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Recension Politique International

L’idée de Pakistan

À propos de : Venkat Dhulipala, Creating a New Medina : State Power, Islam, and the Quest for Pakistan in Late Colonial India, Cambridge, Cambridge UP


par Julien Levesque , le 23 octobre 2017


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Le Pakistan s’est rêvé, avant de naître, en nouvelle Médine. C’est du moins la thèse de l’historien Venkat Dhulipala, mais le projet d’ériger un État musulman puissant, qui assurerait le rayonnement de l’islam à travers le monde, était-il aussi populaire et abouti qu’il le dit ?

Recensé : Venkat Dhulipala, Creating a New Medina : State Power, Islam, and the Quest for Pakistan in Late Colonial India, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, 554 p.

Le Pakistan portait-il en lui, avant même sa création, la graine de son échec ? Plus précisément, les contradictions qui, à partir des années 1950, conduisent à la domination prolongée du pouvoir civil par l’état-major militaire et à une pression constante vers « l’islamisation » étaient-elles déjà présentes lorsque le projet de création d’un État pour les musulmans du sous-continent indien n’en était qu’à un stade embryonnaire ? Poser cette question, c’est présupposer que le Pakistan, pays né de la partition du sous-continent indien en 1947, serait un « échec », un État « failli », à en juger par son incapacité à monopoliser la violence légitime et à contrôler l’intégralité de son territoire. Certains commentateurs estiment que le Pakistan n’est pas parvenu à un consensus politique stable car ses fondateurs n’avaient pas suffisamment imaginé ce qu’il devrait être concrètement [1], cherchant au contraire à rallier un soutien populaire massif derrière un idéal abstrait – l’idéal d’un État dans lequel les musulmans sud-asiatiques ne seraient pas soumis à la volonté de la majorité hindoue.

Bien que ces questions ne soient pas celles auxquelles Venkat Dhulipala cherche explicitement à répondre, leur spectre flotte néanmoins sur son ouvrage récent, Creating a New Medina. Ce livre, qui a suscité de nombreux débats depuis sa publication, entend apporter un regard neuf sur les années menant à la partition du sous-continent indien, à partir du cas des Provinces unies (United Provinces), devenues l’État de l’Uttar Pradesh dans l’Inde indépendante. V. Dhulipala examine pour cela de nombreuses publications, principalement en ourdou et en anglais, parues dans les années 1937-1947 dans les Provinces Unies : livres, documents de propagande politique, livrets pamphlétaires, débats par lettres dans la presse, poésie d’étudiants militants.

Un nouveau regard sur la naissance du Pakistan ?

À partir de ce matériau, V. Dhulipala espère avoir accès à l’imaginaire des millions des musulmans indiens qui ont soutenu, opposé, débattu le projet du Pakistan. Il écrit en effet avec justesse que

les questions concernant les problèmes et les espoirs de la partition n’occupaient pas seulement les esprits des élites politiques anglophones, mais aussi ceux d’un public plus large à l’intérieur de la sphère publique vernaculaire. Le [projet du] Pakistan était ainsi intensément débattu et vigoureusement contesté aussi bien au sein de la communauté musulmane indienne qu’à l’extérieur. (p. 6-7)

Ce travail permet à l’auteur d’affirmer que le Pakistan n’était pas « une idée vague qui devint accidentellement un État-nation », mais une « utopie islamique » censée non seulement offrir un refuge aux musulmans sud-asiatiques, mais aussi, et surtout assurer le renouveau et le développement de l’islam à travers le monde en prenant le relai du Califat ottoman aboli en 1924 par l’État kémaliste (p. 4).

Comme il l’explique clairement dans son éloquente introduction, V. Dhulipala entend déconstruire ce qui constitue depuis quelques décennies la doxa de l’historiographie de la partition. La force polémique de l’ouvrage réside principalement dans le fait que l’auteur s’en prend tout particulièrement à une thèse largement répandue et devenue selon lui « la nouvelle orthodoxie » (p. 7). Selon cette lecture des événements, le « père fondateur » du Pakistan, Muhammad Ali Jinnah (1876-1948), le Qaid-i Azam (grand leader) à la tête de la Ligue musulmane à partir de 1916, n’aurait en réalité jamais souhaité la création d’un État indépendant pour les musulmans, mais aurait utilisé cette demande comme « monnaie d’échange » pour obtenir des concessions en leur faveur de la part du parti du Congrès mené par Nehru et Gandhi, et des Britanniques. La proposition faite par le gouvernement britannique le 16 mai 1946, appelée Cabinet Mission Plan, prévoyait une Inde unifiée dans laquelle hindous et musulmans partageraient le pouvoir de manière paritaire sous la tutelle d’un gouvernement fédéral au pouvoir limité. Le refus de cette proposition par le Congrès aurait contraint les Britanniques à opter pour la partition du pays, plaçant Jinnah dans une situation où il ne pouvait refuser ce qu’il avait publiquement exigé avec tant de véhémence depuis plus d’une décennie.

