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Recension Histoire

Dossier : La recherche est un bien commun

L’interminable réforme de l’université

À propos de : B. Poucet et D. Valence (dir.), La loi Edgar Faure, réformer l’université après 1968, et F. Bourillon et al. (dir.), De l’Université de Paris aux universités d’Île-de-France, PUR


par Pierre Verschueren , le 13 avril 2017


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Comment s’est pensée la modernité des universités françaises ? Deux ouvrages collectifs se penchent sur les réformes qui, après Mai 68, ont façonné un système universitaire « à échelle humaine », marqué pourtant par des divisions et des effets de hiérarchie.

Recensés :
 B. Poucet et D. Valence (dir.), La loi Edgar Faure, réformer l’université après 1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 256 p., 20 €.
 F. Bourillon, É. Marantz, S. Méchine, L. Vadelorge (dir.), De l’Université de Paris aux universités d’Île-de-France, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 354 p., 23 €.

À n’en pas douter Gustave Flaubert, s’il était encore parmi nous, aurait complété son Dictionnaire des idées reçues ou Catalogue des opinions chics : à « Université : Alma mater », il faut aujourd’hui ajouter « Dans les tréfonds des classements internationaux – À réformer – Tonner contre. » Telle est en effet « l’opinion chic » par excellence sur le sujet, depuis plus d’une décennie au moins. Conséquence directe de cet esprit du temps, l’enseignement supérieur français est pris dans une course sans fin à la réforme, encouragée par le processus de Bologne, organisant depuis 1998 le rapprochement des systèmes universitaires européens. Ces institutions supposées irréformables sont ainsi les plus souvent réformées : après la restructuration de leurs grades suite à la « réforme LMD » de 2002, et leur accession à l’autonomie budgétaire en 2007, par la loi relative aux libertés et responsabilités des universités, dite « loi LRU » ou « loi Pécresse », les universités ont été appelées à se regrouper, avec les grandes écoles, dans des « pôles de recherche et d’enseignement supérieur » (PRES) devenus en 2013 les « communautés d’universités et établissements » (ComUE) avec la loi sur l’enseignement supérieur et la recherche, dite « loi ESR » ou « loi Fioraso ».

À cette surenchère permanente dans la réforme répond chez les universitaires un sentiment de crise, tout aussi permanent

 : les « ouvrages de déploration ou de dénonciation » se multiplient pour analyser la « dérégulation », la « précarisation » ou même la « destruction » [1] de l’université. Y répond aussi, dans un registre moins (directement) combatif, une série de travaux dans lesquels les chercheurs reviennent sur les racines historiques de la configuration actuelle,

à commencer par la mère putative de toutes ces réformes : la loi d’orientation de l’enseignement supérieur du 12 novembre 1968, dite « loi Edgar Faure ». Première loi majeure de réforme de l’enseignement supérieur depuis 1896 et la recréation des universités, supprimées par la Convention, elle supprime purement et simplement les anciennes facultés napoléoniennes, devenues des monstres titanesques et inadministrables après le baby boom ; elle crée à leur place de multiples universités pluridisciplinaires, à « l’échelle humaine » – accueillant moins de 12 000 étudiants, limite haute alors considérée comme un maximum avant la nécessaire scission [2]. En conséquence, de 20 universités en 1968, le pays passe à 60 en cinq ans.

Deux ouvrages collectifs récents issus de colloques, montrent bien l’importance et la vitalité scientifique du sujet. Le premier, La loi Edgar Faure, réformer l’université après 1968, dirigé par B. Poucet et D. Valence, placé sous l’égide de la Fondation Charles de Gaulle, se concentre sur les dimensions les plus strictement politiques de la réforme. Le second, édité par F. Bourillon, É. Marantz, S. Méchine et L. Vadelorge sous le titre De l’Université de Paris aux universités d’Île-de-France, étudie la scission de l’université de Paris en 13 universités [3], en mettant particulièrement en valeur l’enchevêtrement des temporalités et la multiplicité des logiques à l’œuvre.

Dans les coulisse d’une loi

La loi Edgar Faure est avant tout une réponse empressée à Mai 68 : comme le souligne Antoine Prost dans La loi Edgar Faure, le texte en est élaboré en 42 jours seulement, entre le 7 août et le 19 septembre 1968. Malgré cette hâte, elle bénéficie d’un consensus politique au moins apparent, comme le montre François Audigier dans le même ouvrage : elle est adoptée par l’Assemblée nationale à l’unanimité – l’opposition se limitant à l’abstention des communistes et de cinq gaullistes.

