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La crise de l’État grec (II)

La Grèce dans l’Union européenne
Entretien avec Anastassios Anastassiadis


par Nicolas Delalande , le 27 février 2012


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La crise grecque est d’abord celle de l’État grec et de sa légitimité. Dans la deuxième partie de cet entretien, Anastassios Anastassiadis explique d’où viennent les difficultés de l’État grec à prélever l’impôt, et met en évidence le rôle des inégalités et de la classe politique grecque dans le déroulement de la crise.

Anastassios Anastassiadis est professeur assistant d’histoire grecque à l’université McGill de Montréal. Auteur d’une thèse soutenue en 2006 à Paris, il s’intéresse tout particulièrement à la formation de l’État grec moderne au XIXe siècle, en croisant les méthodes et les concepts de l’histoire, de la sociologie et de la science politique. Ses travaux portent notamment sur les relations entre « tradition » et « modernité », sur les transferts culturels entre Europe de l’ouest et Europe méditerranéenne, ou sur le rôle de l’Église et de l’évergétisme dans la société grecque du XIXe siècle.

Dans cet entretien publié en deux parties, il analyse la trajectoire historique de l’État grec (1re partie), en soulignant combien les problèmes actuels (faiblesse de la bureaucratie, évasion fiscale, délégitimation des élites politiques, intervention des puissances internationales, poids des stéréotypes et des jugements moralisateurs) s’inscrivent dans la longue durée, depuis la création ex nihilo de l’État grec en 1830 jusqu’à son entrée dans l’Union européenne dans les années 1980 (2e partie).

Première partie. La création de l’État grec au XIXe siècle

 La faillite de l’État grec : la longue durée d’un lieu commun

 L’État grec au XIXe siècle : entre « clientélisme » et tutelle internationale

Deuxième partie. La Grèce dans l’Union européenne

 La redistribution sans l’imposition

 Une crise économique et démocratique

La redistribution sans l’imposition

La Vie des Idées  : L’État grec semble aujourd’hui éprouver de grandes difficultés à prélever l’impôt. Y a-t-il des origines historiques à ce phénomène ?

Anastassios Anastassiadis  : Comme je l’ai déjà mentionné, l’État grec est en fait une ancienne province ottomane devenue indépendante. À la fois son système fiscal et son régime foncier suivent la logique ottomane. Dans le domaine juridique, le droit islamique s’imbrique avec le droit coutumier, mais aussi, pour les chrétiens, avec le droit ecclésiastique et donc byzantin. À leur arrivée, les Bavarois entreprirent la modernisation du régime foncier (par l’abolition de la mainmorte, la redistribution des terres, la création d’un cadastre) et de la sphère économique (introduction du code commercial napoléonien). Leurs efforts s’arrêtèrent net avec la faillite de 1843. Ce fut notamment le cas du cadastre (dont on vient seulement ces dernières années, dans le cadre de l’Union européenne, de relancer la réalisation), de la caisse ecclésiastique censée financer la formation du clergé, et de l’enseignement primaire ou encore du code civil qui ne fut pas promulgué avant le XXe siècle. De surcroît, les efforts de modernisation et donc de centralisation fiscale des Bavarois rencontrèrent énormément de résistances de la part des communautés locales. Du coup, toute une série de pratiques ottomanes ont persisté tout au long du XIXe siècle.

Plus particulièrement, en ce qui concerne l’impôt, il faut considérer que la structure de l’économie grecque est marquée par le poids de l’agriculture. L’autre grande activité importante demeure le commerce. Or, comme l’a démontré l’historien Georges Dertilis, le compromis politique institutionnel grec du XIXe siècle joua fiscalement en faveur de ces deux groupes. L’instauration d’un parlementarisme démocratique tourna très tôt au profit des agriculteurs, qui obtinrent à la fois la redistribution des terres en leur faveur et l’allégement de leur fardeau fiscal. Contrairement à beaucoup de trajectoires d’étatisation, en Grèce la petite propriété agricole s’en est bien sortie et ne s’est pas fait absorber par la grande propriété comme dans d’autres pays européens. Ainsi, la Grèce compte parmi les rares États où il n’y eut ni exode rural massif fournissant une main d’œuvre abondante et disponible à l’industrialisation naissante, ni grandes révoltes de paysans dépossédés et réduits à la paupérisation. En même temps, l’allégement fiscal des agriculteurs ne fut pas compensé par un alourdissement de la charge des professions libérales et des financiers, qui constituent l’autre grand groupe ayant une forte influence, presque disproportionnée (encore aujourd’hui) sur la représentation politique. Il suffit de voir combien il est difficile pour les gouvernements de ces deux dernières années de libéraliser l’accès aux métiers d’avocat, d’ingénieur ou d’architecte, alors qu’ils promulguent des baisses colossales des retraites !

