Le ralentissement de l’activité économique observé dans les pays développés depuis 30 ans résulte-t-il d’une réelle pénurie de nouvelles idées ou bien d’une erreur de mesure ? Les indicateurs actuels de la croissance sous-estiment l’activité économique, sans toutefois expliquer son déclin.
Une vision quelque peu pessimiste de l’économie consiste à penser que le ralentissement de l’activité que nous observons dans la plupart des pays développés est réel et durable, notamment parce que les nouvelles idées sont de plus en plus difficiles à trouver [1]. Robert Gordon défend ainsi l’idée que l’âge des grandes inventions est derrière nous, et que ce ralentissement est à la fois inévitable et irréversible. Pour donner quelques chiffres et placer la situation actuelle en perspective, le lecteur pourra se reporter aux travaux de Bergeaud, Cette et Lecat (2016) qui proposent une évaluation de la croissance du PIB et de la productivité depuis le XIXe siècle dans plusieurs pays. Ainsi, depuis 1890, le PIB par habitant français a crû en moyenne de 2.1% chaque année, mais seulement de 1.2% depuis 1980, 1% depuis 1990 et 0.7% depuis 2000.
Retours sur la mesure de la croissance économique
S’opposant à cette vision, plusieurs commentateurs ont mis en avant la possibilité que cette croissance mesurée soit aujourd’hui sous-estimée, prenant notamment appui sur le paradoxe de Solow : la technologie est omniprésente, mais ne semble avoir aucun effet dans les statistiques nationales. Deux arguments permettent de penser que le ralentissement actuel de la croissance pourrait n’être qu’un artefact statistique. Tout d’abord, la mesure de la croissance économique a été conçue comme une mesure de l’évolution de l’activité de marché, elle ne capture ainsi qu’imparfaitement l’évolution du bien-être en omettant des dimensions importantes comme l’augmentation de la durée de vie ou celle de la production domestique [2]. Par exemple, de nombreuses innovations récentes impliquent des activités hors de la sphère marchande, comme le temps passé sur les réseaux sociaux ou celui gagné en faisant ses courses en ligne. Même si ces activités peuvent augmenter le bien-être, elles n’ont jamais été intégrées dans le calcul de la croissance économique [3].
La seconde source d’erreur de mesure est de nature différente puisqu’elle n’est pas liée à une question de définition, mais à une difficulté pratique. Pour la comprendre, il convient de revenir sur la manière dont les instituts de statistiques nationales évaluent la croissance. La première étape consiste à calculer la « production nominale », c’est-à-dire à additionner la valeur monétaire des biens et services vendus. Toutefois, en raison de l’inflation – une augmentation générale du niveau des prix – un euro dépensé aujourd’hui ne correspond pas au même pouvoir d’achat qu’il y a trente ans. Cela signifie qu’il est nécessaire de soustraire le taux d’inflation de la croissance de la production nominale pour obtenir la croissance de la production réelle. Par conséquent, une surestimation de 1% de l’inflation se traduit par une sous-estimation de 1% de la croissance mesurée de la production réelle [4]. Comme il est relativement facile de mesurer la production nominale, le nœud du problème repose sur la façon dont l’inflation est estimée. L’inflation est supposée mesurer l’évolution du pouvoir d’achat correspondant à une unité donnée de monnaie. Ainsi, si le prix du même modèle d’une voiture a augmenté exactement de 3% entre 2017 et 2018, on peut dire que l’inflation sur cette voiture est de 3%. Toutefois en pratique, les producteurs de voitures font évoluer leurs modèles en ajoutant différentes options d’une année sur l’autre améliorant ainsi sa qualité. Pour évaluer l’inflation, il est alors nécessaire de soustraire de l’évolution du prix constatée la part qui est due à cette amélioration de qualité, ce qui s’avère en pratique être une étape très délicate. Ce problème lié à la modification des produits par un même producteur et son impact sur la croissance a été identifié dès le milieu des années 1990 par la Commission Boskin et a conduit à estimer que la croissance américaine manquait ainsi environ 1.1 point de pourcentage en 1996 [5].
Sait-on vraiment mesurer l’innovation ?
