Dénonçant l’oubli de la période de l’indépendance par les historiens de l’Afrique, Frederick Cooper affirme qu’un continent d’États-nations n’était pas le résultat inévitable de la décolonisation.
Dénonçant l’oubli de la période de l’indépendance par les historiens de l’Afrique, Frederick Cooper affirme qu’un continent d’États-nations n’était pas le résultat inévitable de la décolonisation.
En 1946, pour la troisième fois dans sa longue carrière, l’historien et sociologue W. E. B. Du Bois se pencha sur la définition de la place de l’Afrique et des peuples de la diaspora africaine dans l’histoire du monde. Voilà comment Du Bois, qui écrivait à la fin de la Seconde Guerre mondiale, expliqua ses raisons de reprendre la plume :
Depuis l’essor de l’empire du sucre et du royaume du coton qu’il a engendré, il y a eu des efforts constants pour rationaliser l’esclavage des Nègres en occultant l’Afrique de l’histoire du monde, si bien qu’aujourd’hui on suppose presqu’universellement qu’il est possible d’écrire l’Histoire sans faire référence aux peuples négroïdes. À mon sens, cela est scientifiquement douteux et également dangereux au vu des conclusions sociales qui en découlent. Je cherche donc dans ce livre à rappeler aux lecteurs, pendant cette crise de civilisation, combien l’Afrique a joué un rôle prépondérant dans l’histoire passée et présente, et combien il est impossible d’expliquer avec justesse la situation critique dans laquelle l’humanité se trouve actuellement si on l’oublie [1].
Ce bref ouvrage de Frederick Cooper, l’un des plus éminents historiens de l’Afrique dans le monde universitaire américain, se base sur les trois conférences « McMillan-Stewart » qu’il donna à l’Institut W.E.B. Du Bois de l’Université de Harvard en février 2012. Il commence par ré-évoquer la thèse soutenue par Du Bois selon laquelle l’histoire du monde ne saurait être comprise sans l’histoire de l’Afrique, et que l’histoire de l’Afrique ne saurait être écrite sans renvoyer à l’histoire du monde. Cooper entame son propos en expliquant les différentes façons dont l’histoire de l’Afrique a été étudiée dans le milieu universitaire américain, faisant référence à son propre parcours.
Il débuta ses études sur l’histoire de l’Afrique en 1967, en tant que jeune étudiant à l’université de Stanford. Là, en proie à une désillusion croissante vis-à-vis de la guerre du Vietnam, il se voit poussé à chercher une région du monde à l’avenir plus prometteur que le bourbier sans fin dans lequel l’Asie de Sud-Est semblait enlisée. Cooper note aussi qu’après la décolonisation,
parmi les historiens, l’impulsion immédiate fut de prouver que l’Afrique avait bien une histoire, que ses sociétés n’étaient pas inscrites dans la continuité intemporelle de la « culture » (p. x.).
L’histoire de l’Afrique passa par plusieurs modes. Dans les années 1970, les historiens de l’Afrique se sont intéressés aux processus de manipulation de l’économie mondiale au détriment du continent et de ses nouveaux États, tandis que dans les années 80, l’attention des africanistes s’est davantage portée sur la période coloniale et sur l’impact de l’héritage colonial sur les modes de pensée, les relations sociales et les institutions au sein de ces sociétés nouvellement indépendantes (p. x).
Depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui, Cooper déplore le fait que la majorité du travail universitaire a porté presqu’exclusivement sur la période coloniale, si bien que seuls quelques rares individus ont eu le courage d’examiner les pans entiers de l’histoire de l’Afrique qui ont précédé ou suivi l’ère coloniale.
Ainsi les historiens de l’Afrique ont-ils négligé le sens et la spécificité de la période de l’indépendance. Le livre de Cooper est en réalité une méditation sur le sens à donner à la fin des empires coloniaux européens d’envergure mondiale, et à l’indépendance politique en Afrique. Il se demande comment nous en sommes arrivés au point actuel : un continent avec plus de cinquante pays, chacun maintenant sa propre souveraineté. Cooper et le sociologue et documentariste Tukufu Zuberi de l’université de Pennsylvanie sont les pionniers d’une vague de travaux universitaires cherchant à réévaluer l’importance de l’indépendance et de la souveraineté pour les pays africains plus de 50 ans après la première vague de décolonisation, qui eut lieu au début des années 1960. [2] L’indépendance politique et la montée d’un continent d’États-nations ont-elles été un triomphe, rendant enfin visible la place de l’Afrique et des Africains dans l’histoire du monde ? Ont-elles été un mauvais tournant ou quelque chose d’intermédiaire ?