Bien que la thèse soit plus ancienne, V. Dhulipala l’attribue à l’historienne Ayesha Jalal, contre qui il construit explicitement son argument [2]. Il formule deux reproches à son endroit. D’une part, cette lecture de l’histoire suppose une disjonction entre les actions de Jinnah et sa volonté « véritable », que l’historienne prétendrait saisir. D’autre part, elle fait l’impasse sur les sentiments, aspirations et représentations des musulmans en faveur de la création du Pakistan.

Présenté par l’éditeur comme opérant un renouvellement complet de l’historiographie dominante sur la partition, l’ouvrage a fait l’objet d’une certaine médiatisation : plusieurs panels et tables rondes ont été organisés dans le cadre universitaire comme au delà, par exemple à la Conférence annuelle d’études sud-asiatiques de Madison ou encore au Jaipur Literature Festival. Mais c’est surtout l’attaque frontale portée par V. Dhulipala contre Ayesha Jalal et d’autres historiens, couplée à la prétention de réinventer l’historiographie de la partition, qui a suscité émoi et polémique parmi les spécialistes. Faisal Devji dénonce ainsi le « travestissement » que V. Dhulipala fait de la thèse d’Ayesha Jalal, tandis que Yasmin Khan estime que l’auteur « exagère ses conclusions (…) et (…) manque l’occasion de faire une lecture plus subtile de son matériau », dont elle reconnaît néanmoins l’intérêt.

L’ouvrage de V. Dhulipala ne tient en effet pas toutes ses promesses. L’auteur souhaite se démarquer d’une « histoire des grands hommes » telle qu’a pu l’écrire Ayesha Jalal (p. 8). Il élargit ainsi le spectre en ne s’intéressant pas uniquement aux décideurs, mais aux « hommes qui étaient actifs en politique, dans la presse, les écoles, les mosquées et madrassas de l’Inde du Nord » [3]. V. Dhulipala entend ainsi comprendre les « fondements populaires du nationalisme pakistanais » (p. 4) en examinant « les débats publics qui [les] ont nourri [s] » (p. 7). Certes, l’auteur ne prétend pas adopter une démarche subalterniste, mais la dimension « populaire » de ses conclusions semble parfois forcée : ainsi, bien qu’il ignore, de son propre aveu, l’ampleur de la diffusion de pamphlets qu’il analyse dans le chapitre 8, ou même s’ils ont été traduits en ourdou, il les considère néanmoins comme « un indice de la sensibilité commune croissante [growing common sense] à propos du Pakistan à Aligarh et dans l’Inde du Nord musulmane en général » (p. 399). Même quand il dit s’intéresser à l’articulation du message pro-Pakistan dans les qasbahs, les petites villes du nord de l’Inde (p. 243), l’auteur ne fait qu’examiner les discours retranscrits et publiés, et l’on saisit mal les dynamiques politiques locales. En somme, V. Dhulipala montre que l’idée du Pakistan est débattue au-delà des élites politiques anglophones, touchant aussi les élites vernaculaires politiques, religieuses, et intellectuelles. Mais il n’étudie pas la diffusion ni la réception du message des élites par les musulmans des zones rurales (rappelons que le taux d’alphabétisation dans l’Uttar Pradesh était de 12,02 % en 1951), contrairement à ce qui a pu être fait à propos de Gandhi par exemple [4].

Imaginer le Pakistan : Médine

L’un des arguments centraux de l’auteur consiste à dire que le projet du Pakistan, loin d’être « sous-imaginé », a été largement investi et envisagé comme une « nouvelle Médine ». Les partisans du Pakistan auraient donc imaginé le futur État en combinant des arguments « laïcs » (secular) concernant sa population, son territoire et son économie, avec l’idéal de « l’État islamique » — un État dans lequel l’application parfaite des préceptes coraniques garantirait paix et justice pour tous. L’expression « nouvelle Médine » fait en effet référence à un célèbre épisode de l’histoire musulmane : après l’Hégire et l’installation des musulmans à Médine en 622, le Prophète fait signer un pacte aux différentes tribus de Médine et aux musulmans venus de la Mecque, qui établit une fédération. Ce document, souvent appelé « constitution de Médine », définit pour la première fois la ummah — terme qui signifie alors communauté et désignera ensuite exclusivement les musulmans — ainsi que les droits et devoirs des différents groupes religieux : les musulmans, les « gens du livre » (juifs et chrétiens), et les païens.

