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Des enfants à la carte ?

À propos de : Jonathan Glover, Choisir ses enfants. Conception, génétique et handicap, Labor et Fides


par Marlène Jouan , le 16 décembre 2020


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L’ingénierie génétique donne la possibilité de choisir, en partie, la personne de nos enfants. Est-ce condamnable ? Au nom de quoi ? J. Glover, grande figure de l’éthique appliquée, répond à ces questions de manière mesurée, remettant en cause la distinction entre opérations de prévention et opérations de transformation.

Le débat public qui a accompagné la dernière révision de la loi française de bioéthique s’est essentiellement focalisé sur le chapitre de la procréation. L’élargissement à toutes les femmes de l’accès à l’assistance médicale à la procréation (AMP), et dans une moindre mesure l’auto-conservation ovocytaire dite « de précaution », hors motif médical et indépendamment d’une démarche de don, ont cristallisé les oppositions entre d’un côté celles et ceux qui applaudissent des avancées sociales majeures, et de l’autre les détracteurs d’une perversion des fins thérapeutiques de la médecine. Moins médiatisées, les dispositions du projet de loi relatives à l’extension du diagnostic préimplantatoire (DPI) de l’embryon, ainsi qu’à la suppression du délai de réflexion obligatoire en cas d’interruption médicale de grossesse pour motif fœtal, ont aussi contribué à structurer le débat entre promotion de la liberté reproductive, en particulier celle des femmes, et double crainte d’un mépris de l’intérêt de l’enfant et d’un retour à l’eugénisme. Ces questions sont au cœur de l’ouvrage de Jonathan Glover, Choisir ses enfants, initialement paru en 2006 et dont la traduction française, si elle arrive un peu trop tard au regard de l’agenda législatif, pourra en revanche alimenter la réflexion à venir sur les « défis éthiques de la procréation » soulevés par les progrès de la génomique, spécialement ceux qui ouvrent des possibilités inédites de sélection des caractéristiques génétiques de nos futurs enfants.

Figure pionnière et reconnue de l’éthique appliquée, Glover n’est plus tout à fait un étranger dans le monde francophone grâce à la traduction d’un premier ouvrage publié en 2017, Questions de vie ou de mort. Malgré des choix terminologiques parfois contestables, il faut saluer le travail de passeur ici poursuivi par Benoît Basse, qui a également dirigé deux numéros de revue consacrés au philosophe britannique [1]. Ce n’est pas non plus la première fois que Glover intervient sur la question des droits à reconnaître, et des limites à imposer, au contenu du « projet parental » que l’ingénierie génétique permet aujourd’hui de former, et dont beaucoup déplorent la toute-puissance. Paru en 1984, What Sort of People Should There Be ? posait déjà la question suivante : « Peut-on trouver de bonnes raisons au choix, fait par les parents d’après certaines valeurs, de créer une sorte de personne plutôt qu’une autre ? » [2] Choisir ses enfants reprend cette enquête normative à la lumière des acquis scientifiques qui ont rendu tangible ce qui n’était naguère qu’un fantasme, des discussions philosophiques qui ont enrichi l’évaluation des risques et des bénéfices de son passage à la réalité, et des pratiques concrètes qui balisent d’ores et déjà le monde que nous imaginons pour demain.

Un monde meilleur plutôt que Le meilleur des mondes

Parmi celles-ci, les plus familières et socialement acceptées sont sans aucun doute celles qui consistent à éviter de faire naître un enfant atteint d’un handicap ou d’une maladie qui compromet de façon significative si ce n’est sa survie à court terme, du moins ses chances d’avoir une vie suffisamment bonne, et qui transformerait radicalement celle que ses parents peuvent mener à ses côtés. Plus controversées sont déjà celles qui consistent à faire délibérément naître un enfant affecté de ce que la plupart des gens considèrent comme un handicap, certes moins grave, mais que d’autres appréhendent et même valorisent, à l’exemple de la surdité, comme une simple différence qui peut être bénéfique non seulement pour l’enfant, mais pour la société tout entière. La réflexion de Glover ne s’en tient toutefois pas aux choix procréatifs qui mobilisent des critères plus ou moins contestés de ce qui constitue un désavantage pour l’épanouissement des personnes. De façon plus explicite dans le sous-titre original, les « dilemmes éthiques de l’intervention génétique » [3] qu’il prend en charge concernent aussi les avantages que de tels choix sont susceptibles de leur conférer dès leur conception, permettant à travers la manipulation de leur ADN d’avoir des enfants « augmentés » ou « améliorés » par rapport à ceux qui sont seulement le fruit de nos ébats sous la couette. Comme le montre le cas du syndrome de Down (trisomie 21), le premier genre d’intervention ne fait certes pas non plus consensus. Mais c’est en général à propos de cette dernière catégorie, dans laquelle on peut inclure les enfants clonés, que les esprits se braquent sur la « fabrication » d’enfants « à la carte ». Il n’y a pas lieu de s’en étonner si ce qui est alors menacé n’est rien moins, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Jürgen Habermas, que « l’avenir de la nature humaine » [4].