En trois chapitres qui constituent en réalité trois essais individuels, Cooper affirme qu’un continent d’États-nations n’était pas le résultat inévitable de la décolonisation. De façon polémique, Cooper soutient ensuite, comme le pensaient beaucoup de dirigeants panafricains, qu’il était possible pour les empires coloniaux de se transformer en fédérations au sein desquelles l’égalité des Européens et des Africains fût respectée. Dans l’introduction, Cooper affirme :
Senghor, Williams, James et Du Bois estimaient tous que le colonialisme et le capitalisme se renforçaient mutuellement. Senghor craignait qu’une indépendance qui n’en n’aurait que le nom pour les petits territoires pauvres et faibles, à savoir la fin de la domination coloniale sans la capacité à gouverner de manière efficace, ne servirait qu’à perpétuer la pauvreté. Pour Senghor, la solution aux iniquités du colonialisme et du capitalisme était non pas de sortir de l’empire mais de le transformer, non pas de se retirer de l’économie mondiale, mais de la transformer elle aussi. (p. 5)
Ce qui est sous-entendu, c’est que si la fin du colonialisme en Afrique fut un triomphe, les États-nations nés de l’indépendance furent tout au plus des lots de consolation. Cooper est particulièrement convaincant lorsqu’il met en évidence l’argument contrefactuel selon lequel l’indépendance de l’Afrique aurait pu être le laboratoire d’un nouvel empire d’égalité, mais le point faible de ce court ouvrage se situe sans doute dans son évaluation des conséquences des transformations qui eurent lieu en réalité.
Dans le premier essai, « L’Afrique et le capitalisme », Cooper s’attaque au lieu commun qui voudrait que l’Afrique occupe une place marginale dans l’économie mondiale, soit par son isolement, soit par sa pauvreté. Au contraire, s’appuyant sur les travaux d’Eric Williams, Kenneth Pomeranz et Prasannan Parthasarthi, Cooper démontre combien les Africains et l’Afrique ont eu un rôle central dans la création du monde atlantique et dans le développement économique de l’Europe et des Amériques.
En montrant qu’il n’est pas possible de penser les Africains comme des partenaires économiques dominés, même dans un processus aussi douloureux que celui de la traite des esclaves, Cooper s’éloigne des récits familiers d’un Walter Rodney, d’un Eric Williams ou des membres de l’école de la dépendance, et s’appuie sur les travaux plus récents de John Thornton et Linda Heyward. Jane Guyer a plutôt décrit la place de l’ouest de l’Afrique centrale dans le monde atlantique du Moyen Âge comme un rôle d’adaptation, où « l’interface des réseaux africains et européens […] a créé une spirale d’implication, une militarisation régionale, et à certains endroits la création de sociétés atlantiques créoles » (p. 17).
C’est en dialoguant avec le travail récent de Morten Jerven, notamment son ouvrage Economic Growth and Measurement Reconsidered [3], que Cooper s’approche le plus d’une réponse à la question suivante : les États-nations territoriaux qui ont émergé sur le continent africain après les empires coloniaux ont-ils oui ou non amélioré la vie des Africains ? Ainsi que Cooper le note, Jerven apporte un argument de poids pour rejeter la thèse défendue par beaucoup de chercheurs postcoloniaux, à savoir que l’indépendance n’a apporté que la pauvreté et le néo-colonialisme. Cooper se tourne plutôt vers les performances économiques des États africains après l’indépendance et cite Jerven pour affirmer qu’« il ne s’agit pas de faire des généralisations à propos d’un manque de croissance ». L’Afrique a connu des périodes de croissance qui ont égalé ou dépassé les taux de croissance contemporains les plus élevés. Jerven « cite des zones de l’Afrique de l’ouest à l’époque de la traite des esclaves, l’essor du cacao en Afrique de l’ouest pendant la période coloniale, et l’essor de l’exportation des années 1950 et 1960, puis, de façon plus ambiguë, la reprise plus récente des exportations ». L’une des leçons les plus importantes à tirer du travail de Jerven est le fait que ce que la plupart des spécialistes du développement ont identifié comme l’échec de la croissance africaine est plutôt le résultat de leur fixation sur le ralentissement économique des années 1980, qu’ils n’ont pas replacé dans une perspective plus longue (pp. 32-33).
Si Cooper rejette l’idée reçue d’une Afrique abritant le « milliard du bas [4] » de Paul Collier, une question restée jusqu’ici sans réponse, et pour laquelle on ne dispose peut-être pas encore des informations empiriques nécessaires, concerne le rôle qu’a joué la souveraineté d’État dans ce que Thomas Piketty a identifié comme une convergence progressive de la production et du revenu au niveau mondiale, convergence où la Chine se trouve en tête et l’Afrique en queue de peloton [5]. Même lorsqu’il trace des grandes lignes, Cooper est toujours conscient qu’un examen du taux de croissance du Ghana ou du Kenya mobilise des arguments bien différents de ceux requis pour examiner les conflits en cours dans l’est du Congo, au Mali, en Somalie, ou au Sud-Soudan. Parler du progrès, fût-il défini de manière très large, dans l’Afrique postcoloniale implique des récits multiples.