Pour éclaircir cet impressionnant succès législatif dans un contexte pour le moins chaotique, le sujet appelait a priori une focale posée sur le temps très court, sur la narration fine du jeu des cabinets ministériels, sur ce qui se joue alors au quotidien entre les acteurs de la Sorbonne, de la rue de Grenelle, de Nanterre, ou de l’Élysée. C’est ce parti qu’ont pris Bruno Poucet et David Valence, dans leur ouvrage, sans éviter les travers classiques du genre, tant la place accordée aux « grands hommes » que sont le général de Gaulle et Georges Pompidou y apparaît disproportionnée. De fait, c’est surtout la figure d’Edgar Faure qui s’avère cruciale. C’est lui qui parvient à établir le « consensus très artificiel » (p. 80) sur lequel repose la loi : d’une part, en jouant habilement des rapports de force internes au gouvernement et à la majorité ; d’autre part, en mobilisant les thèmes facilement fédérateurs, car vagues, de la modernisation, de l’orientation – par opposition à la sélection –, de la participation et de l’autonomie administrative, pédagogique et budgétaire des établissements. Les différentes significations que les acteurs impliqués attribuent à ces lieux communs restent cependant encore mal connues.

Le succès de cette loi repose donc sur la capacité d’Edgar Faure et de ses plus proches conseillers à se couler dans le moule des topoï technocratiques alors en vigueur dans les milieux politiques, la presse, la haute fonction publique, ou le patronat, par le maniement du vocabulaire de l’université « sclérosée », du « blocage » de la société, de la « modernisation » inéluctable, tout en esquivant la question de la mise en place concrète – puisque, par la vertu de l’autonomie, c’est aux universitaires de la prendre en charge. L’efficacité de cette rhétorique est telle que certains des chercheurs réunis dans La loi Edgar Faure s’y laissent eux-mêmes prendre, et la mobilisent à leur tour. avec un double effet. D’une part, cela gomme la diversité des positions au sein même du « camp réformateur » formé par des universitaires, industriels et hauts fonctionnaires proches de Pierre Mendès France [4]. D’autre part, la loi et ses conséquences sont présentées comme inéluctables – l’introduction de Bruno Poucet et l’article de Laurent Jalabert étant sur ce point caractéristiques. Davantage que certains articles, ce sont ainsi les témoignages de Pierre Trincal, chef du bureau des études générales de l’Éducation nationale en 1968, et de Jacques de Chalendar, alors conseiller technique d’Edgar Faure, qui révèlent le mieux l’efficacité toute concrète des ambiguïtés, des improvisations, des bricolages même, qui sont au cœur de la loi d’orientation. Nécessaires à son adoption, ces louvoiements la rendent déjà grosse de difficultés futures puisque que, comme le résume Antoine Prost tirant la leçon de ce chapitre de l’histoire universitaire : « Où il apparaît qu’une loi peut modifier les structures et la répartition des pouvoirs au sein d’une organisation, non les mentalités et les usages d’un milieu » (p. 77).

« Moitié Courteline, moitié Ubu, moitié Kafka » [5]

Par la multiplicité des études de cas qu’ils proposent, les deux ouvrages mettent à eux deux en valeur la complexité, parfois irréelle, des situations nées du big bang faurien. Jérôme Aust livre ainsi dans La loi Edgar Faure une analyse très fine des rapports de force qui se jouent et se rejouent alors à Lyon, tout d’abord lorsqu’il s’agit de définir localement des unités d’enseignement et de recherche (UER, actuelles UFR), puis dans les négociations sans fin qui entourent la réunion de ces UER en universités pluridisciplinaires. Dans ce qu’il faut bien appeler un véritable sac de nœuds naissent de violentes guerres picrocholines, entre universitaires et entre universités, dont les effets se font longtemps – et même encore – sentir : Lyon est un très bon exemple, mais le lecteur en aura d’autres en tête.