Même après la mise en place l’impôt sur le revenu en 1910, l’État grec a continué à préférer les taxes indirectes pour trouver des nouvelles ressources. Cela s’explique en grande partie par la difficulté à rendre l’impôt sur le revenu vraiment efficace, situation qui prend sa source dans la structure de l’économie grecque : effectifs pléthoriques des professions libérales (le nombre d’avocats, d’ingénieurs, de médecins, de dentistes, mais aussi de plombiers ou de propriétaires de taxi, par habitant grec est exceptionnel), domination de la petite propriété agricole et de la petite entreprise familiale à faible degré de main d’œuvre salariée (ou alors des salariés non-déclarés souvent immigrés comme dans le tourisme), importance du petit commerce. Le contrôle des revenus de ces professions est très aléatoire et complexe, encore aujourd’hui. En 2010, les quelque 4,4 millions de salariés et retraités grecs ont ainsi déclaré en moyenne 17 000 euros de revenus annuels, tandis que les 379 000 membres des professions libérales déclaraient en moyenne 11 500 euros de revenus (le seuil d’imposition étant fixé à 12 000 euros de revenu annuel), la palme revenant au million d’agriculteurs (1 500 euros de revenus annuels moyens déclarés) ! Il n’est guère surprenant, dès lors, que l’État grec en revienne, sous le poids de la crise, à la vieille recette du droit de patente annuel pour obtenir une augmentation des sommes perçues sur les revenus professionnels. Le poids de l’économie informelle (notamment dans les services) diminue les recettes fiscales, qui pèsent surtout sur les salariés et les retraités, c’est-à-dire ceux dont les revenus dépendent en fin de compte de l’État, du secteur parapublic ou des secteurs travaillant avec l’État (banques, grandes entreprises privées).

En fait, très tôt, et notamment dans l’entre-deux-guerres, c’est la consommation qui a supporté l’essentiel de la pression fiscale. Les classes urbaines sont les premières frappées, elles qui ne peuvent s’appuyer ni sur un revenu disponible suffisant ni sur l’autoconsommation. À chaque fois qu’il avait besoin d’argent pour financer une mesure d’étatisation, l’État grec instaurait un nouvel impôt indirect (un timbre fiscal sur certaines transactions pour construire des tribunaux, une taxe sur la cire pour verser les salaires et les retraites des prêtres, une taxe sur les billets de bateau pour les retraites des matelots, etc.). Plutôt que d’affronter la difficulté de perception de l’impôt sur le revenu et des cotisations sociales, on a empilé des taxes qui pèsent toutes in fine sur la consommation. L’instauration de la TVA, en 1987, qui ne fut accompagnée d’aucune baisse notable des autres taxes, fut à cet égard un moment d’anthologie.

L’allégement du poids des taxes indirectes constitue l’un des grands enjeux des réformes actuelles, d’autant plus que les revenus des salariés et des retraités (sur qui elles pèsent en tout premier lieu) subissent des coupes dramatiques depuis deux ans. On aurait pu croire que, sous l’effet de la baisse des salaires et du recul attendu de la consommation, les prix reculeraient malgré la hausse des taxes (c’était en tout cas le pari de la troïka). Il n’en a rien été, ce qui démontre la capacité des professions fermées à la concurrence à empêcher toute baisse des prix, ainsi que le caractère fortement oligopolistique du marché grec. Les revenus de l’État n’ont pas augmenté pour autant, les foyers ayant réagi à la baisse de leurs revenus et au maintien des prix par une baisse de leurs achats, tandis que les professions industrielles et commerciales ont réagi à la baisse de leurs ventes par une « résistance » accrue au reversement de l’impôt. Les recettes des impôts directs et indirects ont ainsi chuté, plongeant le pays dans la spirale de dépression que l’on observe depuis deux ans.