La question qui hante le travail de Cooper est de savoir s’il existait une alternative à ces petits États-nations individualisés qui auraient donné aux Africains davantage de contrôle sur leur destin. Dans les deuxième et troisième essais, Cooper tente de répondre à cette question. Dans le second chapitre, « l’Afrique et l’empire » Cooper affirme que « l’Empire, sous une forme ou une autre, a une très longue histoire à côté de laquelle les concepts d’État-nation, de souveraineté et d’auto-détermination n’ont qu’une existence courte et peut-être passagère » (p. 39). Cooper place ce chapitre dans la perspective de Du Bois, qui pensait que la longue histoire des empires africains, de la vallée du Nil jusqu’à ceux du Ghana, du Mali et des Songhaï, démontrait que les Africains étaient plus que capables de se gouverner eux-mêmes et que « quels que soient les torts des empires africains, ils n’ont pas établi de lien entre une race et l’infériorité ou le retard » (p. 39). Pour Cooper, l’utilité de l’empire comme concept analytique vient du fait que « les empires gouvernent des peuples différents de façons différentes » évitant ainsi le besoin éprouvé par l’État-nation d’une fiction d’homogénéité (p. 40). À son sens – et selon lui, au sens de Nkrumah et Senghor en 1958 – l’idée d’empire laissait la porte ouverte à une possible unité et autonomie politique des peuples africains se jouant au-delà du niveau de l’État-nation territorial, que ce soit celui de l’Afrique en général, de l’Afrique de l’ouest, de l’Afrique francophone ou de l’Afrique anglophone, voire de la diaspora toute entière (p. 60).
Le troisième chapitre, « l’Afrique et l’État-nation » soutient que jusqu’en 1960, « la plupart des dirigeants dans l’Afrique occidentale française cherchaient encore des alternatives à la fois au gouvernement colonial et à ce qu’ils craignaient de voir advenir : l’impuissance de petits États-nations appauvris » (p. 66). Ici, Cooper brille comme historien, contant avec concision l’histoire de l’échec d’une Afrique occidentale française unie, du fait des difficultés à maintenir des liens horizontaux entre différents États africains tout en conservant des liens verticaux entre des capitales telles que Dakar et Paris. Cooper déplore la disparition de ce rêve perdu d’une Fédération qui aurait rassemblé intellectuels, travailleurs et élites de France et d’Afrique dans une lutte commune. Dans sa conclusion, Cooper admet néanmoins combien ce rêve eut été difficile à réaliser. Par exemple, il écrit que « les États africains ne font pas l’histoire comme ils voudraient. Ils existent dans le monde. Il est peu étonnant que les dirigeants de beaucoup d’États africains aient vu bien moins d’avantages dans une coopération réciproque – la solidarité horizontale de Senghor – que dans le fait de cultiver des relations verticales avec des États plus riches » (p. 99). Ce sont précisément ces asymétries dans l’économie mondiale qui ont rendu difficile pour les régimes africains l’exercice d’une solidarité face à des pressions immédiates, et ce de l’ouverture de la côte atlantique au XVe siècle jusqu’à présent. En même temps, la disponibilité de catégories toutes faites telles que l’Afrique, le Ghana ou le Sénégal dans le discours économique et politique ont fait qu’au moment de l’indépendance, il était difficile, même pour les dirigeants les mieux intentionnés et les plus clairvoyants, de transcender l’attrait de l’État-nation territorial.
Traduit de l’anglais par Lucy Garnier avec le soutien de la Fondation Florence Gould.
par , le 9 avril 2015
F. Cooper sera l’un des invités d’honneur des « Rendez-vous de l’histoire » à Blois du 10 au 12 octobre 2015.
Alden Young, « L’Afrique post-coloniale, une réévaluation », La Vie des idées , 9 avril 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/L-Afrique-post-coloniale-une-reevaluation
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[1] W. E. Burghardt Du Bois, The World and Africa : An Inquiry into the Part which Africa has played in World History (New York, NY : Viking Press, 1947) p. vii.
[2] Tukufu Zuberi, African Independence : A Film, Philadelphia, PA, TZ Production Company, 2013.
[3] Morten Jerven, Economic Growth and Measurement Reconsidered in Botswana, Kenya, Tanzania, and Zambia, 1965-1995, New York, NY, Oxford University Press, 2014.
[4] Paul Collier, The Bottom Billion : Why the Poorest Countries are Failing and What Can Be Done About It, New York, NY, Oxford University Press, 2008. Voir le compte rendu sur la Vie des idées.
[5] Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 2013, p. 43 et 174.