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La France remise en État

À propos de : Herrick Chapman, France’s Long Reconstruction. In search of the modern republic, Harvard University Press


par Pierre Sicsic , le 18 mars 2019


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L’historien Herrick Chapman retrace avec précision les moteurs et caractéristiques de la reconstruction républicaine et économique en France après 1944, ainsi que ses rejets. L’ouvrage cède toutefois en conclusion à une mystique de la puissance de l’État et de la planification.

Herrick Chapman, professeur d’histoire contemporaine à New York University et éditeur de la revue French Politics, Culture and Society, décrit les tensions ou les convergences entre expertise administrative et participation démocratique, en particulier des femmes. Le livre montre que le renforcement de la place de l’État-nation en France n’est pas sorti immédiatement et sans opposition du célèbre programme du Conseil national de la Résistance, et avance que tant l’ampleur du pouvoir technocratique que les formes d’opposition à ce pouvoir « modernisateur », les manifestations massives, sont devenues des caractéristiques françaises à la suite de la Guerre d’Algérie.

La rénovation de la République

Fidèles au sous-titre du livre, à la recherche de la République moderne (“In search of the modern republic”), les premiers chapitres de l’ouvrage décrivent la rénovation des règles et des institutions républicaines sous l’influence des figures illustres du Conseil d’État et du parti communiste (Alexandre Parodi et Ambroise Croizat), puis du couple paradoxal constitué de Pierre Mendès France et Michel Debré.

Chapman revient d’abord sur les limites de l’épuration et de la légitimation de l’État par le haut (« la plupart du personnel administratif resta en place, plus qu’en 1940 ou après les révolutions du XIXe siècle », p. 24) et par le bas avec les exigences populaires de nationalisations.

Les réformes économiques intérieures s’accompagnent d’une politique d’immigration ambitieuse (qui n’a pas été suivie de flux importants) sans discrimination de droits selon la nationalité grâce à l’intervention du Conseil d’État (avec la figure centrale de René Cassin), et l’institution de l’Office National d’Immigration (ONI). Ce dernier, nous dit l’auteur, ne fut finalement pas si important puisque la majeure partie des immigrés n’arrivèrent pas par la voie de l’ONI (p. 74). La politique familiale, manifestation la plus importante de la nouvelle Sécurité sociale, montre une ambition tout aussi grande, avec un montant des allocations familiales pour le deuxième enfant égal à 20 % du salaire de la métallurgie (p. 128). Le poids des catholiques sociaux a empêché la formation de la caisse unique recommandée par Pierre Laroque, haut fonctionnaire concepteur de la Sécurité sociale, sans contrarier en rien la rupture avec le paternalisme patronal antérieur (p. 131). Une analyse des ordonnances postérieures de 1967 serait intéressante, même si cet épisode déborde (tout juste) du cadre chronologique retenu. La part du revenu national consacrée à la politique familiale fut si importante qu’elle eut comme contrepartie la faiblesse de pensions de retraite (p. 163). La politique familiale et les positions des démocrates-chrétiens et des communistes sur des sujets primordiaux sont habilement présentées à travers deux femmes, Germaine Poinso-Chapuis (MRP) et Madeleine Colin (PC), pour introduire la réforme de 1965 sur le contrôle par les femmes mariées de leur patrimoine propre (p. 139) et les vicissitudes parlementaires sur la contraception (p. 142-147).

Au moment même où l’État construit la protection sociale, il nationalise les entreprises considérées comme essentielles à la production nationale. Chapman présente les trois vagues de nationalisation, la vague « insurrectionnelle » de 1944-1945 (Renault et mines de charbon du Nord), la deuxième vague de 1946 sur les banques puis électricité et gaz et l’ensemble des charbonnages, et la troisième vague de 1948 sur les transports aériens et maritimes, en insistant sur l’absence de cohérence d’ensemble et les vicissitudes liées aux alliances politiques. Les succès d’EDF sont attribués aux bonnes relations entre la CGT et la direction dans une mystique partagée de service public et de modernisation technologique (hydroélectrique) financée par l’aide Marshall. L’excellence technique se manifesta aussi dans la maîtrise des coupures de courant préservant l’alimentation des hôpitaux et des services d’urgence (p. 191). Le cas de la SNCF (nationalisée en 1937) est similaire, avec une évidente proximité liée à l’électrification du réseau ferroviaire, dans les deux cas la compétence technique des salariés leur a permis de se faire entendre dans le fonctionnement interne de leur entreprise (p. 203). L’accord entre syndicat et direction se fit à l’encontre du transport routier, la libéralisation des prix sur les transports n’arrivant que dans les années 1970 (p. 201). La situation des Charbonnages de France fut bien différente avec des grèves provoquées par une réduction de la production des mines du Midi peu productives.

