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Recension Arts Philosophie

L’art désacralisé

À propos de : Jean-Pierre Cometti, Art et Facteurs d’art. Ontologies friables, Presses universitaires de Rennes


par Marianne Massin , le 11 novembre 2013


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L’œuvre d’art, selon Jean-Pierre Cometti, ne possède pas de qualités intrinsèques mais existe et se définit à travers des facteurs sociaux, institutionnels et matériels. Sa réflexion s’inscrit dès lors dans une approche pragmatiste qui s’oppose à une vision fétichisée de l’œuvre.

Recensé : Jean-Pierre Cometti, Art et Facteurs d’art. Ontologies friables, « Aesthetica », Presses universitaires de Rennes, 2012, 217 p., 16€.

Quelle place tient l’art dans nos vies ? Quel rapport entretient-il avec notre culture et nos usages ? Peut-on encore parler d’« Art » quand les enjeux financiers et la puissance du marché contredisent l’idée de son autonomie, ou quand des biennales dictent le rythme et les attentes d’une production artistique subordonnée à un dispositif et à un thème ? Y a-t-il encore « œuvres » quand elles se font performance et événement, processus plutôt qu’objet, ne doit-on pas alors envisager à rebours de les délivrer de la fétichisation et la réification ? Ne faut-il pas changer nos « Manières de penser » en prêtant plus d’attention aux « Manières de faire » ?

L’ambition d’Art et facteurs d’art est d’indiquer des voies de réponse, invitant à réfléchir non seulement à nos croyances sur l’art et aux usages du mot « art », mais à ce qui fait « art ». Loin de la déploration d’un statut perdu, loin de la prosternation devant une réalité marchande, s’opposant à l’une et l’autre en les renvoyant en miroir, Jean-Pierre Cometti défend l’idée que l’art ne peut être dissocié de ses « Facteurs », soit l’ensemble des éléments qui font qu’une chose, dans des conditions données et pour un temps donné, peut être proposée et perçue comme art. Ces facteurs sont matériels ou perceptuels, historiques et culturels, ils engagent des modes d’appréhension et des schèmes mentaux, et par là des possibilités d’identification de ce qu’on qualifie comme art dans un contexte donné, ils éclairent et structurent les conditions de réception des œuvres.

En soulignant l’opérativité de ces facteurs, en les déployant dans leur pluralité et en les liant entre eux, l’auteur occupe une place singulière dans le champ de la philosophie de l’art, puisqu’il se situe ainsi à la fois dans le prolongement des travaux de Nelson Goodman et de John Dewey (sans compter l’influence récurrente de Wittgenstein et de Musil). S’appuyant d’une part sur Goodman, qui a substitué à la question insoluble « qu’est-ce que l’art ? » cette autre « quand y a-t-il art ? » [1], il retient la critique de l’essentialisme et amplifie l’accent mis sur les conditions de fonctionnement. Goodman désignait comme « activation » les conditions physiques et matérielles qui assurent aux œuvres leur fonctionnement [2], Cometti élargit l’emploi du terme pour y inclure l’analyse des dispositifs mentaux, sociaux et institutionnels qui font qu’on identifie telle chose non seulement comme art, mais encore comme tel ou tel art, qualifié de telle ou telle manière. À l’instar de Dewey d’autre part, il défend une position pragmatiste et l’ancrage dans une expérience vive qu’on ne doit jamais minorer. Comprendre un film ou un roman, c’est « entrer dans une relation qui fait appel à une expérience préalable » (p. 18). Ce faisant, il se distancie du « relativisme radical sous contrainte de rigueur, lequel débouche sur quelque chose d’apparenté à de l’irréalisme » par lequel Goodman qualifie sa propre démarche [3]. Car si l’on ne peut isoler les productions artistiques de leurs modes d’activation et des processus d’identification, on ne peut pour autant les y dissoudre ; les pratiques et les réalisations artistiques ont bien une réalité et une existence publique dans l’expérience qu’on en fait et dans ses effets (il faut donc comprendre à la fois ce qui fait art et ce que l’art fait). Ce pourquoi il importe aussi de ne pas se payer de mots et de mythes, d’éclaircir les situations et les attentes pour mieux goûter un art qui « reste une affaire sociale par quelque bout qu’on le prenne » (p. 202).

Sans retracer le détail de discussions souvent serrées (entre autres sur le « tournant ontologique » et la « propension à la réification » de la philosophie analytique (p. 181), ou sur la fiction ou sur les analyses de Danto), sans suivre toutes les investigations rassemblées ici (certains chapitres reprenant des versions déjà publiées ailleurs [4]), on peut dégager trois axes forts dans l’argumentation : les conséquences d’un régime ontologique séparé de l’art, l’insistance sur la dimension temporelle, l’exposition comme processus paradigmatique et problématique.

