparues ici et là, se saisissant du moindre prétexte pour se socialiser, boire et fumer ensemble. C’est ainsi qu’en plein après-midi, il n’est pas rare de trouver à Paris ou dans d’autres villes de province des groupes de gens assemblés qui boivent du vin chaud. Il s’agit, conformément à la logique habituelle de la fête, de profiter au maximum des marges de tolérance concernant le commerce à emporter, lors des marchés de Noël ou aux abords de certains cafés. Cette sociabilité minimale, diurne du fait du couvre-feu imposé, s’est intensifiée en période de soldes, dans certains centres commerciaux, mais aussi dans certains vide-greniers ou à l’occasion de manifestations politiques autorisées.

Enfin, la solution la plus radicale consiste à provoquer des rassemblements clandestins, qui donnent lieu en tant que tels à répression policière pour « mise en danger de la vie d’autrui » au vu des risques de contamination induits. Depuis l’automne 2020, les médias ont rendu compte à plusieurs reprises de l’organisation de soirées clandestines, le plus souvent dans les grandes villes, réunissant parfois plusieurs centaines de personnes. Le cas de la rave-party du Nouvel An à Lieuron (Ille-et-Vilaine) a été particulièrement commenté, d’une part parce qu’il a réuni plus de 2500 personnes, d’autre part à cause des difficultés d’intervention de la police qui a dû laisser passer 36 heures avant de pouvoir mettre fin à la fête. Cependant, si la clandestinité indique qu’une partie de la population considère encore le droit de faire la fête comme une liberté essentielle, elle empêche tout comptage précis et toute politique de prévention des risques, comme cela a toujours été le cas avec les pratiques clandestines.

Organiser des fêtes à échelle microscopique pour contourner les interdictions de se rassembler, encadrer plus strictement les fêtes pour n’y admettre que des personnes non contaminées ou vaccinées, profiter des marges de tolérance en mettant à profit au maximum les temps de circulation autorisés, ou entrer dans la clandestinité, voici donc quatre modalités nouvelles de faire la fête en temps de pandémie. Mais au-delà de ces pratiques concrètes qui constituent autant de réponses empiriques à la situation actuelle, peut-on se passer des fêtes en temps de pandémie ?

Peut-on se passer des fêtes ?

Cette question rend nécessaire une réflexion sur les fonctions de la fête et sur le caractère plus ou moins essentiel de cette dernière. En considérant la fête comme non-essentielle, n’est-on pas en train de prendre d’autres risques que ceux déjà identifiés par les pouvoirs publics et les experts médicaux ? Du point de vue anthropologique, la fête apparaît bien comme une nécessité sociale et culturelle, car elle correspond à une respiration collective et à un rythme essentiel qui voit alterner régulièrement le temps du quotidien et le temps exceptionnel du rite. Cette rythmicité de la fête est importante car elle permet une alternance entre des périodes marquées par la normalité et d’autres marquées par la possibilité d’un lâcher-prise. Or, ce n’est que par ce lâcher-prise, par cette distance que la société peut momentanément prendre vis-à-vis d’elle-même, par l’esprit de satire et de parodie propre aux carnavals traditionnels, que la réalité quotidienne est acceptable. Le risque principal lié à la disparition de la fête, c’est de la remplacer systématiquement par les vertus de sérieux, d’économie, d’application au travail et d’ambition (Cox, 1971). Une société sans fêtes n’est donc imaginable qu’à condition de restreindre la vie à une suite linéaire de tâches techniques et utilitaires. Mais ce modèle comporte des risques : sans fêtes pour se libérer périodiquement des contraintes quotidiennes, il est probable que les gens chercheront des moyens moins innocents de se défouler et développeront plus d’agressivité, de frustrations et de violence. Quant aux loisirs, aux sports et aux autres divertissements, dont nous ne manquons pas, ils ne remplacent pas les fêtes car ils sont beaucoup plus centrés sur les individus et sur une logique de distinction.