La situation actuelle nécessite à l’évidence la remise en cause d’un pacte fiscal, dont les origines remontent à la fin du XIXe siècle, qui a de longue date favorisé les professions industrielles, commerciales et libérales, d’une part, et les agriculteurs, d’autre part, en protégeant les revenus des premières (et en ne les contrôlant pas) et en sous-imposant la terre des seconds. Il convient de déplacer le fardeau fiscal des salariés vers les diverses professions, en améliorant la collecte de l’impôt, en allégeant les taxes sur la consommation, en augmentant l’imposition de la propriété foncière et des revenus non-salariés, et en éliminant les niches fiscales qui se sont développées entretemps du fait de la transformation socio-économique de la Grèce.

La Vie des Idées  : Comment s’est opérée, malgré tout, la redistribution des richesses en Grèce ?

Anastassios Anastassiadis  : Comme je l’ai écrit ailleurs, durant le XIXe siècle c’est le développement de la pratique de l’évergétisme qui a permis une certaine redistribution des richesses. En fait, il s’agissait de pratiques de bienfaisance de type pré-moderne qui s’inscrivaient dans un nouveau cadre socioéconomique — l’intégration de l’économie villageoise dans l’économie mondiale du fait des opportunités qu’offrait l’ouverture commerciale de la Méditerranée orientale. Elles permettaient d’exorciser le mélange de crainte et d’envie que l’enrichissement soudain des marchands, et l’affichage de cette nouvelle inégalité sociale, pouvait provoquer auprès de ces communautés. L’Église orthodoxe a facilité cette mutation en redéfinissant sa conception de la relation entre péché et vie éternelle dans le cadre de la procédure d’héritage et de testament. Elle a notamment instauré le principe du don en faveur de la communauté, qui a pris la place non seulement du don en faveur du monastère comme monnaie de rachat des péchés, mais aussi du don en faveur de la famille comme opération à visée « mémorielle ». C’était désormais la communauté tout entière qui se rappellerait le nom de l’évergète jusqu’à l’Apocalypse, et non plus seulement sa famille.

Puis, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, ce mécanisme de pouvoir fut transformé pour s’adapter à un discours « national » englobant, où les diverses pratiques de bienfaisance, regroupées sous le terme d’évergétisme, devinrent une preuve supplémentaire de la continuité historique de la nation grecque depuis l’Antiquité (l’évergétisme était en effet une pratique caractéristique des cités grecques de l’époque classique et hellénistique, très étudiée par les hellénistes depuis la fin du XIXe siècle, jusqu’au livre célèbre de Paul Veyne, Le Pain et le Cirque, paru en 1976). Il se transforma également en un mécanisme de domination fortement influencé par les pratiques et des nouvelles réalités sociales venues d’Occident, s’accommodant au passage des concepts et des problèmes comme la charité, la question sociale, les classes dangereuses... Comme le répétaient avec fierté plusieurs hommes politiques, journalistes et intellectuels, qui essayaient sans doute de conjurer un spectre qui s’approchait à toute vitesse, la question sociale n’existait pas en Grèce, la présence d’évergètes nationaux rendant inutile toute lutte des classes.

Évidemment, cela était loin d’être le cas, et l’État dut réfléchir à d’autres solutions. L’État-providence et le développement de l’emploi public durant le XXe siècle furent ainsi les moyens d’assurer à la fois cette redistribution et de garantir la légitimité de l’État. De 1930 aux années 2000, l’État grec est devenu un véritable État-providence mettant en place toute la palette des politiques distributives et redistributives que se devait d’avoir tout État moderne (santé, éducation, retraites, prévoyance). Certaines de ces politiques reflétaient parfois l’aspect paternaliste de cet État typique des sociétés rurales, qui ne connaissait pas le principe de l’assurance mutualisée. Le système grec souffrait cependant de trois graves défauts : un financement provenant prioritairement des taxes indirectes sur la consommation ; une mise en place par à-coups qui permit à certains groupes professionnels d’obtenir un meilleur traitement en fonction de leur pouvoir de négociation [1] ; enfin, une utilisation de l’emploi public et des avantages accordés sur « critères sociaux » comme un moyen de pratiquer une politique assurantielle à moindre frais (en nommant par exemple des personnes à des emplois publics pour raison sociale, ou en permettant aux lycéens n’ayant pas réussi à entrer dans une faculté sélective athénienne, mais à son équivalent provincial, de s’inscrire quand même à Athènes pour cause de « rapprochement familial »). Cette situation a une fois de plus handicapé la fonction publique, et il est évident que ce modèle ne peut plus perdurer. Pour autant, il faudra bien le remplacer : si la seule logique proposée par l’Union européenne consiste à déconstruire l’État, il faut s’attendre à des conséquences dramatiques (le chômage des moins de 25 ans est déjà à 50 %, les suicides ont augmenté de 40 % en deux ans, la criminalité est galopante), ainsi qu’à une forte contestation sociale dont on ne peut prédire l’ampleur.

