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L’État européen au XXIe siècle

À propos de : Desmond King, Patrick Le Galès, Reconfiguring European States in Crisis, Oxford, Oxford University Press


par Samuel B.H. Faure , le 10 juillet 2020


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L’État européen subit au XXIe siècle une vaste reconfiguration qui n’est ni celle du retrait, ni celle du grand retour. Il en découle une politique transnationale et capitaliste menée par l’« État-membre », dirigé par la technocratie bureaucratique et l’interdépendance internationale.

De quoi l’État est-il le nom au XXIe siècle ? Pour les un-e-s, la capacité de l’État à agir sur le monde s’est réduite comme peau de chagrin partout en Europe. Tony Blair au Royaume-Uni, Nicolas Sarkozy en France, Angela Merkel en Allemagne, etc., ont mené la même politique néolibérale en faveur du marché et des entreprises, accompagnée par les processus d’européanisation et de globalisation. Pour d’autres, l’État est, au contraire, résiliente, ayant une influence toujours majeure sur l’organisation de la société et la vie des citoyen-ne-s. Par exemple, la pandémie mondiale liée au Covid-19 lors de laquelle cette recension est écrite semble confirmer le grand retour de l’État. C’est l’État qui a confiné la moitié de la population mondiale en quelques semaines. Il ne s’agirait donc pas d’enterrer trop vite l’État qui conserve son agency par le « monopole de la violence légitime ».

Le livre collectif dirigé par Desmond King (Université d’Oxford) et Patrick Le Galès (Sciences Po Paris) vise à dépasser cette opposition classique retrait/retour de l’État, en défendant la thèse de sa reconfiguration dans une perspective institutionnaliste et comparative. L’État est défini comme

[…] un ensemble permanent et complexe d’institutions interdépendantes, relativement différenciées, légitimes, appartenant à l’UE [Union européenne], autonomes, fragmentées mais avec des institutions représentatives basées sur un territoire défini ; et reconnu comme un État par les autres États et l’UE […] L’État se caractérise par sa capacité administrative (ses outils de gouvernement, ses mesures et ses instruments politiques) à gouverner une société ; à établir des règles contraignantes, à résoudre les conflits, à exercer l’autorité, à protéger les citoyens, à définir et à protéger les droits, à allouer les ressources, à créer des catégories de classification, à maintenir l’ordre et à faire la guerre (p. 5).

Cette plongée dans l’État européen en crise au début du XXIe siècle est une somme considérable : 496 pages, 23 chapitres, 28 auteur-e-s. Ce livre est aussi un modèle de collaboration scientifique internationale par le programme de recherche OxPo unissant l’Université d’Oxford et Sciences Po Paris. Il rassemble les pape-ss-es de l’analyse des politiques publiques en Europe dont Jenny Andersson, Colin Crouch, Colin Hay, Michael Keating, Bruno Palier, Donatella della Porta, Wolfgang Streeck, Mark Thatcher, Cornelia Woll, etc. Leurs contributions stimulantes offrent une cartographie originale de l’État au XXIe siècle par ses différentes échelles, ses relations au marché, ses politiques publique et sa position vis-à-vis de la sécurité et la démocratie. Trois angles sont choisis pour discuter de cet ambitieux programme de recherche : la sélection des cas d’étude, le rapport des variables explicatives à l’objet d’étude et les approches théoriques retenues.

L’État-membre : un nouvel idéal-type

Selon King et Le Galès, l’État demeure un acteur central de la politique contemporaine en Europe, mais avec des configurations, rôles et ressources en recomposition. Plus exactement, ils observent une « politique transnationale et capitaliste menée par l’État-membre » en Europe (p. 451). L’expression « État-membre » ne renvoie pas à la catégorie juridique définissant l’appartenance formelle d’un État à l’UE, mais au concept forgé par Christopher Bickerton (chapitre 2). Selon Bickerton, la principale caractéristique de la recomposition de l’État en Europe est le passage du modèle de l’État-nation dépendant de la société à celui de l’État-membre dépendant de l’UE. En effet, l’État-membre est moins organisé par des rapports conflictuels et politiques avec la société du fait du déclin de la « démocratie de partis », que par des relations consensuelles entre les gouvernements nationaux dirigés par l’expertise bureaucratique. L’État-membre est une « technocratie populiste » ou pour paraphraser Engels, une « administration des choses ». Son administration est caractérisée par un processus d’« agencification » consistant à déléguer à des agences indépendantes son rôle de régulation (p. 51). Pour ce qui est de l’élaboration de l’action publique, l’État-membre utilise des instruments politiques dépolitisés tels que le rôle grandissant des banques centrales dans la mise en œuvre des politiques macroéconomiques, au détriment des gouvernements représentatifs.