La situation en Île-de-France, « chasse gardée du cabinet du ministre » (p. 203) pour Pierre Trincal, est plus enchevêtrée encore, et défie la synthèse : Charles Mercier consacre un article dans chacun des deux ouvrages à Nanterre, à partir des cas de Paul Ricœur et René Rémond, respectivement dernier doyen de la faculté des lettres créée en 1964 et premier président de l’université qui en émerge en 1971. Ce n’est pas de trop, au vu de l’importance des enjeux symboliques que concentre l’établissement, considéré comme le point de départ des événements de Mai. Dans De l’Université de Paris, les textes de Christophe Charle, Arnaud Desvignes, Florence Bourillon, Laurène Le Cozanet et Christelle Dormoy-Rajramanan, qui abordent respectivement les universités Paris I, Paris VII, Paris XII, de Dauphine et de Vincennes, montrent ainsi à quel point les conséquences de la loi peuvent être diverses, voire contradictoires, à l’échelle des établissements, selon les acteurs et les territoires impliqués, les domaines disciplinaires concernés, les impulsions politiques données. Les trajectoires des deux universités expérimentales que sont Paris VIII Vincennes et Paris IX Dauphine, pourtant créées toutes deux pour incarner les principes de la loi Faure, sont ainsi diamétralement opposées. Dès l’origine, la première place les disciplines littéraires au cœur de ses enseignements, la seconde se concentre sur l’économie et la gestion ; la première recrute Michel Foucault et Gilles Deleuze, la seconde attire Jacques Delors et Jacques Attali ; aujourd’hui, la première est une université de proche banlieue parisienne, suite à son déménagement à Saint-Denis, tandis que la seconde est un grand établissement, proche des instituts d’études politiques.

L’onde de choc se fait en outre ressentir dans tout le système, bien au delà des établissements : le rôle du recteur lui-même change en profondeur, comme le montre Marie-Claude Delmas dans le même ouvrage ; la situation des bibliothèques universitaires, étudiée par Daniel Renoult, reste longtemps très difficile, écartelées qu’elles sont entre les différents établissements. Les institutions, enfin, ne sont pas seules touchées : abordées dans La loi Edgar Faure au travers des articles de Nassera Mohraz sur l’Union nationale interuniversitaire (UNI) et d’Ismail Ferhat sur les syndicats enseignants, ou dans De l’Université de Paris à partir de la contestation étudiante à Tolbiac étudiée par Marina Marchal, les organisations politiques et syndicales connaissent elles aussi des divisions et des recompositions profondes suite à la loi Edgar Faure.

Dans ce bouleversement profond du champ universitaire, dont les effets mettent au moins deux décennies à décanter, ce qui frappe le plus le lecteur c’est sans doute, plus que les luttes entre acteurs, la multiplicité des injonctions contradictoires et des situations de double bind que ceux-ci subissent, en particulier sur la question de l’autonomie. Comme le montre bien Arnaud Desvignes, dans son article pour La loi Edgar Faure, celle-ci est en effet assortie d’un maintien du contrôle de l’État, et même d’un renforcement, ne serait-ce que par le biais des procédures d’habilitation des diplômes. En 1968, comme en 2007, « l’autonomie » des universités, telle que le ministère la conçoit, si elle recouvre bien leur pleine responsabilité, n’implique pas leur liberté : l’État n’abandonne qu’avec réticence ses prérogatives, quoi qu’il en dise.

Carambolages des temporalités, carambolages des spatialisations

Tout ne vient pas d’en haut, et de la réaction à Mai 68 : le grand mérite de l’élargissement de la focale temporelle proposé par De l’Université de Paris est de réinsérer la loi Edgar Faure dans le cadre plus large des évolutions structurelles et des temporalités multiples poussant au changement – les difficultés de la « digestion » (p. 15) de la partition nécessitent ainsi de prendre une temporalité allant au moins jusqu’au ministère d’Alice Saunier-Seïté (1976-1981), voire à celui d’Alain Savary (1981-1984). Les articles dédiés à certaines disciplines révèlent efficacement l’intérêt d’une analyse en amont et en aval : le théâtre, étudié par Stéphane Méchine et Ève-Marie Rollinat-Levasseur, l’économie et la gestion analysées par Brice Le Gall, ou encore la médecine, décrite par Emmanuel Giry et Édith Pirio, sont pris dans des logiques qui leur sont propres et qui expliquent largement les trajectoires des enseignants pendant et après 1968.

De manière plus originale, l’histoire spatiale constitue sur ce point un angle lui aussi particulièrement révélateur, tant il montre que l’enseignement supérieur, outil et objet de planification et d’aménagement du territoire, est un enjeu politique pour des myriades d’acteurs sur la longue durée, par delà 1968 : Loïc Vadelorge montre bien l’existence, dès le début des années 1960, d’une collaboration active sur ce sujet des services de la sous-direction de la prévision du ministère de l’Éducation nationale, du rectorat et du district de la région parisienne, en vue de prévoir les constructions nécessaires pour faire face à la première massification de l’enseignement supérieur.