Mais que se passe-t-il lorsque le producteur même du produit est remplacé par un autre ? Par exemple lorsqu’un restaurant remplace son concurrent voisin parce qu’il propose des menus que les consommateurs préfèrent ? En pratique, lorsqu’un produit ou un service disparaît sans être remplacé par une nouvelle version du même producteur, les instituts de statistiques nationales utilisent une méthode appelée « imputation ». Concrètement, il s’agit d’attribuer à ce produit ou service l’évolution moyenne de prix observée parmi les produits ou services proches qui n’ont pas disparu, avant de le remplacer par un autre. Évaluer l’erreur de mesure liée à ce mécanisme est le sujet d’une étude récente que nous avons mené avec nos collègues Timo Boppart, Peter Klenow et Huiyu Li [6]. La source d’erreur que nous avons identifiée provient de ce que l’imputation suppose que l’évolution moyenne des prix des produits survivants est une bonne approximation de l’évolution de prix du produit qui a disparu. Or les travaux de Joseph Schumpeter, entre autres, ont montré que les phénomènes de création destructrice – le remplacement des entreprises par d’autres plus productives et innovantes – se produisent justement parce que le nouveau producteur propose un bien qui est moins cher, une fois le prix ajusté pour la qualité.
À l’aide d’un modèle théorique, nous proposons une formule simple permettant d’évaluer le biais de mesure résultant de cette dynamique de création destructrice des produits. Cette formule possède en outre l’avantage de pouvoir être estimée à l’aide de la seule donnée de la part de marché des établissements entrants par rapport aux établissements survivants, c’est-à-dire les établissements qui existaient déjà l’année passée et qui ne sont pas sortis. L’intuition est la suivante : lorsque deux produits ont la même qualité, le producteur qui les vend au prix le plus bas aura une part de marché supérieure et de manière symétrique, un producteur dont les prix ajustés pour la qualité sont plus bas capturera une part de marché supérieure aux autres. En suivant cette logique, la part de marché des établissements survivants [7] diminue dès lors que leur prix ajusté par la qualité augmente relativement à ceux produits par les établissements entrants. La méthode d’imputation qu’utilisent usuellement les instituts de statistiques nationales fait l’hypothèse implicite que la part de marché des établissements survivants est stable dans le temps. Une diminution de cette part de marché est donc un signe que l’inflation est surestimée – puisque la baisse des prix amenée par les nouveaux entrants n’est pas prise en compte – et donc que la croissance est sous-estimée.
Nous estimons donc ce biais sur des données d’établissements américains entre 1983 et 2013. Les résultats sont présentés sous forme de séries temporelles sur la Figure 1 ci-dessous. La courbe en vert correspond à la croissance totale, définie comme la somme entre la croissance mesurée par le Bureau of Labor Statistics (BLS) et publiée chaque année sous le nom « Multifactor Productivity », et de la croissance manquée à cause du biais que nous venons de décrire. La courbe bleue présente par ailleurs nos estimations de cette croissance « manquante ».
Estimations de la croissance invisible
Nous faisons alors différentes observations. Tout d’abord, l’amplitude de la croissance manquée liée au biais de mesure décrit plus haut est de l’ordre de 0.6 point de pourcentage par an sur les trente années considérées. Ceci correspond à environ un quart de la croissance totale. Ensuite, nous ne constatons pas de tendance particulière dans la part de la croissance totale qui serait manquée. Ce résultat est important car il offre une première réponse à l’hypothèse selon laquelle le ralentissement observé depuis le milieu des années 2000 aux États-Unis serait dû à une erreur de mesure. Nos résultats suggèrent plutôt que la croissance est nettement sous-estimée, mais que ceci a toujours été le cas, tout du moins depuis trois décennies. Enfin, nous répliquons le même exercice dans différents secteurs afin de déterminer la source principale de l’erreur de mesure liée à la destruction créatrice. Il est alors intéressant de constater que l’industrie manufacturière ne contribue que très modestement au 0.6 point de pourcentage que nous estimons. Au contraire, les secteurs jouant un rôle prépondérant sont ceux connaissant des taux de renouvellement importants des entreprises : l’hôtellerie et la restauration, le commerce et la santé.
Ces résultats sont valables pour les États-Unis, mais qu’en est-il des autres pays ? Nous avons répliqué cette étude en France avec notre collègue Simon Bunel (Aghion et al., 2018) et estimons un biais de 0.5 point depuis 1994, légèrement plus faible mais dans le même ordre de grandeur qu’aux États-Unis. Il est intéressant de noter qu’en France non plus, ce biais de mesure ne semble pas expliquer le ralentissement observé de la productivité.