Plutôt qu’une évolution incrémentale ou qu’un changement radical, cette dynamique de reconfiguration de l’État prend la forme de « crises » successives (p. 453) : crise financière de 2008, crise migratoire, crise de légitimité, crise de régime avec le Brexit, etc. Les États-membres subissent ce moment politique inattendu et incontrôlé en gérant les crises sans parvenir à les résoudre, générant une intensification et non une diminution des reconfigurations. La tragédie de l’État européen résulte de ce cycle infernal : la crise entraîne la reconfiguration de l’État qui génère une autre crise qui renforce la pression sur la recomposition de l’État qui renforce la crise, etc. Si l’État n’est pas sorti de cette zone de turbulences, quatre processus politiques conditionnent, selon King et Le Galès, la reconfiguration des États européens au début du XXIe siècle : la transformation de la gouvernance mondiale, l’évolution du capitalisme, l’usage des instruments politiques par les acteurs étatiques et la montée de l’« État sécuritaire » (p. 15).

Les quatre déterminants de la reconfiguration de l’État

Premièrement, le changement d’échelle relatif à l’organisation et à la régulation des entreprises, des sociétés et des États est symptomatique du changement dans la manière de gouverner l’action publique. L’État est en interaction permanente avec les villes et les régions, d’autres États et des organisations internationales comme l’UE, mais aussi des entreprises et des groupes d’intérêts. Cette gouvernance à niveaux-multiples prenant la forme d’un maillage institutionnel se déployant du local au global, recompose l’État :

Dans la plupart des pays, la politique territoriale nationale ressemble désormais à une mosaïque, avec des niveaux de gouvernance qui se chevauchent, des réseaux d’acteurs politiques territoriaux et de nombreuses combinaisons de politiques publiques […] les dépenses du gouvernement central en pourcentage des dépenses publiques sont inférieures à 20 % dans les États fédéraux (Allemagne, Belgique), avoisinent 35 % en Scandinavie, en France et en Italie, et restent aux alentours de 70 % dans les pays les plus centralisés comme le Royaume-Uni (p. 20).

Deuxièmement, la reconfiguration de l’État est liée à la financiarisation du capitalisme et aux mesures d’austérité qui ont suivi la « Grande Récession » de 2008 incarnées par la politique des experts et le développement des agences de l’UE (p. 24) : « En substance, le cœur de l’activisme de l’État est passé d’une tentative de diriger ou d’orienter le marché – comme pendant le « boom » d’après-guerre – à un soutien du marché aujourd’hui. Le soutien du marché a toutefois été un programme de l’activisme d’État, plutôt qu’un signal d’éclipse de l’État » (p. 25).

Troisièmement, la recomposition de l’État est conditionnée par l’usage de certains instruments politiques afin d’agir « efficacement » et d’éviter l’échec des politiques mises en œuvre. Correspondant au phénomène du « New Public Management », ce processus de rationalisation politique est « […] fondé sur des indicateurs de performance, la fragmentation des organisations verticales, les mécanismes du marché et l’accent mis sur la valeur pour le consommateur » (p. 29). Il renvoie au phénomène d’agencification de l’État, à la pratique normalisée de « solutions » public/privé pour élaborer l’action publique et de l’audit pour l’évaluer, à des décisions en faveur de la dérégulation, ainsi qu’à la transformation d’institutions en particulier par les nouvelles technologies.

Quatrièmement, King et Le Galès observent un déclin des politiques militaires (ce que Michael Mann qualifie de « hard politics ») au profit de nouvelles manières d’exercer l’autorité et de contrôler les populations représentées par la montée d’un État sécuritaire (« security state  »). Au XXIe siècle, l’enjeu n’est plus, affirment les auteurs, de se défendre contre un ennemi dans le cadre d’un conflit armé entre États, mais de prévenir et si besoin de répondre à la violence d’individus radicalisés et de groupes non-étatiques.