La Vie des Idées  : Le rôle de l’Église orthodoxe dans la société grecque, et dans les difficultés actuelles, est-il aussi important qu’on le dit souvent ?

Anastassios Anastassiadis  : Pour avoir beaucoup travaillé sur l’Église, je pense qu’il s’agit là du topos préféré des journalistes, aussi bien grecs qu’étrangers, et des hommes politiques en manque d’idées. Cela leur permet de se prévaloir d’un discours progressiste à peu de frais. L’Église orthodoxe est importante, c’est un fait. Les politiques savent que c’est une institution qui peut servir de relais pour toucher les électeurs, comme le sont aussi les médias, les associations professionnelles d’avocats ou les médecins.

L’Église orthodoxe a-t-elle une fortune considérable ? Probablement. Peut-on l’estimer ? Pas vraiment, car nous n’avons pas de cadastre en ce qui concerne la propriété foncière, ni d’accès à ses actifs mobiliers. Il s’agit de plus d’une institution très décentralisée (il faudrait faire le tour de tous les diocèses pour se faire une meilleure idée). Un certain nombre de domaines importants sont en fait des possessions d’institutions ecclésiastiques bénéficiant d’un statut de quasi-extraterritorialité. C’est par exemple le cas des possessions des monastères du Mont Athos, qui dépendent du Patriarcat de Constantinople, ou encore celles du Patriarcat de Jérusalem. Ce sont souvent d’ailleurs ces institutions qui sont mêlées à des scandales, et non celles de l’Église de Grèce à proprement parler. Mais, de ce point de vue, l’État grec dispose de peu de marges de manœuvre. Les institutions ecclésiastiques orthodoxes mais étrangères constituent des enjeux de relations internationales que l’État grec ne peut prendre à la légère au nom d’une soi-disant sécularisation progressiste. Il suffit de rappeler que lorsque le procureur de la République a mis en examen un supérieur d’un grand monastère du Mont Athos impliqué dans un scandale foncier, ce fut Vladimir Poutine lui-même qui intervint en sa faveur !

En ce qui concerne la propriété foncière de l’Église de Grèce, elle est aujourd’hui, après plusieurs vagues de nationalisations survenues dans les années 1830 puis dans les années 1914-1929, très inférieure à ce que l’on pourrait croire. De surcroît, elle est très souvent sujette à des contestations juridiques sur son exploitation, notamment avec des municipalités. Au vu de mon travail sur les nationalisations précédentes, je suis assez méfiant lorsque j’entends parler de la nécessité de mettre l’Église à contribution, notamment quand cela vient du personnel politique local. La plupart du temps, ce discours cache un litige foncier ou une volonté d’appropriation des terres. De nombreuses municipalités souhaiteraient remettre la main sur les propriétés ecclésiastiques, comme c’était le cas durant tout le XIXe siècle, lorsqu’elles étaient directement responsables des églises. Compte tenu de ce que nous savons sur cette époque et sur l’état actuel des municipalités, c’est une éventualité à proscrire.

Les lois de 1929-1932 sur l’Église auraient dû régler l’ensemble des questions sur la propriété et sur le financement des institutions ecclésiastiques et de leurs personnels. L’Église allait enfin gérer sa propriété et son personnel en toute indépendance, une éventualité qui avait par ailleurs terrorisé le personnel politique depuis l’Indépendance car il craignait son influence, alors que la légitimité étatique n’était pas tout à fait assurée. Toutefois, la Seconde Guerre mondiale mit l’Église en situation financière embarrassante. Du coup, l’État accepta de payer les salaires des clercs orthodoxes en échange de quelques nationalisations supplémentaires et du versement de 25 % des revenus ecclésiastiques annuels (pourcentage porté à 35 % en 1968 par la dictature, puis progressivement réduit depuis 2004). En réalité, ces revenus ecclésiastiques furent systématiquement sous-évalués, comme tout autre revenu non-salarié en Grèce. Mais leur rentabilité est de toute façon restreinte et loin des sommes mirobolantes imaginées : en 2003, la meilleure année enregistrée, cette contribution a rapporté à l’État grec seulement 10 millions d’euros. Même en considérant que l’assiette qui a servi au calcul de cette contribution a été très sous-évaluée, il n’y a pas de quoi fantasmer.