Il est dès lors essentiel de réaffirmer l’importance de la fête et de ses fonctions cardinales : la socialisation, la célébration et la transgression. De même, il faut rappeler que les transgressions festives, à la différence d’autres déviances, sont toujours des transgressions contenues et acceptables. Ainsi, il y a peu à voir entre l’alcoolisme festif, qui malgré ses excès reste très contrôlé par le groupe, et l’alcoolisme solitaire hélas renforcé par les mesures de distanciation sociale actuelles. L’alcoolisme festif est généralement encadré par les pairs, même s’il existe des incitations collectives à boire. Le fait de boire ensemble, en groupe, participe d’une initiation collective au travers de laquelle les plus jeunes apprennent le « savoir boire » ; il accompagne aussi une levée des inhibitions qui permet la socialisation sexuelle.

Paradoxalement, la fête contribue donc à la prévention de certains problèmes sociaux : sans même parler des « fêtes de charité » nombreuses au XIXe siècle pour récolter des fonds au profit des pauvres et des indigents, avant l’apparition de la sécurité sociale, les fêtes du passé étaient organisées par des confréries ou des corporations qui avaient des fonctions d’intégration importantes. Elles luttaient ainsi contre l’isolement et activaient les solidarités sociales, en groupant les individus autour d’activités et de croyances communes. Interdire les fêtes pose problème, car la fête permet de lutter contre la dépression, en maintenant une respiration entre les contraintes de la vie quotidienne et le temps de récupération permis par la fête.

Il y a donc plusieurs enjeux importants, liés au fait de considérer la fête comme essentielle ou au contraire comme non-essentielle. Ces enjeux opposent d’abord la liberté individuelle de personnes « adultes et consentantes » qui en dépit des risques sanitaires ont envie de se rassembler, et les lois qui visent à les en empêcher. Sur ce plan, il est intéressant de constater que les partisans de la liberté individuelle sont aussi les plus virulents critiques de l’État, à gauche comme à droite. À gauche les partisans de la fête entendent s’opposer aux tentations répressives et policières du gouvernement. À droite ils privilégient le respect des traditions et de la foi pour lutter contre les vicissitudes du temps. En 2020, ainsi, parmi les groupes les plus enclins à maintenir leurs fêtes et leurs rites il y a eu d’une part des libertaires, et d’autre part des catholiques traditionalistes. Pour les premiers il s’agissait de rester vivants face aux atteintes mortifères des politiques sanitaires. Pour les seconds il fallait maintenir le lien avec le surnaturel et honorer les saints guérisseurs en priant pour que l’épidémie ne fasse pas encore plus de victimes.

Un autre enjeu, par ailleurs, correspond au fait que toute festivité est une performance vivante, et à ce titre irremplaçable. De ce point de vue-là, les débats au sujet de possibles techniques de substitution ont vite tourné court. S’adapter en mettant en ligne des contenus, voire en se réunissant sur Internet, ne permet pas de vivre la fête de manière satisfaisante, même si cela autorise indéniablement le maintien voire la création du lien social. Ces modalités de substitution ne peuvent pas remplacer complètement le besoin de sociabilité réelle, qui est au principe même de la fête. Ce débat rejoint donc celui qui concerne les conceptions contemporaines de la fête. Si la fête se réduit à une activité de consommation, il est certainement possible de s’en passer et de la remplacer par d’autres types de consommation ludique. Mais il s’agit là d’une manière de faire la fête qui ne correspond plus à ce qu’était traditionnellement cette dernière. En revanche, si la fête répond aux impératifs sociaux généraux que nous avons indiqués plus haut, si elle est une affaire sérieuse et importante pour les communautés qui l’organisent, alors il est difficile de la considérer comme non-essentielle.