On ne trouvera pas pourtant pas dans Choisir ses enfants le ton dramatique qui oriente fréquemment le traitement grand public voire académique de ces questions, et les conclusions hâtivement tirées des slogans les plus couramment brandis dans le débat sont vigoureusement écartées. Par exemple : l’argument « fallacieux » d’après lequel ces choix seraient systématiquement contraires à l’intérêt de l’enfant (p. 47) [5], souvent flanqué de l’autorité de Kant interdisant l’instrumentalisation des personnes (p. 118) ; et celui qui procède d’une comparaison avec l’eugénisme nazi, au sujet de laquelle « la première chose à dire » est qu’elle repose généralement sur l’ignorance de ce que fut véritablement le régime nazi (p. 56). Plus largement, Glover refuse de céder aux sirènes de l’argument dit de la « pente glissante » ou « fatale », qui pour empêcher un résultat horrible nous invite à ne pas faire le premier pas, peut-être moralement acceptable en soi, mais qui ne manquerait pas de nous mener au pire. L’hypothèse optimiste solidaire de la thèse qu’il défend, selon laquelle « nous ne devons restreindre la liberté que lorsque quelque chose de tout aussi important pour l’épanouissement humain se trouve en jeu » (p. 140), est au contraire que les choix génétiques que nous pouvons faire pour nos enfants, aujourd’hui essentiellement négatifs et demain aussi positifs, conduisent à un monde meilleur. Elle est fondée sur un parti-pris théorique qui justifie la progression de l’ouvrage au fil de ses trois chapitres : la distinction entre d’un côté les interventions de restauration et de prévention, et de l’autre celles d’optimisation et de transformation, n’a pas l’évidence ni l’importance qu’on lui accorde habituellement, si bien qu’en passant de l’évitement d’un handicap lourd à la dotation de dispositions heureuses ou de capacités prisées on ne change pas nécessairement, ni fondamentalement, de territoire moral.

Si le positionnement qui en ressort est indéniablement « biolibéral » et qu’il apparaîtra donc excessivement permissif aux yeux des « bioconservateurs », on aurait tort néanmoins de ranger Glover parmi les transhumanistes, a fortiori les post-humanistes, qui pensent que nous devons dépasser, grâce aux biotechnologies, la condition humaine telle que nous la connaissons. Choisir ses enfants, qui s’ouvre sur une présentation neutre des positions pro et contra, recherche le plus souvent « le juste milieu entre deux extrêmes » (p. 124) et se conclut par un appel à la « prudence pratique » (p. 184), n’a en effet rien d’un plaidoyer unilatéral en faveur d’une extension des choix génétiques, et aucune ambition utopiste ne l’anime. Pour reprendre une formule que Glover applique en particulier au dernier chapitre, il faut d’ailleurs moins en attendre des réponses fermes et définitives qu’ « un cadre nous indiquant quelles sont les valeurs devant nous guider » (p. 142) dans la résolution des dilemmes procréatifs, suffisamment détaché des sentiments de révulsion suscités par la perspective de bébés génétiquement modifiés. Savoir que Glover est l’auteur d’une impressionnante « histoire morale » des atrocités du XXe siècle, dans laquelle il explore les ressources culturelles et psychologiques dont nous disposons pour prévenir la répétition de ces crimes contre l’humanité [6], devrait à cet égard servir de garde-fou contre une lecture trop confortable de l’ouvrage.