Cela dit, l’Église grecque souffre des mêmes problèmes que l’État grec en termes d’institutionnalisation insuffisante, d’absence d’un personnel véritablement « productif » et de gestion inefficace de ses ressources. La crise sera aussi un moment de vérité pour elle. Elle devra revoir son mode de fonctionnement, car dans la situation de désastre social qui s’annonce en Grèce, les attentes et les besoins de la population seront énormes. De plus, une hausse de la fiscalité foncière aura automatiquement un impact sur sa fortune. Toutefois, il faut arrêter de reproduire un discours qui essaie de détourner le regard des véritables problèmes de l’économie grecque : la structure de cette économie et sa faible (ou artificielle) production de revenus fiscaux, ainsi que son intégration paradoxale à la sphère économique européenne ces trente dernières années.

Une crise économique et démocratique

La Vie des Idées : Quelles ont été les conséquences économiques et sociales de l’adhésion de la Grèce à la Communauté européenne en 1981 ? Annonçaient-elles la crise actuelle ?

Anastassios Anastassiadis  : Rappelons d’abord sur quels piliers la Grèce s’est reconstruite au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : le bâtiment comme moteur de l’économie ; l’émigration comme soupape de sécurité face à l’exode rural massif et comme source de devises ; le développement d’infrastructures et d’entreprises publiques pour les gérer ; le développement d’une industrie grecque protégée par des tarifs douaniers, des subventions directes ou indirectes et le caractère oligopolistique du marché grec ; le soutien par tous les moyens aux champions traditionnels, tels que la marine commerciale ou plus tard le tourisme. En même temps, dans le contexte de l’après guerre civile, il a fallu promouvoir le modèle occidental capitaliste, en mettant en avant une culture de la consommation de masse. Pour autant, les Grecs sont restés assez « frugaux » jusqu’aux années 1980 (on peut sans doute y voir les derniers vestiges d’une société profondément marquée par la ruralité — au début des années 1980, 25 % de la population travaillait encore dans le secteur agricole).

L’entrée de la Grèce dans la CEE en 1981 a eu de nombreuses conséquences. L’industrie, jusque-là protégée, a fait faillite sous les coups combinés de la levée des barrières protectionnistes et de l’importation des produits européens fabriqués dans des pays disposant d’une meilleure productivité et pratiquant des prix plus compétitifs. La désindustrialisation a connu une deuxième vague avec la fin du bloc soviétique et l’intégration progressive des ex-pays de l’Est dans l’Union européenne. L’agriculture, quant à elle, a dû faire face à l’arrivée de produits concurrents. Les gouvernements socialistes grecs des années 1980 ont réagi en pratiquant une politique pas si différente de celle du premier gouvernement Mauroy en France (nationalisations des industries concernées, pratiques inflationnistes, tertiarisation) en ajoutant l’utilisation des fonds structurels européens pour construire des infrastructures permettant le développement de l’emploi public, sans toujours avoir une planification en termes d’adéquation par rapport aux besoins socio-économiques et aux ressources disponibles — il y a en Grèce une université pour 250 000 habitants, lorsque la moyenne européenne est d’une pour un million d’habitants — ; l’utilisation de la PAC pour augmenter le revenu agricole sans l’orienter vers de nouvelles productions ou gains de productivité.

Progressivement, le rôle de l’État dans l’économie est devenu de plus en plus grand sans que celui-ci soit devenu plus efficace. Le déficit du budget grec et la dette ont commencé à monter en flèche durant les années 1980. Tout d’abord, les dévaluations de la drachme et l’inflation ont amorti le choc, mais elles ont en même temps eu gain de cause de la « frugalité » grecque dont je viens de parler. Pourquoi épargner lorsque l’inflation est élevée ? Durant la deuxième moitié des années 1990, la maîtrise des finances publiques n’a été que très éphémère, et a été rapidement emportée par l’euphorie des projets pharaoniques à la veille des Jeux olympiques de 2004. De plus, avec l’entrée dans l’euro, l’économie grecque a bénéficié d’un large accès aux crédits bon marché. En vingt ans à peine, la consommation s’est substituée à la frugalité, développant une forte dépendance au crédit. Les Grecs empruntaient à leurs banques, qui empruntaient aux banques allemandes et françaises, pour acheter des produits... allemands et français.