Une vision plus optimiste de la croissance et de l’évolution des revenus
Une question naturelle qui se pose à ce stade est de savoir si ce biais de mesure a un impact sur l’économie, notamment en raison du fait qu’aucune tendance ne semble se distinguer quant à l’amplitude de la croissance manquante. Pourtant, connaitre précisément la croissance réelle est utile pour répondre à de nombreuses questions. Par exemple, les études existantes utilisent l’inflation mesurée pour calculer le revenu réel des enfants par rapport à celui de leurs parents. Chetty et al. (2017) documentent ainsi que 50 % des enfants nés en 1984 avaient un revenu supérieur à celui de leurs parents à 30 ans. Si l’on tient compte de la croissance manquante, le revenu réel des enfants augmenterait d’environ 17 % par rapport à celui de leurs parents, ce qui augmenterait de façon significative la proportion de ceux qui réussissent mieux que leurs parents. Ainsi, dans la mesure où l’inflation est surestimée en raison des valeurs imputées, une plus grande proportion d’enfants semble être économiquement mieux lotis que leurs parents. Cette amélioration du bien-être économique peut apporter un éclairage un peu plus positif sur les conditions actuelles, malgré la morosité d’une croissance plus lente de la productivité. À l’opposé, une conséquence plus négative qu’entrainerait ce biais de mesure est que les inégalités, par exemple géographiques, pourraient être plus marquées que ce que nous pensons : en effet, comme le documentent Aghion et al. (2018) pour la France, les départements les plus riches (mesuré en PIB par habitant) sont également ceux pour lesquels la croissance serait la plus fortement sous-estimée. [8]
Bibliographie
• Aghion, P., Bergeaud, A., Boppart, T., Klenow, P. J., & Li, H. (2017). Missing growth from creative destructionNBER Working Paper 24023. National Bureau of Economic Research.
• Aghion, P., Bergeaud, A., Boppart, T., & Bunel, S. (2018). Firm Dynamics and Growth Measurement in France. Journal of the European Economic Association 16(4), 933–956.
• Bergeaud, A., Cette, G., & Lecat, R. (2016). Productivity trends in advanced countries between 1890 and 2012. Review of Income and Wealth, 62(3), 420-444.
• Bloom, N., Jones, C. I., Van Reenen, J., & Webb, M. (2017). Are ideas getting harder to find ? NBER Working Paper 23782. National Bureau of Economic Research.
• Chetty, R., Grusky, D., Hell, M., Hendren, N., Manduca, R., & Narang, J. (2017). The fading American dream : Trends in absolute income mobility since 1940. Science, 356(6336), 398-406.
– Jaravel, X. (2018), The Unequal Gains from Product Innovations : Evidence from the U.S. Retail Sector, forthcoming Quarterly Journal of Economics, October 2018.
Pour citer cet article :
Philippe Aghion & Antonin Bergeaud, « La croissance est-elle vraiment si faible ? »,
La Vie des idées
, 12 février 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://mail.laviedesidees.fr/La-croissance-est-elle-vraiment-si-faible
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[1] Or ce sont ces nouvelles idées qui sont à la source des innovations qui ont alimenté la croissance économique sur tout le XXe siècle. Voir à ce sujet Bloom et al. (2017).
[2] Comprendre par production domestique la production « à la maison » (household production). C’est-à-dire la production par un membre du foyer pour sa propre consommation, en utilisant son propre capital et du travail non rémunéré (cuisine, lessive…).
[3] De même, les activités polluantes ne sont pas discriminées d’activités plus propres dans le calcul du PIB, même si les premières génèrent des externalités qui impactent négativement la population.
[4] Cela se traduit également par une sous-estimation de 1 % de la croissance de la productivité, car la croissance de la productivité est la différence entre la croissance de la production réelle et la croissance du capital et du travail utilisés dans la production.
[6] Voir Aghion et al. (2017) pour une évaluation aux États-Unis, et Aghion et al. (2018) pour une réplication sur la France.
[7] Dans l’étude, nous faisons l’hypothèse qu’un établissement produit un nombre fixe de produits, ce qui nous permet de faire l’analogie entre un produit et un établissement. Cette hypothèse importante est rendue nécessaire par l’absence de données précises sur les produits.
[8] Dans le même ordre d’idée, Jaravel (2018) documente que les innovations sur les produits, celles qui impliquent typiquement un taux de création destructrice à l’origine du biais de mesure que nous documentons, concernent principalement les produits consommés par les hauts revenus ce qui entrainent une inflation plus faible pour ces derniers. Si par ailleurs, comme nous venons de le voir, l’inflation est sous-estimée sur ces produits, alors ce phénomène pourrait être encore plus important que nous le pensons.