L’art des jardins anglais au XVIIIe siècle ouvre une brèche qui nourrit l’invention de nouvelles formes de vie collective. Jacques Rancière démêle les fils de cette filiation complexe.
L’art des jardins anglais au XVIIIe siècle ouvre une brèche qui nourrit l’invention de nouvelles formes de vie collective. Jacques Rancière démêle les fils de cette filiation complexe.
Jacques Rancière est sans conteste l’un des penseurs français les plus foncièrement transversaux depuis Foucault, l’un des plus soucieux de mettre la philosophie, son histoire, son magistère, à l’épreuve de ses altérités diverses. De la mémoire ouvrière et de l’éducation populaire aux multiples inventions de l’art moderne et contemporain, il n’a cessé d’explorer des pratiques et des formations discursives traditionnellement exclues – notamment en France – du périmètre étroit de la philosophie universitaire. On peut ajouter qu’il compte parmi ceux, somme toute relativement rares, qui font cas de l’art et de la culture britanniques, et qui leur ont accordé une place non négligeable dans leur réflexion : qu’on pense à l’importance donnée à la période de la révolution anglaise dans Les noms de l’histoire (Le Seuil, 1992), ou au dialogue intermittent qu’il entretient de longue date avec la poésie de William Wordsworth, salué dès les Courts voyages au pays du peuple (idem, 1990) comme l’un des précurseurs de ce que le philosophe identifierait bientôt comme le nouveau « partage du sensible » opéré dans le sillage de la Révolution française. Ce dernier concept, élaboré par Rancière dans un ouvrage publié en 2000 aux éditions de La Fabrique, désigne essentiellement la façon dont, à un moment donné, un ordre des représentations définit et découpe tout à la fois l’espace de l’expérience commune et les pratiques qui y ont cours, selon une logique qui est simultanément d’inclusion et d’exclusion. C’est ainsi que Rancière a pu repenser la modernité esthétique comme une sortie de l’ordre classique de la mimesis – le système de l’imitation hiérarchisée de la « nature », dans lequel les inégalités des thèmes et des registres reproduisent et reconduisent les inégalités politiques et sociales –, remplacée par une exploration plus expérimentale, polymorphique, de l’expérience, marquée par l’interrogation récurrente de la différence entre l’art et le non-art, et par l’aspiration plus ou moins explicite à une réinvention des formes de la vie commune.
Le temps du paysage poursuit, ainsi que le souligne le philosophe lui-même, l’approfondissement de cette « révolution esthétique » à laquelle il a consacré nombre de ses récents ouvrages (Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, Galilée, 2011 ; Les temps modernes, La Fabrique, 2018) : il s’agit, plus précisément, d’en reconnaître certaines prémisses dans les discours et les querelles qui ont entouré l’art des jardins dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, et qui ont, selon Rancière, contribué à l’émergence d’un concept radicalement nouveau de la nature, sur lequel allait faire fond la création artistique des siècles suivants. Il en résulte un parcours bref mais dense, volontiers sinueux – Rancière a pu définir sa réflexion en termes d’ « intrigue » et de « scènes » où se déploient, de façon parfois imprévisible, les diverses virtualités de l’expérience – mais aux lignes de force clairement identifiables, où la parole des connaisseurs sur la peinture et les jardins croise les turbulences politiques et la question sociale à l’ère révolutionnaire.
Ici encore, la tradition philosophique se trouve revisitée et reconfigurée par sa confrontation avec d’autres formes de discours, puisque la réflexion de Rancière part de Kant pour y revenir, en passant par l’esthétique des jardins anglais. Dans la Critique de la faculté de juger, en effet – et suivant sur ce point les influentes Observations on the Art of Gardening de l’Anglais Thomas Whately – Kant range l’art des jardins parmi les beaux-arts, ou arts libéraux, en ce que, désormais affranchi des nécessités utilitaires, il constitue comme la peinture un art de « l’apparence sensible ». Le premier chapitre de l’ouvrage analyse les implications de cette innovation dans le système des beaux-arts, et montre qu’elle se fonde sur une compréhension nouvelle de la nature, non plus ordre immuable des causalités, mais libre jeu créateur de formes sensibles (la nature est elle-même artiste, productrice de « scènes ») conduisant à une « culture » préparant l’âme aux idées ; le sublime kantien apparaît donc comme une manifestation particulière d’un phénomène plus général, en vertu duquel la frontière entre art et nature commence à se brouiller.