Les différents secteurs professionnels (du bâtiment à la santé) dont l’activité demeure très liée à l’action étatique ont su profiter de cette embellie artificielle. Les agriculteurs se sont transformés en rentiers ou en entrepreneurs locaux sans avoir besoin de se former ou d’investir massivement. L’arrivée, au lendemain de la chute du Mur de Berlin, d’une main d’œuvre immigrée abondante et peu coûteuse a rendu la situation encore plus euphorique pour certains. Ce fut notamment le cas dans les îles où l’essor du tourisme a créé des nouveaux groupes de rentiers de « l’économie du (café) frappé » : pourquoi travailler la terre ou s’engager dans des activités productives lorsque l’on peut construire des « chambres à louer » et s’assurer de trois mois de collecte d’une rente touristique captive non-imposée, ou faiblement taxée, grâce au travail faiblement rémunéré d’immigrés non-déclarés ?

L’absence d’un système fiscal efficace a comme conséquence, dans ces secteurs, un moindre effort d’investissement, d’innovation et d’amélioration de la productivité, et la canalisation des profits vers la consommation non productive (en tout cas pour la Grèce). Il s’agit bien d’un problème économique structurel, et non pas d’un quelconque trait culturel. De même, il faut tordre le cou à ce faux débat sur le nombre d’heures de travail des Grecs et des Méditerranéens en général, les uns disant qu’ils travaillent peu et les autres rétorquant qu’ils travaillent davantage que tous les autres (l’OCDE confirme par ailleurs que les Grecs ont travaillé 2 100 heures par an en 2008, contre 1 450 pour les Allemands). La question ne réside pas dans le nombre d’heures travaillées, mais dans la productivité : il est clair, de ce point de vue, que pour un certain nombre de raisons, entre autres abordées ici, la productivité grecque est très faible. Cela n’empêche pas que beaucoup de gens cumulent souvent deux emplois, un emploi formel le matin, qui leur garantit une couverture sociale, et un emploi informel le soir, qui leur apporte un revenu supplémentaire.

La Vie des Idées  : Peut-on dire que la crise de la dette grecque, avant d’être la résultante d’une faiblesse historique de l’État grec, est d’abord le produit des inégalités sociales et d’une crise de la démocratie ?

Anastassios Anastassiadis  : La crise de l’État grec est aujourd’hui une triple crise, qui se déploie sur trois échelles temporelles et spatiales. Il s’agit d’abord d’une crise mondiale et européenne, liée au fonctionnement de l’économie globale, de ses déséquilibres et de la manière dont l’union économique et monétaire européenne assure sa médiation (très) imparfaite pour les États et les régions les plus pénalisés ou marginalisés par la division internationale du travail. La crise financière a rendu les États les plus fragiles vulnérables aux assauts des financiers à la recherche soit de plus de garanties pour leurs placements, soit de meilleurs profits à court terme. Au niveau européen, l’absence d’une véritable harmonisation fiscale et d’outils permettant une régulation économique et un minimum de solidarité entre les régions est en grande partie responsable non pas de la crise grecque, mais de son aggravation ces deux dernières années. Comme l’a écrit Paul Krugman, la Grèce n’est pas plus endettée ou en faillite que la Californie, mais cette dernière bénéficie à la fois du soutien de la politique monétaire de la Federal Reserve et de la politique budgétaire de l’État fédéral, et n’est pas étranglée au nom du remboursement de ceux qui ont en grande partie spéculé sur elle ces dernières années. Enfin, les politiques redistributives dont bénéficient les Californiens sont payées par le budget fédéral, tandis qu’en Europe chaque État assume les siennes.