Une distinction importante, en réalité, concerne les modes d’organisation de la fête. Dans le contexte actuel, les fêtes organisées sont celles qui ont subi le plus durement les restrictions liées à la situation sanitaire. En effet, les fêtes organisées doivent parvenir à un équilibre financier. Dans le système des loisirs festifs modernes, les organisateurs de fêtes peuvent être des entreprises (clubs, discothèques, hôtels et restaurants, wedding planners…) ou des associations (festivals, comités des fêtes, comités d’entreprises, amicales…). Personnes morales, ces organisateurs sont contraints de respecter la législation, ne serait-ce que pour des raisons d’assurance et de responsabilité civile. Symptomatiquement, l’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie a demandé, en 2021, à transformer les boites de nuits en commerces pour reconvertir ces locaux désertés par les consommateurs. C’est bien considérer que la fête est un gagne-pain comme un autre. Il n’en va pas de même pour les fêtes spontanées, ces fêtes qui se réfugient dans des appartements privés ou squattent des friches industrielles en quête de tohu-bohu ou de charivari, cultivant « l’esprit de la fête », cet esprit insaisissable mais ô combien essentiel pour supporter les difficultés du quotidien.

Conclusion

Ainsi, la fête a progressivement changé de sens avec la modernité ; c’est ce qui explique pourquoi elle peut être considérée à l’heure actuelle comme non-essentielle. À travers un lent cheminement historique, les fonctions de la fête ont changé. Dans les sociétés traditionnelles, elle semblait essentielle car elle assurait d’importantes fonctions sociales, rituelles et politiques. Elle permettait à la fois de renforcer l’ordre social et de le contester ponctuellement. Mais la modernité a transformé la fête. Cette dernière a notamment été critiquée en tant qu’obstacle au productivisme dans le contexte des sociétés industrielles. Le moment postindustriel a fait ensuite émerger une civilisation des loisirs. La fête a résisté mais elle a changé de sens. D’une part elle a gardé certaines de ses prérogatives traditionnelles, toujours associée à des enjeux forts de socialisation et de transgression. D’autre part elle a été mise en concurrence avec les loisirs et a contribué avec eux à l’émancipation des individus. Elle est par ailleurs devenue un enjeu économique fort dans le contexte d’une économie tertiaire fortement dynamisée par le tourisme. Elle a pu dès lors rester essentielle malgré les évolutions du contexte ; essentielle pour ses fonctions économiques et pour la liberté individuelle qu’elle permet plus que pour ses fonctions sociales traditionnelles. Paradoxalement, ces aspects qui paraissaient essentiels avant la pandémie n’ont pas pesé lourd face aux nouveaux impératifs de distanciation sociale. On peut dès lors se demander comment va évoluer la fête : se réfugiera-t-elle dans des espaces privés et aux seuls moments autorisés ? Sera-t-elle plus encadrée et organisée, ou au contraire plus clandestine et illégale ?

par Laurent Sébastien Fournier, le 23 mars 2021

Aller plus loin

Références citées :
• Bataille Georges, 1967 (1949) La part maudite, Paris, Minuit.
• Boissevain Jeremy, 1992 (Ed.), Revitalizing European rituals, London & New York, Routledge.
• Cholvy Gérard, 1983, « La religion, la jeunesse et la danse », in A. Daumard (dir.), Oisiveté et loisirs dans les sociétés occidentales au XIXe siècle, Abbeville, p. 137.
• Cox Harvey, 1971, La fête des fous, Paris, Seuil.
• Dumazedier Joffre, 1962, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Seuil.
• Durkheim Émile, 1991 (1912), Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Le livre de poche.
• Fabre Daniel, 1992, Carnaval ou la fête à l’envers, Paris, Hachette.
• Freud Sigmund, 1976 (1913), Totem et tabou, Paris, Petite bibliothèque Payot.
• Goudsblom Johan, 1987, « Les grandes épidémies et la civilisation des mœurs », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°68, p. 3-14.
• Hume David, 1995 (1739), Traité de la nature humaine, Paris, Garnier-Flammarion.
• Mauss Marcel, 1950 (1924), « Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, p. 143-279.
• Montesquieu, 1995 (1758), De l’esprit des lois, Paris, Gallimard.
• Van Gennep Arnold, 1998 (1943 à 1953), Manuel de folklore français contemporain, Paris, Ed. Robert Laffont, coll. Bouquins, 4 volumes.
• Vigarello Georges, 1985, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Age, Paris, Seuil.

Pour citer cet article :

Laurent Sébastien Fournier, « La fête est-elle non-essentielle ? », La Vie des idées , 23 mars 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/La-fete-est-elle-non-essentielle

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