C’est à ce modèle de gestion politique harmonieuse que font appel les partisans du Pakistan, et notamment certains religieux dont V. Dhulipala examine les écrits. L’auteur entend ici aussi s’attaquer à l’un des « truismes » (p. 353) de l’historiographie de la partition : l’idée selon laquelle les oulémas déobandis [5] se seraient tous opposés à la partition du sous-continent et auraient soutenu le parti du Congrès. L’historiographie nationaliste indienne met en effet généralement l’accent sur le fait que les religieux musulmans issus de l’école de Deoband, rassemblés dans le parti politique Jamiat-ul Ulama-i Hind (JUH), n’avaient pas approuvé le concept de « nation musulmane » et la « théorie des deux nations », principes justifiant la nécessité d’un État séparé pour les musulmans. V. Dhulipala s’intéresse aux religieux déobandis dissidents qui, sous la houlette de Maulana Shabbir Ahmad Usmani, fondèrent le Jamiat-ul Ulama-i Islam (JUI) en 1945 pour soutenir la Ligue musulmane. Il affirme qu’entre les membres de la Ligue musulmane, généralement perçus comme des modernistes occidentalisés, et les oulémas, considérés comme conservateurs, n’existait en fait qu’une « petite différence » de pensée (p. 360). Selon l’auteur, les arguments d’Usmani — à qui l’on doit l’association entre le Pakistan et Médine (p. 360) — en faveur du Pakistan rejoignent ceux de la Ligue musulmane : ils comprennent une dimension religieuse, qui fait du Pakistan une utopie islamique, mais aussi des raisonnements laïcs sur les futures régions à inclure dans le pays, la question des minorités, les enjeux de défense militaire, ainsi que la viabilité économique du pays.

L’’utopie islamique et les minorités religieuses

Les thèmes abordés par Usmani sont récurrents dans la multitude de textes pour et contre le Pakistan que V. Dhulipala examine. Ils auraient toutefois gagné à être analysés de manière transversale avec un plus grand souci de synthèse et de contextualisation des documents examinés. Par exemple, la « théorie des populations otages » (hostage population theory) est avancée dans de nombreux arguments de la Ligue musulmane. Le problème épineux qui se posait aux partisans du Pakistan était en effet celui des minorités : les provinces dites à majorité musulmane, vouées à devenir le Pakistan [6], contenaient d’importantes minorités hindoues et sikhes. La future Inde comprenait elle-même une importante minorité musulmane. De surcroît, le soutien politique au projet du Pakistan émanait principalement des provinces à minorité musulmane, et ce jusqu’en 1946. L’auteur s’intéresse précisément à l’une de ces provinces, les Provinces unies, qui constitue par ailleurs le foyer de la culture indo-musulmane d’Inde du Nord, ce qui lui donne une importance symbolique forte.

D’après la « théorie des populations otages », la sécurité des minorités de chaque futur État serait garantie par l’État voisin. En somme, l’Inde serait forcée de bien traiter ses citoyens musulmans car le Pakistan s’en prendrait à ses propres minorités hindoues et sikhes si elle venait à les maltraiter. Pour certains, le Pakistan n’hésiterait pas à entrer en guerre contre l’Inde pour porter secours à la minorité musulmane. D’autres étaient favorables à des traités bilatéraux entre l’Inde et le Pakistan afin de protéger leurs minorités respectives (p. 149). D’autres encore, comme le journaliste pendjabi Mohammad Sharif Toosy, furent contraints de constater que cette supposée solidarité musulmane n’existait pas, puisque la Turquie ottomane n’avait pas œuvré pour protéger les musulmans à travers le monde (p. 168). Mais le problème n’en était pas moins une affaire de puissance aux yeux de Toosy, pour qui le Pakistan, en tant qu’État musulman du monde, ne permettrait donc jamais que des musulmans soient maltraités.

D’autres leaders musulmans contestaient néanmoins vivement une telle théorie. Maulana Syed Muhammad Sajjad, soutien du parti du Congrès, dénonçait cette « insidieuse rhétorique de violence » (p. 283), arguant qu’« aucun gouvernement musulman (…) ne commettrait des atrocités contre ses propres citoyens pacifiques uniquement parce que des musulmans sont persécutés ailleurs » (p. 285). Le leader intouchable Ambedkar, dans son étude critique du projet du Pakistan, soulignait quant à lui le caractère « sinistre » de cette théorie du « maintien de la paix et de la justice par représailles » (p. 140).