« La force d’un malentendu » et ses enjeux

Creusant le sillon de ses précédents livres où il plaidait pour une philosophie de l’usage [5], Cometti traque ici la persistance du malentendu déjà dénoncé [6], celui d’une autonomie de l’art. Cette conception suppose une idée de l’œuvre, pensée comme totalité organique, close, dotée de propriétés supposées intrinsèques, envisageable indépendamment des processus de réception qu’on en a. Il montre ici à nouveaux frais qu’il faut prendre la mesure d’un tel « mythe », non seulement dans son édification historique et philosophique, mais encore dans les apories et paradoxes qu’il engendre tant sur le plan des pratiques artistiques (par exemple dans les « échecs » des avant-gardes [7]), que sur le plan théorique. Il dresse donc le tableau d’une « ontologie à contre-jour », montrant ce qu’implique cette croyance en un art autonome, auto-suffisant, en des œuvres dont l’identité et les qualités s’imposeraient d’elles-mêmes. Cette croyance est doublement contestable : d’une part factuellement, l’histoire complexe des processus d’attribution, de promotion et de reconnaissance des œuvres montre l’inanité d’une telle position, ainsi la Joconde n’a pas toujours été considérée comme un « chef-d’œuvre » (p. 30) ; d’autre part philosophiquement, on peut dénoncer ce qui la sous-tend, et le réseau bipolaire (stérile mais ancré dans nos habitudes) qui oppose l’objet et le sujet, l’entendement et la sensibilité, les faits et les valeurs, et radicalise une dichotomie entre réalisme objectif, et relativisme subjectif. Or le relativisme ne condamne ni à l’arbitraire d’une subjectivité, ni à l’idiotisme d’un langage privé, il est compatible avec de possibles consensus ; de fait, ces œuvres, « sans qualités » (intrinsèques), « entrent dans un système de descriptions socialement et historiquement définies, ce qui veut dire qu’elles renvoient à des habitudes et à des usages » (p. 48-49), elles s’inscrivent donc dans une mémoire et un arrière-plan partagés et partageables — on identifie, par exemple, une représentation d’un personnage sacré par la convention stylistique de l’auréole peinte.

La temporalité à l’œuvre

Un des mérites de ce livre est d’insister sur la double dimension temporelle de l’art, et de nos pensées sur lui. D’une part, comme cet arrière-plan peut aussi être celui de nos attentes et préjugés, celui de nos habitudes et schèmes mentaux, il faut traquer la résistance de certaines conceptions de l’art — de là sans doute sous la plume de Cometti, la réitération des thèmes d’un livre à l’autre et l’insistance mise à débusquer des paradoxes pour éclairer les différents usages du mot « art ». D’autre part, il s’agit de tirer toutes les conséquences de cette inscription de l’art dans des pratiques et des expériences, afin de contrer la fétichisation d’un objet artistique, soustrait au temps, apprécié pour ses propriétés indépendamment de ce qui le relierait à des intérêts sociaux et culturels. L’art est toujours activé par des processus qui le mettent « en état de fonctionner » ici et là, d’une manière qui n’est jamais exclusive, invariable ou définitive tant dans l’expérience esthétique, que dans la production artistique.

À cette fétichisation a-temporelle, il faut donc substituer la relativité temporelle des processus, et à ce régime ontologique séparé d’un art pur et autonome le pluriel des « ontologies friables » parce que les frontières s’y font labiles et mouvantes — aussi peut-on également les dire « éphémères » (p. 69). Cela ne conduit pas à la dissolution de la réalité artistique, mais invite au contraire à mieux la considérer dans ses modalités multiples. Les œuvres ne sont pas « intransitives » et ne possèdent pas leur sens en elles-mêmes, elles sont en relation avec un contexte de signification et avec les circonstances de leur activation, elles peuvent donc avoir aussi valeur d’archives ou de document. Parallèlement l’art contemporain engage à requalifier ce qui ne relève plus de la création d’ « œuvres », mais de la performance, de l’événement, de l’action et de l’interaction ; le document peut alors prolonger des pratiques qui ne s’incarnent plus dans un objet. Dans cette perspective, il faut penser la « friabilité » des césures habituelles plutôt que leur opposition : l’œuvre dans le premier cas documente sur le processus qui l’a engendrée et activée, dans le second, c’est le document qui témoigne du processus d’activation, mais dans tous les cas, l’art est moins dans le résultat réifié que dans l’activation. Aussi importe-t-il de considérer les « manières de faire » comme des actes — significativement, les chapitres de cette deuxième partie du livre ont pour titres des verbes à l’infinitif.

