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Recension Politique

L’Europe des hautes sphères

À propos de : L. van Middelaar, Le passage à l’Europe. Histoire d’un commencement, Gallimard, 2012.


par Stéphanie Novak , le 17 septembre 2012


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Luuk van Middelaar présente une autre histoire de la construction européenne qui passe par une analyse des différents discours sur l’Europe, de l’influence des évènements internationaux et de la recherche tardive de légitimité démocratique.

Recensé : Luuk van Middelaar, Le passage à l’Europe. Histoire d’un commencement, traduction du néerlandais par Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot, Paris, Gallimard, 2012. 480 p., 27, 90 €.

Le passage à l’Europe. Histoire d’un commencement est une version révisée de la thèse que Luuk van Middelaar a rédigée sous la direction de Marcel Gauchet. L’auteur s’y donne le but ambitieux de saisir « la véritable nature politique de l’Union » européenne (p. 10). L’originalité de la démarche tient au fait que Van Middelaar considère l’Union des années 1950 à nos jours sans toutefois adopter un ordre chronologique. Il s’agit plutôt d’analyser diverses étapes du développement de l’Union européenne pour en dégager la singularité politique, parce que « la vérité de la politique ne peut se comprendre que dans le temps » (p. 14).

Trois discours sur l’Union Européenne

Cette démarche se veut novatrice. L’avant-propos et le prologue montrent en quoi elle se démarque du débat opposant fédéralistes et souverainistes. En outre, selon Van Middelaar, la nature politique de l’Union ne peut être saisie que si l’on se méfie des mots et des discours. Van Middelaar refuse le jargon. Tout en étant extrêmement bien informé sur les questions techniques, ce livre ne présuppose aucune connaissance spécialisée des mécanismes institutionnels et de la multitude d’acronymes et néologismes par lesquels on s’y réfère bien souvent. Par ailleurs, l’auteur identifie et déconstruit trois types de discours sur l’Union européenne, dont il met en évidence les soubassements idéologiques et normatifs ainsi que les origines historiques. Van Middelaar distingue ainsi un discours sur « l’Europe des États » lié au confédéralisme et dont les tenants académiques sont surtout les historiens et les spécialistes des relations internationales ; un discours sur « l’Europe des citoyens » lié au fédéralisme, qui n’a pas encore d’assises universitaires ; et un discours sur « l’Europe des Bureaux » lié au fonctionnalisme, principalement tenu par les économistes, les sociologues et les politologues. Ces discours se combinent pour générer trois autres discours dominants : l’intergouvernementalisme (Bureaux et États), le supranationalisme (Bureaux et Citoyens) et le constitutionalisme (États et Citoyens). Or, selon Van Middelaar, ces discours ne permettent pas de rendre compte de l’historicité de la construction européenne. Cette partie critique est salutaire. Elle rend compte de manière simple du foisonnement des discours sur l’Union européenne sans caricaturer les études existantes. De plus, elle montre que les différentes théories visant à expliquer l’intégration européenne ne sont pas exemptes de préférences politiques sur la voie que devrait prendre le projet européen. Van Middelaar ne manque pas d’audace intellectuelle lorsque d’emblée il repère et met à distance ces discours.

L’Europe des trois sphères

L’auteur considère ensuite l’Europe politique de trois points de vue. La sphère externe se définit par ses limites géographiques. Elle comprend les États souverains du continent (« le concert européen »), animés par la recherche de leur intérêt propre. La sphère interne est, elle, fondée sur le traité signé en 1951. Elle est composée des institutions européennes et est animée par la recherche de l’intérêt communautaire. La sphère intermédiaire est formée des États membres de l’Union et se laisse plus difficilement définir. Dans cette sphère, chaque État recherche son intérêt tout en ayant une conscience croissante de l’intérêt communautaire. Le livre se concentre sur cette sphère qui est, selon Van Middelaar, mal comprise. Ce serait en saisissant la nature particulière des relations interétatiques à ce niveau qu’on pourrait éclairer la nature de l’Union. Néanmoins, on peine parfois à comprendre comment la conception des relations interétatiques qui sous-tend la sphère intermédiaire se distingue de la conception intergouvernementale classique critiquée par Van Middelaar.