Philosopher à plusieurs voix

Interrogé sur les cinq meilleurs livres de philosophie morale qu’il recommanderait, Glover a notamment proposé La République de Platon, Anna Karénine de Léon Tolstoï, Les naufragés et les rescapés de Primo Levi ainsi qu’une autobiographie, An Unquiet Mind de Kay Jamison, psychologue atteinte d’un trouble bipolaire. Cette sélection à première vue surprenante donne une idée de l’éclectisme des ressources qui alimentent sa réflexion et que Choisir ses enfants nous invite d’ailleurs à cultiver : l’abstraction philosophique ne détient pas le monopole de la parole légitime lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas ici, de s’interroger sur ce à quoi nous tenons dans l’existence humaine telle que nous la connaissons et d’envisager les scénarios de son évolution future. Sans les mentionner explicitement, l’ouvrage reconnaît ainsi l’apport des disability studies à la compréhension des enjeux éthiques soulevés par la possibilité technique de faire naître, ou d’éviter de faire naître, un enfant atteint d’un handicap. Ce champ de recherche interdisciplinaire, né outre-Atlantique et outre-Manche dans les années 1980 et nourri par les mouvements militants en faveur de l’inclusion sociale des personnes handicapées, a en effet conféré une valeur épistémologique inédite à l’expérience du handicap en première personne, développé un modèle social du handicap par contraste avec le modèle médical jusqu’alors dominant, et alerté des effets discriminatoires du recours au dépistage prénatal (DPN) du handicap et au DPI sur le respect des personnes handicapées. Si le fait de classer la surdité et la cécité parmi les handicaps montre que Glover est loin d’adhérer à toutes les options conceptuelles et normatives qui sont par là favorisées, une arrogante position de surplomb sur ce qu’est une vie valant la peine d’être vécue est donc d’emblée écartée.

Au sein de la philosophie morale dans son acception plus traditionnelle, Glover n’est pas non plus le disciple d’un seul paradigme théorique. Certes, on repère aisément dans l’ouvrage un fil rouge conséquentialiste, illustré par la remise en cause de la distinction entre les actes et les omissions : à l’aune du critère d’épanouissement de l’enfant, ne pas procéder à une intervention génétique permettant de corriger ou d’empêcher le handicap qui lui fera obstacle est moralement condamnable, et le même raisonnement pourrait bien s’appliquer à une intervention visant davantage que le fonctionnement humain normal. L’objection « expressiviste » selon laquelle ce type de choix contribue à renforcer la stigmatisation des personnes handicapées et à diminuer leur estime de soi n’en est pas moins à prendre au sérieux. Invitant à lutter contre l’ensemble des facteurs qui nuisent à l’épanouissement des personnes, y compris les attitudes négatives à l’endroit de telle ou telle catégorie de personnes, Glover est encore conséquentialiste : il manifeste une attention aux effets latéraux de nos actions qui, pour n’être pas intentionnellement visés, ni voulus ni anticipés, doivent être pris en compte dans l’évaluation morale de nos décisions [7]. De même, l’opportunité d’un marché des gènes sur lequel on pourrait se procurer telle ou telle augmentation est à mettre en balance avec le risque d’une exacerbation des inégalités sociales existantes, puisqu’on ne peut exclure qu’une course au capital génétique bénéficie principalement aux classes déjà privilégiées.

Reste que Choisir ses enfants donne aussi une place de premier plan à une valeur qui n’est pas typiquement conséquentialiste, à savoir l’autonomie des personnes, déjà promue par John Stuart Mill lorsqu’il faisait du libre développement et de l’expression de notre « individualité » un ingrédient essentiel du bonheur de chacun et du progrès de tous. Celle des parents tout d’abord, qui justifie le maintien d’une distinction ferme entre ce que d’autres ont appelé l’eugénisme privé et l’eugénisme d’État [8], mais celle des enfants surtout. Bien que l’on ait tort de les penser toujours en concurrence, bien que l’on ait tort également de considérer que les choix génétiques sont à cet égard essentiellement différents des options éducatives, Glover envisage donc de contenir l’autonomie reproductive dans les limites de « ce que nous devons aux autres », en l’espèce à nos enfants et aux générations futures : les injustices que nous pourrions commettre à leur endroit ne sont pas simplement balayées par la perspective impersonnelle d’un monde meilleur. L’analyse affronte ainsi les paradoxes du « problème de la non-identité » formulé par Derek Parfit, sans doute connu des seuls spécialistes, mais qui parlera à quiconque a souvenir des controverses suscitées en France, au début des années 2000, par l’affaire Perruche : naître peut-il être un préjudice ?