Pourtant, ces enjeux apparaissent tardivement dans les discussions entourant la scission et la recomposition des universités, ce que souligne Christian Hottin. La lente émergence d’une politique publique universitaire a ainsi été prise de court par Mai 68 et sa conséquence directe, la loi Faure : si celle-ci permet l’accélération de certaines mesures cruciales – la division de l’Université de Paris est un projet qui fait déjà l’unanimité en 1964, dans le numéro spécial que la revue Esprit consacre alors aux universités –, il provoque aussi un gel durable d’autres questions, considérées comme secondaires dans le feu de l’action mais fondamentales sur le temps long, comme la répartition de l’espace entre les institutions. Les grandes lignes de séparation du parc immobilier universitaire entre les nouvelles universités, opérées en 1970 dans la précipitation, sont ainsi encore aujourd’hui parfaitement lisibles – et explosives dans les relations actuelles entre établissements. , Surtout, cette répartition a pour conséquence une hiérarchisation de facto des universités, entre celles qui disposent de locaux à la Sorbonne et celles qui n’en disposent pas, par exemple, qui s’avère particulièrement structurante aujourd’hui dans l’espace parisien, comme le montre l’article consacré par Myriam Baron et Leïla Frouillou aux représentations et aux parcours des étudiants actuels.

La recherche sur cet épisode, caractérisé par la multiplicité des possibilités, en est encore très loin de la synthèse : le cadre d’analyse de la modernisation conquérante, marqué par la mémoire des acteurs, ne se fissure que peu à peu, alors même que l’intérêt des chercheurs s’affirme et que de plus en plus d’archives deviennent accessibles – comme le montre l’annexe à La loi Edgar Faure rédigée par Sylvie Le Clech et Emmanuelle Picard. La postface de Patrick Fridenson à De l’Université de Paris synthétise très justement, au delà des perspectives de recherche tracées par les deux ouvrages, les angles morts majeurs qui restent à aborder. Trois d’entre eux méritent d’être relevés : la question de la recherche, en particulier du CNRS, évidemment très liée aux universités, surtout depuis la création des laboratoires associés en 1964 ; celle des modèles universitaires étrangers, qu’ils soient étasuniens, britanniques ou allemands, dont l’influence réelle ou supposée reste à mesurer ; celle des disciplines scientifiques, sous-représentées dans les deux ouvrages par rapport à leur poids dans les effectifs d’étudiants et d’enseignants-chercheurs, mais aussi dans les investissements et les préoccupations des dirigeants. Nous en ajouterons un quatrième : manque encore cruellement une histoire sociale de la recomposition des universités, fondée sur une étude prosopographique, qui permette d’éclairer les déterminants du choix d’une unité d’enseignement et de recherche et d’une université, à l’échelle individuelle et collective, pour les enseignants comme pour les étudiants.

par Pierre Verschueren, le 13 avril 2017

Pour citer cet article :

Pierre Verschueren, « L’interminable réforme de l’université », La Vie des idées , 13 avril 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/L-interminable-reforme-de-l-universite

Nota bene :

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Notes

[1Voir Christophe Granger, La Destruction de l’université française, Paris, La Fabrique, 2015 ; P.É.C.R.E.S., Recherche précarisée, recherche atomisée. Production et transmission des savoirs à l’heure de la précarisation, Paris, Raisons d’agir, 2011 ; Christophe Charle et Charles Soulié (dir.), La Dérégulation universitaire. La construction étatisée des « marchés » des études supérieures dans le monde, Paris, Syllepse, 2015, et Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe, Paris, Syllepse, 2007.

[2Celles-là mêmes que les gouvernements successifs cherchent à faire fusionner depuis 2007 : la doxa bureaucratique change, les appels à la « réforme nécessaire » restent.

[3Cette division est opérée par le décret n°70-246 du 21 mars 1970, dit « décret Guichard ».

[4Ils sont particulièrement présents dans l’espace public à partir du colloque de Caen en 1956 : Alain Chatriot, Vincent Duclert (dir.), Le gouvernement de la recherche. Histoire d’un engagement politique, de Pierre Mendès France à Charles de Gaulle (1955-1969), Paris, La Découverte, 2006.

[5Henri Van Effenterre, cité dans Christophe Charle, « Genèse du Centre multidisciplinaire Tolbiac dans le contexte universitaire des années 1970 », in De l’Université de Paris, p. 166.

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