Les deux premières parties du livre tentent d’expliquer le « passage à l’Europe » en prenant pour acteurs les pères fondateurs et les chefs de gouvernement. La première partie (« Le secret de la table ») est la plus novatrice. Van Middelaar montre que le choix de la règle de majorité ou, pour le dire autrement, l’abandon du droit de veto, par les États membres leur a permis de se constituer en corps politique. Van Middelaar éclaire un point fondamental et selon nous très peu souvent noté par les études européennes. Pour caractériser l’Union, on a plus souvent mis en avant la délégation ou l’abandon de souveraineté. Le passage à la majorité en est la traduction concrète. L’auteur montre de manière très convaincante comment il a été essentiel à la fois pour l’adoption des traités et pour la prise de décision législative quotidienne au Conseil. Autre originalité remarquable de cette première partie, la relecture qu’offre Van Middelaar du compromis de Luxembourg. Ce texte de 1966 a mis fin à la crise de la chaise vide. Pendant plusieurs mois, la France n’avait pas siégé au Conseil parce que la délégation française avait refusé qu’une décision dans le domaine agricole soit prise à la majorité. Par le Compromis de Luxembourg, les parties reconnaissent que lorsque l’intérêt vital d’un État est menacé, il ne doit pas être mis en minorité et qu’une solution doit être trouvée pour le satisfaire. Alors que ce compromis est habituellement considéré comme un échec — la cristallisation de l’opposition entre les tenants et les opposants de la décision législative majoritaire — Van Middelaar brise le consensus. Selon lui, le compromis signifie que les Français reconnaissent le Traité et que les cinq autres membres du Conseil reconnaissent eux que des intérêts nationaux cruciaux ne peuvent être négligés au nom de l’Europe. Ce compromis a permis à la sphère intermédiaire d’exister.

Un nouveau récit de la construction européenne

Dans la deuxième partie (« Les caprices de la fortune »), l’auteur tente de montrer comment l’Union européenne s’est formée en réaction aux événements internationaux. L’Union y apparaît ainsi comme une construction diplomatique. Cette lecture s’écarte de bien des études qui mettent en avant les fondements économiques de l’Union européenne. L’auteur livre ainsi une narration originale de la construction européenne. Par exemple, la Convention européenne, qui a surtout été étudiée pour son fonctionnement interne, est abordée par le biais de la politique étrangère. Van Middelaar met en relation le travail de la Convention et le contexte de la guerre en Irak. Cette partie s’appuie sur force anecdotes mais un peu trop souvent sur des propos rapportés (par exemple de Mitterrand). Cette méthode est périlleuse car on a rarement la preuve que les acteurs ont bien tenu les discours qu’on leur attribue. En outre, en se focalisant sur l’action des chefs d’État et de gouvernement, la conception diplomatique proposée par Van Middelaar peut sembler réductrice. On pourra par ailleurs regretter que les conséquences de l’élargissement à l’Est et la façon dont il modifie ou non le projet européen soient traitées rapidement.