Chapman remarque à deux reprises qu’il n’y a pas eu de remise en cause des nationalisations (p. 182 et p. 205), à la différence du Royaume-Uni. EDF et la SNCF ont plus innové et investi que ne l’aurait fait le secteur privé, et les gains de productivité ont été restitués aux usagers avec des prix plus bas que dans les autres pays (p. 183). Les entreprises publiques ont ainsi été identifiées à l’effort de modernisation de l’économie française.

Sur ces différents sujets (administration, immigration, sécurité sociale, nationalisations), l’ouvrage se concentre presque exclusivement sur la période 1945-1948. L’argument principal de l’auteur, fort bien argumenté, est que la situation de la fin des années 1940, après l’expulsion des ministres communistes, différait sensiblement des projets initiaux de 1944. La reconstruction républicaine, sociale et économique a connu de nombreuses vicissitudes, soumise aux débats parlementaires et rapports de force entre partis et syndicats, et n’a donc pas été la simple application d’un plan établi.

Le chapitre 6 se distingue des précédents en dressant le portrait d’un couple surprenant, Pierre Mendès France et Michel Debré, rénovateurs de la République. Tous deux ont subi des revers avec le retour à une vie politique normale, dominée par les alliances de partis. Selon Chapman, leurs convictions les ont empêchés de bâtir des alliances avec les partis politiques (p. 229 et p. 257). Tous deux projettent une image d’intégrité et de rigueur et même de rigidité et d’austérité conduisant à l’isolement. Pour développer son argument, l’auteur relate la série de débats radiophoniques de la fin 1965 entre Mendès France et Debré, et la présente comme le point culminant (highlight) du second tour de la campagne présidentielle. On peut se demander si Chapman ne fait pas ici une lecture trop sélective des évènements pour confirmer la position centrale de ces deux figures. Une recherche rapide de comptes rendus de ces débats dans les articles du Monde ne confirme pas cette importance.

Algérie, planification et culture de contestation

Dans le chapitre 7, intitulé l’« enclume algérienne » (Algerian Anvil, War and the Expansion of State Authority), sont décrits les changements institutionnels renforçant les pouvoirs de l’exécutif et du président de la République avec en particulier l’élection au suffrage universel adopté lors du référendum d’octobre 1962 faisant suite à ceux portant sur l’autodétermination et les accords d’Évian. Cette présentation des effets de la guerre d’Algérie, qui par une succession de crises a donné le pouvoir à de Gaulle (p. 290) ne suscitera pas de contradiction. Plus novateur, une analyse très fine des enchaînements manifestations/répressions qui aboutissent à une forme particulière de contestation politique marquée par des combats avec la police (p. 298).

Les propos de l’auteur sur les conséquences de la guerre d’Algérie sur la planification française suscitent quant à eux plus de scepticisme. Le Plan de Constantine lancé en 1959, après l’arrivée au pouvoir de De Gaulle, pour promouvoir le développement économique et social en Algérie est en effet présenté comme un modèle pour la métropole, bien que Chapman reconnaisse qu’il eut peu d’effets en Algérie (p. 281) :« la guerre d’Algérie est devenue le creuset par lequel les planificateurs ont gagné confiance en ce que la planification pouvait faire » (p. 286). La figure de Paul Delouvrier qui devint responsable des villes nouvelles comme Pontoise-Cergy (p. 287) est présentée comme l’exemple même de cette influence.

Tout en remarquant que le pouvoir du Commissariat au Plan décline dans les années 1960, Chapman affirme donc que le Plan de Constantine semble avoir renforcé dans l’hexagone la mystique de la planification comme instrument du pouvoir de l’état (p. 288). Ces deux affirmations semblent contradictoires et auraient mérité une analyse plus approfondie de la mise en place et des conséquences de la planification française. On se demande si l’auteur n’est pas lui-même prisonnier d’une « mystique de la planification française ».