Rendre compte de ces débats aurait permis de poser la question de l’idéal commun qu’était le Pakistan à la lumière d’un cas spécifique. La théorie des populations otages offre un bon exemple de l’impensé du projet de nouvelle Médine. Les partisans du Pakistan, en mettant en avant cette théorie comme solution au problème des minorités, étaient-ils en train d’imaginer le futur Pakistan, ou de dissimuler les problèmes que ne manquerait pas de rencontrer le pays, à commencer par les migrations massives et les massacres qui se produisirent lors de la partition [7] ?

L’ouvrage de V. Dhulipala ne répond pas à cette question. Les partisans du Pakistan projetaient-ils dans le futur État autre chose que ce qu’ils souhaitaient y voir ? N’ont-ils pas refusé de prendre la mesure de la distance entre les deux entités, de l’importance des minorités, des déséquilibres régionaux, du pluralisme linguistique et culturel, en surestimant la capacité d’un idéal commun à assurer la bonne entente ? L’ouvrage de V. Dhulipala souligne certes les débats entre musulmans indiens et la multiplicité des imaginaires du futur Pakistan, mais ne montre pas en quoi il existait un consensus sur ce que le Pakistan devait être.

La « nouvelle Médine » qui donne son titre au livre reste un idéal, une utopie, dont les différentes formulations étudiées par Venkat Dhulipala constituent difficilement une feuille de route politique concrète. La démonstration de l’auteur ne remet pas véritablement en cause l’idée que le succès du Pakistan en tant que projet repose sur sa capacité à rassembler des conceptions multiples — ce qu’Ayesha Jalal a décrit comme un « fourre-tout de rêves inatteignables » [8]. Or, c’est précisément cette absence de consensus qui est généralement soulignée pour expliquer les problèmes que le Pakistan a rencontrés une fois l’indépendance obtenue. Malgré toutes ses limites, cet ouvrage — important ne serait-ce que par le débat qu’il a suscité — présente le mérite de nous inviter à examiner comment le Pakistan a été imaginé, et ouvre ainsi la voie à de nouvelles recherches.

par Julien Levesque, le 23 octobre 2017

Pour citer cet article :

Julien Levesque, « L’idée de Pakistan », La Vie des idées , 23 octobre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/L-idee-de-Pakistan

Nota bene :

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Notes

[1Philip Oldenburg, « “A Place Insufficiently Imagined” : Language, Belief, and the Pakistan Crisis of 1971 », The Journal of Asian Studies, vol. 44, no 4, 1985, p. 711 733.

[2Ayesha Jalal, The Sole Spokesman : Jinnah, the Muslim League and the Demand for Pakistan, Cambridge University Press, 1994. Voir en particulier le chapitre 5, « Jinnah’s “Pakistan” and the Cabinet Mission Plan ».

[3Gail Minault commente : « ceci n’est donc pas une histoire par le haut ; ce n’est pas non plus une histoire par le bas. C’est plutôt une histoire par le milieu ».

[4Shahid Amin, « Gandhi as Mahatma : Gorakhpur District, Eastern U.P., 1921-2 », dans Ranajit Guha (dir.), Subaltern Studies III, Delhi, Oxford University Press, 1983, p. 1–61.

[5L’école islamique Dar-ul Ulum Deoband a été fondée en 1866-1867 en réaction à la conquête de l’Etat d’Awadh en 1857 par les Britanniques et à l’abolition de l’empire moghol. Son enseignement s’appuie sur le cursus classique des madrassas sunnites hanafites d’Asie du Sud, mais innove en introduisant des méthodes « modernes » (salles de classe, cours magistraux, examens, prix d’excellence). De nombreuses antennes ont par la suite été établies à travers le sous-continent. L’école est à l’origine du mouvement sunnite réformiste déobandi, qu’on oppose souvent au mouvement barelvi en raison de son rejet du culte des saints.

[6Ces provinces forment l’acronyme donnant son nom au pays : Pendjab, Afghanistan (qui désigne ici la Province frontière du nord-ouest, à majorité pachtoune), Cachemire, Sindh. Il manque bien entendu le Bengale.

[7La partition a provoqué l’une des plus grandes migrations du XXe siècle, avec au moins 10 millions de déplacés. Les migrations ont été accompagnées de massacres intercommunautaires opposant musulmans d’un côté aux sikhs et hindous de l’autre, faisant plus d’un million de morts.

[8Ayesha Jalal, The Sole Spokesman, op. cit., p. 199.

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