À l’Est de Berlin

Dans cet ouvrage, les États analysés correspondent à l’Europe de l’ouest et plus exactement à « l’Europe des douze », si on lui soustrait le Luxembourg et le Danemark (absent des chapitres), et y ajoute la Hongrie et la Suède (largement traitées). La référence au cas américain est également constante. On peut d’ailleurs observer que les auteur-e-s de l’ouvrage travaillent dans ces mêmes pays (France, Royaume-Uni, Italie, Allemagne, Pays-Bas, Irlande et États-Unis). En revanche, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) y compris la Pologne, sont peu considérés. Il en va de même des États non-membres de l’UE, par exemple, ceux se situant dans la région balkanique (à l’exception du chapitre 8). Ce choix méthodologique interroge sur la montée en généralités de l’argument défendu par les auteur-e-s : le modèle de l’État-membre et de la politique transnationale et capitaliste s’appliquent-ils également à l’Estonie et à la Slovaquie, à la Finlande et à la Bulgarie, à la Croatie et à la République tchèque, au Monténégro et à la Suisse ? Y-a-t-il un clivage Est/Ouest dans la reconfiguration des États européens ? Observe-t-on des États-membres en dehors de l’Europe ou cette forme d’État est spécifique au vieux continent ? Des recherches complémentaires seraient utiles pour prolonger la dimension comparative de l’ouvrage et préciser sa portée théorique.

Ensuite, le statut des quatre processus conditionnant la reconfiguration des États européens est questionné. S’ils sont clairement présentés par les auteurs comme des processus explicatifs (p. 13), plusieurs développements laissent à penser que ces processus sont constitutifs et donc décrivent la dynamique de recomposition étatique. À ce propos, certaines propositions quasi-tautologiques ne laissent peu de place au doute comme quand les auteurs affirment que « […] la reconfiguration des États européens s’explique par l’évolution des formes et des organisations de l’appareil d’État » (p. 26). L’élasticité de la définition donnée à l’État (p. 5) – qui paraît tout aussi adaptée pour qualifier l’UE – ne permettent pas de dissiper ces doutes. En outre, la temporalité relativement courte (ces dernières décennies) de la reconfiguration des États européens interroge leur passé. Quand la dynamique de recomposition politico-institutionnelle à l’œuvre a-t-elle émergé et quels en ont été les moments décisifs (« turning point ») ? Les mécanismes causaux ont-ils eu un effet analogue ou différent d’un État à un autre ou pour le dire autrement, comment hiérarchiser les processus explicatifs en fonction des cas étudiés ? Ce faisant, quels sont les différents modèles de trajectoires historiques de cette dynamique de reconfiguration de l’État ? Une approche sociohistorique de l’action publique ou l’usage du « process-tracing » pourraient permettre d’« allonger » l’objet d’étude dans le temps et ainsi d’établir les conditions d’émergence de la reconfiguration des États européens.

Le troisième commentaire porte sur les choix théoriques des auteur-e-s qui précisent que l’ouvrage « n’est pas fondé sur une théorie radicalement originale » (p. 7). Les auteur-e-s revendiquent des références pluralistes, en particulier à deux auteurs classiques, Max Weber et Michel Foucault, et à trois champs d’étude, l’économie politique critique, les études des sciences et technologies (STS) et les études migratoires. Ces entrées théoriques sont à bien des égards profitables dans la mesure où elles se complètent habilement et permettent d’intégrer une équipe de recherche internationale autour de références épistémologiquement cohérentes. Il est, par conséquent, surprenant que ces choix ne soient pas davantage discutés vis-à-vis des approches cousines dont on ne trouvera que de rares évocations. C’est le cas des constructivistes qui ont raison d’insister sur « la fluidité des États toujours remodelés par les pratiques, l’usage des services et les discours […] mais en même temps les États sont très institutionnalisés et ils structurent la société » (p. 14). Il en va de même des arguments attentifs aux pratiques ordinaires des acteurs qui malgré leurs apports certains pour analyser l’État seraient, de facto, limitées par leur préférence pour un niveau d’analyse micro. Ces affirmations rendent difficile la compréhension des apports (et des angles morts) des approches retenues vis-à-vis de celles délaissées.

Ces éléments de discussion étant posés, Reconfiguring European States in Crisis n’en demeure pas moins une contribution majeure aux recherches sur l’État au XXIe siècle. À partir de l’Europe, King, Le Galès et leurs collègues donnent un écho puissant au mot fameux du philosophe pragmatique américain, John Dewey, qui affirmait il y a près d’un siècle dans The Public and its Problem (1927), que « L’État devrait toujours être redécouvert ».

Desmond King, Patrick Le Galès, Reconfiguring European States in Crisis, Oxford, Oxford University Press, 2017.

par Samuel B.H. Faure, le 10 juillet 2020

Pour citer cet article :

Samuel B.H. Faure, « L’État européen au XXIe siècle », La Vie des idées , 10 juillet 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/L-Etat-europeen-au-XXIe-siecle

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