L’ouvrage fait remarquer que la croissance en France a été plus rapide que dans les autres pays européens, et que l’« Investissement public et la restructuration industrielle, surtout par le secteur nationalisé y ont contribué » (p. 301). Or l’atteinte des objectifs du VIe Plan (1970-1975) sur la croissance globale fut atteinte avec un investissement public bien plus faible que celui projeté dans le Plan. Cohen (1977, Modern Capitalist Planning : The French Model, p. 262) remarque que l’investissement public fut 83 % de la projection, alors que la réalisation sur l’investissement privé fut de 140 % de la projection, et Zimbalist et Sherman (1984, Comparing Economic Systems, p. 105) notent qu’en 1973 le part des dépenses publiques dans le PIB étaient similaires en France et aux États-Unis, à 32 %, et donc qu’à bien des égards, la planification n’avait pas tant changé l’économie française. La relative faiblesse des dépenses publiques en France comparée à l’Allemagne et à l’Italie du milieu des années 1960 à 1974 est également soulignée dans les publications de l’OCDE (par exemple en 1978, Évolution des dépenses publiques). Entre la fin de la longue reconstruction des années 1960-1970 et les années 1980, on ne voit pas la continuité décrite dans le livre : « Même après le tournant néolibéral des années 1980 et 1990, la France continuera d’avoir une économie plus centrée sur l’État en comparaison de la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou les États-Unis, tel que mesuré par les prélèvements obligatoires, l’emploi public, ou les dépenses publiques en proportion du PIB » (p. 301). Il aurait été utile de proposer une mesure de cette apparente continuité plutôt que de la prendre pour acquise.

Le poujadisme et la révolte fiscale

Chapman saute dans sa conclusion par-dessus la période de constitution des grandes entreprises privées qui débute vers 1965. Il y a peu de références à Pompidou, l’une d’entre elles est liée au développement des entreprises privées. À la fin du chapitre 3 consacré au mouvement poujadiste des petits commerçants, on lit : « Un changement à partir de ce que l’on peut appeler le libéralisme dirigiste de Debré vers un soutien plus clair des entreprises commerciales pris place sous les gouvernements Pompidou des années 1960 » (p. 106). Cette remarque, à cause du mot « commercial » plutôt que « privé », et compte tenu de la suite du paragraphe sur l’ouverture des supermarchés, porte sur le commerce et la distribution et pas sur les grandes entreprises industrielles dont la concentration a marqué la fin des années 1960. Ce chapitre, intitulé l’« agitation des petits commerçants », est le plus intéressant et novateur du livre. Une vague de protestations violentes contre les inspecteurs chargés du contrôle des règles de rationnement et de fixation des prix se développe en 1947. Cette vague est restée jusque-là ignorée et est retracée par l’exploitation des archives du ministère de la Justice (p. 81). La meilleure indication de la gravité des manifestations provient de la demande des contrôleurs du bureau des taxes indirectes de pouvoir être armés. Les troubles cessent après décembre 1947, avec la fin d’une phase de dirigisme et la fin de la réglementation des prix et la maîtrise de l’inflation du plan Mayer. Ceci fournit un nouvel éclairage sur les gagnants ou perdants de l’inflation d’après-guerre évoquée dans le premier chapitre.

La révolte poujadiste fait suite au début de la mise ne place de la TVA visant à élargir l’assiette des taxes indirectes. Ceci rendait la fraude fiscale des commerçants plus difficile puisque le remboursement de TVA poussait à déclarer les taxes payées par les fournisseurs. La réforme de la taxation indirecte avait été demandée par l’administrateur américain du Plan Marshall en France (p. 90). Le mouvement poujadiste a commencé par une manifestation contre les inspecteurs des impôts, d’où l’intérêt de signaler les manifestations antérieures de 1947. La pression du mouvement poujadiste a été suffisante pour faire réduire la pression fiscale sur le petit commerce avec une compensation par les plus grandes firmes et pour obtenir un changement à la tête de la Direction Générale des Impôts (p. 100). Ces compensations, l’inaptitude de Poujade au Parlement et le retour de l’inflation en 1957 contribuant à la capacité des commerçants à payer les impôts expliquent la fin de la révolte fiscale.

L’introduction de l’ouvrage annonce que le projet de l’auteur est de remettre en cause la vision d’une cohérence d’ensemble des Trente glorieuses (p. 16). Le dernier chapitre et la conclusion du livre cherchent quant à eux à montrer la cohérence de l’État gaulliste, de la Libération aux années 1960 : « La guerre d’Algérie contribua à faire de l’état gaulliste le modèle en Europe non seulement dirigisme économique, mais aussi du dirigisme social, et il concentra bien plus de pouvoir que même le plus ambitieux des jacobins, Michel Debré lui-même, avait imaginé possible en 1944 » (p. 298). La conclusion semble ainsi aller à l’encontre de l’objectif initial et l’auteur ne va pas jusqu’au bout de son projet de « découper les Trente glorieuses ». La phase pompidolienne qui a suivi la « longue reconstruction » et fut éloignée du dirigisme économique est ainsi laissée de côté. Mais l’objectif de Chapman vaut certainement d’être poursuivi.

par Pierre Sicsic, le 18 mars 2019

Aller plus loin

À propos de : Herrick Chapman, France’s Long Reconstruction. In search of the modern republic, Harvard University Press. 2018, 416 p.

Pour citer cet article :

Pierre Sicsic, « La France remise en État », La Vie des idées , 18 mars 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/La-France-remise-en-Etat

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