Au niveau conjoncturel, nous assistons à la crise du modèle productif et consumériste grec des trente dernières années. La Grèce devra pratiquer un sevrage draconien quant aux emprunts à faible taux, auxquels elle s’est habituée, notamment depuis l’entrée dans l’euro. Elle devra revenir à l’équilibre budgétaire sans pouvoir dorénavant compter sur l’endettement à bon compte et sur les subventions européennes pour poursuivre une étatisation qui ressemble à une fuite en avant sans plan, si ce n’est la satisfaction des communautés locales. Il est clair que l’appareil étatique connaîtra des coupes claires. Il faut espérer qu’elles laisseront la possibilité aux générations suivantes de s’en sortir. Pour cela, la remise en cause, le plus rapidement possible, des compromis sociaux et politiques qui ont présidé aux destinées grecques durant les quinze dernières années, est indispensable. L’État grec doit reprendre sa trajectoire d’étatisation en se fixant une nouvelle feuille de route à la fois modeste et réaliste.

Enfin, cette crise est surtout la crise de la classe politique grecque, et plus particulièrement des partis politiques apparus après la dictature, comme l’a expliqué le politiste Yannis Voulgaris. Au sein des deux plus grands de ces partis, la Nouvelle démocratie de centre-droit et le PASOK de centre gauche, ont toujours coexisté des groupements idéologiques et politiques très divers, unis sous la même bannière par la seule ambition de gagner une compétition électorale qui ne laisse aucune place aux alliances électorales et donc aux petits partis. Les deux partis ont de surcroît toujours combattu pour le même électorat, notamment les classes moyennes et la petite bourgeoisie. Cela n’est pas problématique en soi, mais le devient lorsqu’aucune bureaucratie ou institution ne peut agir comme garde-fou.

Affiche électorale, 1981. « Je vote PASOK pour de nouveaux postes de travail ».

Toutefois, il va sans dire qu’après le vote du 12 février dernier, le paysage politique grec est plus que jamais proche d’une recomposition. Chacun des deux grands partis a radié de ses listes une vingtaine de députés qui refusaient de voter les nouvelles mesures d’austérité. La crise est surtout gravissime pour le PASOK qui vit ses dernières heures sous sa forme initiale, celle d’une formidable machine électorale (plus de vingt années au pouvoir sur les trente dernières années). En moins de trois ans de gouvernement, il a perdu plus de trente députés sur 160, et beaucoup lui prédisent un désastre électoral lors des élections qui devraient avoir lieu en avril. L’impopularité des mesures prises ces dernières années n’explique pas seule cette implosion. Le gouvernement de M. Papandreou était travaillé par de profondes contradictions internes, entre la nécessité de se conformer aux exigences européennes et le souci de ne pas en payer le prix électoral, ce qui l’a conduit à privilégier des stratégies de « bluff » et de marketing politique plutôt que de s’occuper des véritables problèmes structurels de l’économie. Les pressions exercées par les groupes d’intérêts les plus actifs, qui constituaient aussi sa base électorale, n’ont rien arrangé.

Le parti du centre droit est lui aussi affaibli. Il a perdu une trentaine de députés depuis les élections, il y a 2 ans et demi, alors qu’il n’a même pas eu à exercer le pouvoir ! En fait, cette crise peut en même temps lui être salutaire, le vote parlementaire du 12 février ayant démontré une certaine volonté de son leader d’arrêter d’être une pâle copie du PASOK en tant que machine électorale. La décision d’assumer pleinement son statut de parti politique libéral, ancré à droite, lui fera perdre ses soutiens dans le syndicalisme public et para-public et auprès de certaines catégories qu’il partageait avec le PASOK, comme lui a fait perdre la majorité des députés de la « droite populaire et nationale ». Mais il avait de toute façon sans doute plus à espérer, d’un point de vue électoral, d’un rapprochement avec les classes moyennes pro-européennes, en rupture totale avec le PASOK, que du maintien d’une stratégie tournée vers des groupes sociaux en perte de vitesse et courtisé par toute une série d’autres partis de l’extrême gauche à l’extrême droite.

Le désir de renouvellement politique de la population est tel qu’il sera certainement difficile aux députés sortants de survivre à la crise. Quoi qu’il en soit, les véritables sujets sont devant nous : le remodelage de l’appareil fiscal, destiné à le rendre plus conforme aux pratiques les plus modernes, mais aussi adapté aux spécificités grecques ; une politique de recrutement et de formation d’une bureaucratie digne de ce nom, qui saura faire face aux politiques et non pas s’inféoder à eux ; enfin, l’inscription de ces mesures dans un nouveau pacte social et leur acceptation par les citoyens à travers la remise en route du processus démocratique et par le renouvellement massif du personnel politique. Il s’agit d’un processus douloureux et long qui peut connaître des dérapages. C’est pourquoi il est aussi important que l’Union européenne se pose la question d’une intégration fiscale et sociale qui ne se contente pas de reporter sur les plus faibles le fardeau d’une intégration douanière et monétaire fonctionnant à sens unique.