L’exposition comme processus paradigmatique et problématique

Une attention particulière est portée au processus d’exposition [8] — souvent paradoxal en ce qu’il soustrait l’œuvre aux conditions de sa production (renforçant ainsi le mythe d’un art autonome et « auratisé ») tout en la proposant à l’attention et aux conditions de l’expérience, l’activant ainsi par des dispositifs de monstration. Derechef, ce déplacement de perspective, sur ce qui fait l’art (et non sur ce qu’il est), rend poreuses les habituelles lignes de démarcation, que ce soit celle entre des arts qui s’exposent et ceux qui, comme la performance, n’ont rien à exposer, ou celle entre performances et installations, lesquelles « sont en effet moins un genre […] qu’une dimension des œuvres au regard de leur nécessaire activation » (p. 144). À cette dimension contextuelle et temporelle s’ajoutent, de manière souvent moins explicite mais aussi opérante, des dispositifs pour « sélectionner », « normer », « convaincre » de ce qu’il y a à apprécier, sollicitant ainsi des modalités d’identification.

L’auteur suggère que l’art contemporain, aussi déconcertant qu’il paraisse parfois, n’est peut-être pas si éloigné d’un art « rétinien » — « c’est et ce n’est pas le Christ » peut-on se dire devant un tableau qui le représente ; cette logique de « la double persuasion » est-elle si différente de celle qui nous fait regarder la « Boîte Brillo » comme étant et n’étant pas objet usuel (p. 117-118) ? Dans la dernière partie du livre, Cometti développe une idée (esquissée dans d’autres chapitres) selon laquelle ces processus d’activation et de sélection donnent pouvoir à de nouveaux décideurs : les commissaires qui, dans leur double fonction managériale et curatoriale, classent et rassemblent des productions au profit de l’œuvre/exposition, dotée d’un titre qui prend valeur performative ; avec les experts, ils contribuent aussi à une évaluation reprise par le marché. Se met ainsi en place une critique en amont, silencieuse et sans jugement « muette », c’est-à-dire non soumise aux processus de discussion publique. Le risque est alors qu’elle supplante l’effectivité de la fonction critique traditionnelle.

Certes, la perception est toujours en contexte et « l’œuvre » (si le mot convient encore) n’a d’existence que publique, mais il importe de préserver l’ouverture de cet espace public et de maintenir la possibilité d’une fonction critique. Souligner la diversité des facteurs d’art, la porosité des classifications, la pluralité d’ontologies éphémères, peut certainement y contribuer ; ce livre incite en tout cas à redéployer cette dimension par l’éclairante mise en perspective de nos manières de faire et de penser l’art.

par Marianne Massin, le 11 novembre 2013

Aller plus loin

Florent Coste, « L’art sans qualité », La Vie des Idées, 24 mars 2010.

Jean-Pierre Cometti, « L’art et le reste », La Vie des Idées, 3 février 2011.

Aline Caillet, « L’art en situation »¬, La Vie des Idées, 25 novembre 2009.

Pour citer cet article :

Marianne Massin, « L’art désacralisé », La Vie des idées , 11 novembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/L-art-desacralise

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À lire aussi


Notes

[1« Quand y a-t-il art ? » [1978, Ways of worldmaking, chapitre 4, texte d’abord traduit et présenté par Danielle Lories, Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 199-210, puis par Marie-Dominique Popelard, Manières de faire des mondes, éd. J. Chambon, 1992, p. 79-96.

[2N. Goodman, L’Art en théorie et en action, trad. de l’américain. Paris, Éditions de l’éclat, 1996

[3N. Goodman, Manières de faire des mondes, trad. Marie-Dominique Popelard, éd. J. Chambon, 1992, p.7.

[4On regrette des rapidités dans l’établissement du manuscrit (notamment des renvois en note à une page ou un chapitre inexistant, p. 134 ou p. 160).

[5J.-P. Cometti, Art, modes d’emplois. Esquisses d’une philosophie de l’usage, Bruxelles, La Lettre volée, 2001 ; voir aussi L’Art sans qualités, Tours, Farrago, 1999

[6J.-P. Cometti, La force d’un malentendu. Essai sur l’art et la philosophie de l’art. Questions théoriques, 2009

[7Voir Peter Bürger, La théorie de l’avant-garde, trad. Paris, Questions théoriques, 2012

[8Référence est faite à Kluser, B. et Hegewisch, K., L’art de l’exposition : une documentation sur trente expositions exemplaires au XXe siècle. Paris : Éditions du Regard, 1998. Sur ce sujet, voir aussi Jérôme Glicenstein, Une histoire d’expositions, PUF, 2009.

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