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L’émergence du libéralisme indien

À propos de : Christopher Bayly, Recovering Liberties : Indian Thought in the Age of Liberalism and Empire, Cambridge.


par David Todd , le 7 février 2013


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Au début du XIXe siècle, les idées libérales européennes pénètrent en Inde. Christopher Bayly retrace leur adaptation progressive au contexte politique, social et intellectuel du sous-continent. Son livre contribue au renouvellement de l’histoire intellectuelle par une approche globale et transnationale.

Recensé : Christopher Bayly, Recovering Liberties : Indian Thought in the Age of Liberalism and Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, 404 p.

Le miracle démocratique indien ne cesse d’émerveiller. Comment, presque seule parmi les grands États issus de la décolonisation, l’Inde a-t-elle su préserver un régime représentatif et le respect des droits fondamentaux des individus et des minorités ? Dans son dernier ouvrage, Recovering Liberties : Indian Thought in the Age of Liberalism and Empire, Christopher Bayly offre une réponse nouvelle, nuancée et éclairante, qui met l’accent sur la réappropriation du libéralisme d’origine européenne et son adaptation progressive au contexte politique, social et intellectuel du sous-continent par plusieurs générations de penseurs indiens.

Christopher Bayly, professeur d’histoire impériale à l’université de Cambridge, est l’un des historiens les plus influents du monde anglophone. Ses travaux ont modifié en profondeur notre compréhension des origines et du fonctionnement de l’empire britannique, tandis que sa synthèse, La Naissance du monde moderne (1780-1914), a exposé une nouvelle vision, plus polycentrique tout en prenant la juste mesure de la domination européenne, des processus de mondialisation au XIXe siècle [1]. Dans la lignée de cette vision, Recovering Liberties cherche à élargir l’horizon de l’histoire intellectuelle, une discipline longtemps confinée à l’histoire des grands penseurs européens.

Le moment Râm Mohan Roy

Bayly resitue l’émergence du libéralisme indien dans le cadre d’un enthousiasme d’ampleur planétaire pour le modèle constitutionnel libéral au lendemain des guerres napoléoniennes, depuis la proclamation de la constitution de Cadiz par les Cortes espagnoles en 1812 jusqu’aux constitutions adoptées par les anciennes colonies ibériques en Amérique. Les idées libérales européennes pénètrent en Inde non seulement par l’intermédiaire de radicaux britanniques hostiles au régime despotique de l’East India Company, mais aussi grâce à des contacts plus directs avec les mouvements révolutionnaires européens, via l’enclave portugaise de Goa ou le comptoir français de Pondichéry.

Les concepts de représentation et de droits individuels reçoivent un accueil chaleureux parmi les intellectuels brahmanes du Bengale, notamment les adhérents de la Vedānta, une doctrine philosophique hindoue qui met l’accent sur l’épanouissement de l’individu. La figure majeure de cette rencontre intellectuelle est le réformateur hindou Râm Mohan Roy (1772-1833). Hostile à l’idolâtrie et au Satī (l’immolation des veuves), Roy dénonce également la confiscation des richesses du sous-continent par l’East India Company et le manque d’égards de l’administration britannique pour les droits fondamentaux de ses sujets indiens. Soulignant le rôle important joué par les institutions représentatives dans l’Inde ancienne, tels le panchayat ou assemblée du village à l’échelle locale, Roy et ses disciples réclament le respect des droits de propriété, la liberté de la presse, et le droit pour les indigènes de siéger dans les jurys du système judiciaire britannique. Les années 1820 voient l’émergence d’une véritable opinion publique, portée par un nombre croissant de journaux périodiques, tels le Mirut-al-Akhbar (en persan) et le Calcutta Journal (en anglais) de Roy, et le début de l’ amélioration progressive de la condition juridique des Indiens les plus aisés et les plus éduqués.

Mutations et persistance du libéralisme indien

Après 1840, les héritiers de Roy transforment et radicalisent sa doctrine. Dressant une galerie de portraits d’intellectuels étourdissante d’érudition, Bayly distingue deux tendances principales : l’élaboration d’une « sociologie avenante » (benign sociology) pour contrecarrer la montée en puissance des stéréotypes raciaux dans la pensée européenne, et le développement d’un « libéralisme statistique », qui accumule des données sur la société et l’économie indienne afin de contester les politiques poursuivies par l’administration britannique. S’éloignant du libéralisme constitutionnel britannique, les libéraux indiens puisent leur inspiration dans le positivisme d’Auguste Comte, le républicanisme de Giuseppe Mazzini ou encore le protectionnisme de Friedrich List. Comme représentant de cette deuxième génération du libéralisme indien, citons Girsh Chunder Ghose (1829-1869) qui, au moment de la grande Rébellion qui secoue l’Inde du Nord en 1857-1858, dresse un parallèle avec la révolution anglaise du XVIIe siècle et la révolution française de 1789, et condamne l’obscurantisme des rebelles en même temps que les excès de la réaction britannique.