Propos recueillis

par Nicolas Delalande, le 27 février 2012

Aller plus loin

 la page personnelle d’Anastassios Anastassiadis sur le site de l’université McGill (Montréal)

 Anastassios Anastassiadis, « Les pérégrinations de l’évergétisme en Méditerranée orientale du XVIIIe au XXIe siècle : éthique chrétienne, technologie de gouvernement et concept historiographique », Le Mouvement social, 234, janvier-mars 2011, p. 45-62.

 la page personnelle de l’historien Georges B. Dertilis, auteur d’une récente Histoire de l’État grec 1830-1920, (en grec), Athènes, Estia, 2009 ; voir aussi du même auteur « Terre, paysans et pouvoir économique (Grèce, XVIIIe-XXe siècle) », Annales ESC, 2 (mars-avril 1992), p. 273-291 ; « Terre, paysans et pouvoir politique (Grèce, XVIIIe-XXe siècle) », Annales ESC, 1 (janvier-février 1993), p. 85-107.

 Nikos Alivizatos, Les institutions politiques de la Grèce à travers les crises 1922-1974, Paris, LGDJ, 1979.

 Gunnar Hering, Die politischen Parteien in Griechenland, 1821-1936, Munich, R. Oldenbourg, 1992.

 Violetta Hionidou, Famine and Death in Occupied Greece, Oxford, Oxford University Press, 2006.

 Elisabeth Kontogiorgi, Population Exchange in Greek Macedonia. The Forced Settlement of Refugees 1922-1930, Oxford, Oxford University Press, 2006.

 Kostas Kostis, « The formation of the state in Greece, 1830-1914 », in Faruk Birtek et Thalia Dragonas (dir.), Citizenship and the Nation-State in Greece and Turkey, Oxon, Routledge, 2005, p. 18-36.

 Kostas Kostis & Sokratis Petmezas, The Development of the Greek Economy during the 19th c. (en grec), Athènes, Alpha Bank Historical Archive, 2006.

 Kostas Kostis., « La paix introuvable : le cas grec », in Stéphane Audoin-Rouzeau S. et Christophe Prochasson (dir.), Sortir de la Grande guerre : le monde et l’après 1918, Paris, Tallandier, 2008, p. 349-367.

 George Mavrogordatos, Stillborn Republic. Social Coalitions and Party Strategies in Greece, 1922-1936, Berkeley, University of California press, 1983.

 Marc Mazower, Greece and the Interwar Economic Crisis, Oxford, Oxford University Press, 1991.

 Marc Mazower (dir.) After the War was Over. Reconstructing the Family, Nation and State in Greece, 1943-1960 Princeton University Press, 2000.

 William McGrew, Land and Revolution in Modern Greece 1800-1881, Kent, Kent State University Press, 1985.

 Paul Krugman a consacré plusieurs articles à la crise grecque dont notamment :

 "A Money Too Far", The New York Times

 Le blog (en grec) du politiste Yannis Voulgaris

 Plusieurs analyses intéressantes sur la crise des deux dernières années sont parues dans The Athens Review of Books

 La plupart des synthèses d’histoire grecque adoptent le schéma de la « modernisation inachevée » et des héros-modernisateurs. Voir par exemple Richard Clogg, A Concise History of Greece, Cambridge, Cambridge University press, 1992, et John Koliopoulos et Thanos Veremis, Greece : the modern sequel, Londres, Hurst, 2002.

 Le blog, en français, d’un anthropologue grec, Panagiotis Grigoriou : Greek Crisis

Pour citer cet article :

Nicolas Delalande, « La Grèce dans l’Union européenne. Entretien avec Anastassios Anastassiadis », La Vie des idées , 27 février 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/La-Grece-dans-l-Union-europeenne

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Par exemple, lorsque l’État a voulu développer l’électrification durant les années 1950-1980, et attirer une main d’œuvre qualifiée, il préféra accorder des avantages sociaux, payables en nature — gratuité de l’électricité — ou dans le futur — âge de retraite avancée — plutôt que des salaires élevés qu’il ne pouvait financer, ce qui finit toujours par se payer à un moment donné, d’autant que les salaires ont fini par augmenter aussi...

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