Alors que l’idée même de « choisir ses enfants » peut sembler rebutante, voire effrayante, Glover met finalement l’accent sur les nouvelles chances de vie bonne offertes par la possibilité d’altérer, à travers ces choix, ce que nous sommes ou croyons être. Mais nulle prophétie n’en découle : la modestie et l’humilité du propos invitent plutôt chacun et chacune à confronter ses intuitions aux ressources critiques puisées aussi bien dans les théorisations morales à prétention universelle, que Glover mobilise sans esprit de chapelle, que dans le souci du particulier auquel invite la pluralité des formes de vie humaine. La confiance en nos « valeurs partagées » (p. 175) œuvre de concert avec une exigence de cohérence des jugements moraux qui s’en revendiquent, et l’interpellation des responsabilités individuelles et collectives auxquelles elles nous engagent. Parfois touffu, mais écrit dans un style clair et sans jargon, nourri de nombreux exemples réels tout en faisant aussi appel à notre imagination, l’ouvrage contribuera donc à éclairer un grand public cultivé sur les diverses façons de jouer des cartes que l’ingénierie génétique nous met et nous mettra entre les mains. Parallèlement et de manière parfois implicite, il réserve aux philosophes aguerries de quoi mesurer la pertinence des concepts et des arguments complexes qui sont déployés dans les discussions plus étroitement académiques de cette question.

Jonathan Glover, Choisir ses enfants. Conception, génétique et handicap, trad. fr. Benoît Basse, Genève, Labor et Fides, 2020, 202 p., 18 €.

par Marlène Jouan, le 16 décembre 2020

Aller plus loin

• Gary L. Albrecht, Jean-François Ravaud et Henri-Jacques Sticker, « L’émergence des disability studies : état des lieux et perspectives », Sciences sociales et santé, vol. 19, n°4, 2001, p. 43-73.
• Bernard Baertschi, « Devenir un être humain accompli : idéal ou cauchemar ? », in J.-N. Missa (dir.), Enhancement. Éthique et philosophie de la médecine d’amélioration, Paris, Vrin, 2009, p. 79-96.
• Marie Gaille, « Enjeux éthiques des tests anténataux à l’époque contemporaine : l’apport d’une approche conséquentialiste », Canadian Journal of Bioethics / Revue canadienne de bioéthique, vol. 2, n°1, 2019, p. 29-36.
• Jean-Yves Goffi, « Contours et courants de la politique transhumaniste », Raisons politiques, n°74, 2019, p. 51-71.
• Melinda A. Roberts, « The Nonidentity Problem », The Stanford Encyclopedia of Philosophy, éd. 2019.

Pour citer cet article :

Marlène Jouan, « Des enfants à la carte ? », La Vie des idées , 16 décembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Jonathan-Glover-Choisir-ses-enfants

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Notes

[1B. Basse (dir.), « Jonathan Glover : Questions de vie ou de mort », Canadian Journal of Bioethics / Revue canadienne de bioéthique, vol. 2, n°1, 2019 ; et le Special Issue on Jonathan Glover de la Revue d’études benthamiennes, n°15, 2019.

[2J. Glover, What Sort of People Should There Be ?, Londres, Penguin Books, 1984, p. 52.

[3L’édition anglaise comporte en fait deux sous-titres différents : The Ethical Dilemmas of Genetic Intervention et Genes, Disability and Design.

[4J. Habermas, L’avenir de la nature humaine : vers un eugénisme libéral ? (2001), trad. fr. C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002.

[5Au regard de notre actualité immédiate, soulignons que Glover a très tôt contesté la pertinence de cet argument s’agissant du droit des couples homosexuels, en particulier des lesbiennes, à fonder une famille, comme en atteste le rapport sur l’éthique des nouvelles techniques reproductives qu’il a dirigé pour la Commission européenne (Ethics of New Reproductive Technologies : the Glover Report to the European Commission, DeKalp, Northern Illinois University Press, 1989).

[6J. Glover, Humanity. A Moral History of the Twentieth Century, Londres, Jonathan Cape, 1999 (2e éd. Yale University Press, 2012).

[7Cette attention était déjà présente dans « Future People, Disability and Screening » (1992), in J. Harris (ed.), Bioethics, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 429-444.

[8J.-N. Missa et Ch. Susanne (dir.), De l’eugénisme d’État à l’eugénisme privé, Bruxelles, De Bœck, 1999.

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