A la fin du siècle et plus encore après la première guerre mondiale, l’érosion du libéralisme indien s’accentue face aux progrès du « communalisme » (les tensions entre communautés religieuses), d’un nationalisme intégral enclin à légitimer le recours à la violence face au colonialisme britannique, et d’idées révolutionnaires marxisantes. Selon Bayly, les principes libéraux restent pourtant une source d’inspiration essentielle pour l’intelligentsia indienne au cours de la marche à l’indépendance. Le juriste Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956), défenseur des intouchables et principal rédacteur de la constitution de 1947, serait ainsi moins un antilibéral qu’un « contre-libéral » (un concept inspiré par la « contre-démocratie » de Pierre Rosanvallon), partisan de la discrimination positive pour pallier aux insuffisances du libéralisme constitutionnel plutôt que pour le dépasser. Malgré son rejet ostensible du libéralisme, même le Mahātmā Gandhi reste fidèle aux principes de liberté d’expression et de liberté d’association, et à une méfiance somme toute très libérale envers le volontarisme étatique.

La « créolisation » comme mécanisme de diffusion du libéralisme

Recovering liberties est aussi une invitation à repenser les origines de la pensée libérale dans le monde entier et en particulier dans son berceau européen. L’enthousiasme planétaire pour le constitutionnalisme libéral dans les années 1810 et 1820 apparaît ici comme une conjoncture fondamentale : le moment Râm Mohan Roy en Inde répond au Moment Guizot identifié en France par Rosanvallon [2]. Comme Roy, Guizot et les autres inventeurs du libéralisme français, tels Benjamin Constant et Jean-Baptiste Say, ont produit des doctrines libérales originales à l’issue d’une rencontre intellectuelle et politique avec l’efficacité du modèle libéral britannique. La France de 1815 n’est pas colonisée, mais tout de même vaincue et occupée par les forces britanniques. Le libéralisme français pourrait être redéfini, selon la terminologie de Bayly, comme une « idéologie créole », c’est à dire le produit non d’une pure diffusion, mais d’un travail de réappropriation menée à partir de traditions intellectuelles autochtones. Dans cette perspective, les idées des Lumières, mais peut-être également la culture protestante (Guizot, Constant et Say sont tous les trois issues de milieux réformés), rempliraient le rôle de relais joué par la Vedānta au Bengale.

Le néo-diffusionnisme de Bayly ne saurait être accusé d’eurocentrisme parce qu’il met l’accent sur l’autonomie des acteurs indiens et parce qu’il met les libéralismes français, italiens, ibériques etc. sur le même plan que le libéralisme indien. En revanche, on pourrait l’accuser d’anglocentrisme, puisque la Grande-Bretagne apparaît toujours comme le centre ultime d’impulsion des idées libérales. Mais ce centrisme là est peut-être légitime : l’âge d’or du libéralisme ne coïncide pas par hasard avec la prépondérance britannique des années 1810 à 1860. L’étiolement des idées libérales après 1870 s’explique sans doute en partie par le déclin géopolitique de la Grande-Bretagne, même si le legs de l’ère libéral persiste souvent de manière déguisée : l’attachement de la Troisième République au parlementarisme bicaméral doit plus à l’orléanisme anglophile qu’au républicanisme proprement dit.

Affinités anglo-indiennes et connections franco-arabes

Il est tentant de rechercher d’autres « affinités électives » que celles identifiées par Bayly entre libéraux britanniques et indiens. Un cas particulièrement intéressant serait la réappropriation du discours patriotique français, à la fois plus autoritaire et plus égalitaire que le libéralisme britannique, dans le monde arabe. Albert Hourani a déjà souligné, dans un ouvrage plus classiquement diffusionniste que celui de Bayly, mais auquel le sous-titre de Recovering Liberties rend hommage, Arabic Thought in the Liberal Age, 1798-1939, le pouvoir d’attraction des idées politique françaises sur la pensée politique arabe après 1800 [3]. Si le début du XIXe siècle a connu un moment constitutionnel libéral, il a aussi connu, parallèlement, un moment jacobino-bonapartiste. Cet autoritarisme modernisateur et égalitariste présentait moins d’attraits pour les castes supérieures du Bengale que le libéralisme aristocratique d’origine britannique. Mais il trouva un terreau fertile dans le monde arabe, où l’accent mit sur la cohésion nationale comme moyen de promouvoir le progrès de la civilisation pouvait renvoyer à la notion d’ « ‘asabiyya » (solidarité) héritée d’Ibn Khaldoun. Rifa’a al-Tahtawi (1801-1873), directeur du premier journal en langue arabe et fondateur d’une école de traduction franco-arabe au Caire, travailla ainsi sans relâche à adapter le patriotisme progressiste français aux circonstances géopolitiques et idéologiques de l’Egypte du XIXe siècle.

Recovering Liberties est un livre important par son contenu et par les pistes de recherche qu’il suggère. C’est aussi un livre optimiste, plein d’une foi bienvenue dans le renouvellement de l’histoire intellectuelle par une approche globale et transnationale, dans l’avenir de la démocratie libérale et, à rebours du déclinisme conflictuel de Samuel Huntington ou Niall Ferguson, dans la fertilité des échanges entre les grandes civilisations humaines.

par David Todd, le 7 février 2013

Pour citer cet article :

David Todd, « L’émergence du libéralisme indien », La Vie des idées , 7 février 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/L-emergence-du-liberalisme-indien

Nota bene :

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Notes

[1Oxford, Blackwell, 2004 et Paris, Édition de l’Atelier / Le Monde diplomatique, 2007 pour la traduction française.

[2Paris, Gallimard, 1985.

[3Oxford, Oxford University Press, 1962.

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