La recherche de légitimité démocratique

Cette histoire centrée sur les chefs d’États conduit à mettre en évidence, de manière symptomatique et pour ainsi dire cruelle, le manque de légitimité démocratique de l’Union européenne. Avant que ne s’ouvre la partie finale du livre, le rôle des citoyens européens et le contrôle démocratique de l’action des chefs d’États n’avaient quasiment jamais été évoqués par l’auteur. Cette dernière partie — intitulée « La quête du public » — aborde enfin ce sujet en analysant les efforts de « démocratisation du haut vers le bas » : « le mouvement vint d’hommes politiques flottant dans l’air et se cherchant un sol stable » (p. 420). Van Middelaar provoque le lecteur en qualifiant de « chasse aux applaudissements » la recherche de légitimité démocratique par les acteurs de la construction européenne. Au sein d’un tableau dense, il distingue trois stratégies utilisées pour conquérir l’assentiment populaire. La stratégie allemande consiste à « convaincre ». Van Middelaar fait le catalogue des mesures censées éveiller le sentiment européen — drapeau, hymne, euro... La stratégie romaine,« panem et circum », consiste à distribuer des biens sociaux et juridiques — droit d’établissement dans les différents États membres, aides régionales, politique agricole commune... La stratégie grecque consiste à donner une voix au peuple, en l’impliquant dans le processus de construction européenne — par exemple en instituant l’élection au suffrage universel du Parlement européen. Van Middelaar n’hésite pas à analyser l’aspect démagogique de certaines de ces politiques de conquête et évite les thèses faciles, comme celle selon laquelle le Parlement européen, par sa seule existence, accroîtrait la légitimité démocratique de l’Union. Il souligne ce paradoxe : depuis trente ans, les citoyens se désintéressent de plus en plus du Parlement, alors que les compétences formelles de cette institution se sont accrues. En offrant une typologie des divers essais de démocratisation du haut vers le bas et en analysant leur échec, l’auteur aborde un point à notre connaissance peu discuté dans les études existantes.

Cependant, Van Middelaar considère comme des stratégies pour « attirer et retenir l’attention du public » (p. 342) des actions qui n’en sont pas forcément. Pour qu’on puisse parler de stratégie, il faut qu’un acteur utilise consciemment une méthode pour atteindre un but distinct — dans le cas présent, la légitimité de l’Union. Or, on peine parfois à identifier le stratège et, par conséquent, à comprendre pourquoi telle ou telle politique émanant de Bruxelles peut tenir lieu de stratégie visant à convaincre les Européens de la légitimité de l’Union européenne. Que le drapeau ou l’hymne européens relèvent d’une approche stratégique (allemande), on peut le comprendre car ils ne sont que des symboles. Mais si toute politique publique décidée à Bruxelles est une stratégie pour asseoir sa légitimité — comme les pages qui décrivent la stratégie « panem et circum » le suggèrent en se référant à la politique agricole commune, à la liberté de circulation ou aux aides régionales — on ne sait plus en quoi consiste la nature politique de l’Union que Van Middelaar cherche à identifier. Ainsi, au terme de cette troisième partie, on est convaincu de la singularité et de la complexité politique de l’Union européenne. On est aussi troublé par l’échec complet de sa démocratisation. Mais la « nature politique » de l’Union semble encore plus énigmatique — en ce sens l’ouvrage a le mérite de stimuler le questionnement. La thèse que défend Van Middelaar dans la troisième partie provoque le lecteur, mais l’argumentation manque de nuance. L’auteur se concentre sur les principaux acteurs de la construction européenne en parlant unilatéralement de la démocratisation du haut vers le bas. La société civile et les parlements nationaux semblent passifs ; leurs initiatives ne sont peut-être pourtant pas sans impact sur le « public » européen.

De manière générale, on pourrait aussi regretter qu’en postulant que « les motifs politiques du vivre-ensemble dament en dernier ressort le pion aux intérêts économiques » (p. 11), Van Middelaar néglige les facteurs économiques. Par ailleurs, le style de l’auteur peut parfois déconcerter par son emphase. Ainsi, il n’est peut-être pas nécessaire d’en appeler à Moïse et aux Dix Commandements pour expliquer qu’à l’inverse de ceux-ci, les constitutions modernes sont révisables. L’usage très fréquent des métaphores ne permet pas toujours de clarifier le propos et peut se révéler irritant — comme lorsque dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteur se réfère à de multiples reprises à « Dame Fortune » pour signifier le rôle de la contingence dans la construction européenne. Cependant, en nous faisant partager sa connaissance fine de la construction européenne et en en dégageant les multiples originalités, Van Middelaar propose un ouvrage stimulant, utile et personnel.

par Stéphanie Novak, le 17 septembre 2012

Pour citer cet article :

Stéphanie Novak, « L’Europe des hautes sphères », La Vie des idées , 17 septembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/L-Europe-des-hautes-spheres

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