Dans le second chapitre, Rancière passe en revue les principales catégories de l’appréhension esthétique du paysage au XVIIIe siècle, pour montrer comment celle-ci a pu rendre possible la redéfinition de la nature évoquée plus haut : la grandeur (vastness) ; l’intrication ou complexité des lignes (intricacy) théorisée par Hogarth, « qui tient l’œil en chasse » (p. 34) ; enfin la beauté des courbes douces, d’abord affirmée par le même Hogarth avec sa « ligne serpentine », puis théorisée de manière plus systématique par Burke, et qui trouve une de ses réalisations les plus spectaculaires dans les grands parcs aménagés alors par Launcelot « Capability » Brown (lequel, au nom du « naturel », n’hésitait pas à refondre radicalement le terrain sur lequel il intervenait, y compris, dans certains cas, en faisant déplacer des villages entiers). Si ces deux dernières catégories paraissent d’abord étroitement apparentées – la troisième n’étant guère qu’une élaboration de la seconde – Rancière montre qu’elles entretiennent en réalité une relation tendue, dont témoigne dans les années 1790 la querelle entre les héritiers de Brown, amateurs de bosquets soigneusement ondoyants, et les tenants du pittoresque, Uvedale Price et Richard Payne Knight, pour lesquels l’ « art » de la nature réside essentiellement dans la suprême intricacy des irrégularités et des accidents divers qu’elle fond en un tout unique. Le désaccord est ici d’ordre esthétique, puisqu’il met en jeu le rapport de l’art et de la nature ainsi que la conception de celle-ci, mais aussi politique, dans la mesure où le parc aristocratique et exclusif à la Brown s’oppose, en ce temps d’enclosures (le terme désigne l’appropriation par les classes dominantes, via décret parlementaire, des vieux « communs » dont les pauvres ruraux tiraient une part de leur subsistance), au paysage spontané et « connecté » qui fait place aux différentes classes de la communauté et à leurs occupations.
Le troisième chapitre revient sur la relation souvent paradoxale entre l’art du paysage et la peinture : si les théoriciens du pittoresque proclament à l’envi la supériorité de la nature sur l’art, Uvedale Price, en particulier, soutient que l’aménageur de jardins doit former son regard chez les grands peintres. La contradiction se résout si l’on admet que c’est là que se situe la libéralité – voire le libéralisme, l’adjectif liberal commençant alors à changer de sens – propre à l’esthétique du paysage, laquelle, chez Price ou chez William Gilpin, découle certes du goût du connaisseur, mais dépend plus fondamentalement d’une éducation esthétique sans fin : celle-ci, dans la mesure où elle enseigne à reconnaître par-delà les « effets » formels de la nature son inépuisable et inégalable potentiel créateur (d’où la « perfection de l’imparfait » qui, note Rancière, servira désormais de principe à l’artiste : c’est ainsi le temps où l’on commence à préférer les ébauches picturales aux tableaux trop léchés), contribue à défaire les hiérarchies traditionnelles de la représentation, et permet de constituer en objets esthétiques légitimes une charrette de fumier, ou encore les ornières d’un chemin creux bordé de branchages enchevêtrés. Le sens de cette éducation, qui mène l’imagination « au-delà du visible » via l’unité où vient se fondre le divers, est approfondi dans le quatrième chapitre, où sont analysées deux autres notions chères au discours sur les jardins, celles du « grand » et du pittoresque, qui permettent à l’auteur d’introduire du jeu entre les deux catégories les plus fréquentes du discours esthétique au XVIIIe siècle, le beau et le sublime (qu’Edmund Burke, surtout, avait opposés rigidement dans son Enquête philosophique de 1757, associant la beauté à la douceur, à l’agréable, au féminin, et le sublime au démesuré, au terrible, à la puissance masculine).
Ce sont les catégories du grand et du pittoresque, insiste Rancière, qui permettent de faire du paysage le lieu d’une véritable éducation esthétique et morale, d’une transition graduée du sujet vers la sphère de l’esprit ou des idées, et il faut dès lors rapprocher Kant de Burke davantage qu’on ne le fait généralement. Passé leurs divergences philosophiques, en effet (idéalisme critique contre psychologie sensualiste), tous deux s’accordent à concevoir le sublime comme une expérience de déplaisir et même d’humiliation, qui dans le cas de Kant (et contrairement, donc, aux transitions progressives ménagées par d’autres auteurs de la fin du XVIIIe siècle) conduit à dissocier radicalement la nature sensible, le paysage donc, du règne suprasensible dont relève le sujet moral, et auquel l’expérience du sublime le renvoie en définitive : « Kant nous dit en somme qu’il n’y a pas de paysage où l’esprit puisse lire sa destination » (p. 91).
Ce verdict kantien – c’est le propos du dernier chapitre de l’ouvrage – va à l’encontre d’une expérience particulièrement fréquente en cette fin de XVIIIe siècle, celle du jeune Wordsworth découvrant une vie plus radieuse dans les campagnes françaises au lendemain de la fête de la Fédération, celle aussi des polémistes britanniques pour qui le paysage est à l’image d’un ordre social, tout autant que ce dernier est métaphorisable sous les espèces du paysage. Pendant la décennie révolutionnaire, discours politique et théorie des jardins s’empruntent réciproquement leur langage, alors même que l’apparence du paysage devient un enjeu hautement politisé, reflétant en fin de compte la répartition et l’exercice de la propriété, avec tous les conflits dont celle-ci est alors de plus en plus visiblement porteuse ; pour un Uvedale Price, guère révolutionnaire lui-même, le paysage rural ne devrait pas refléter la domination tyrannique de l’oligarchie, mais se rassembler dans l’unité esthétique d’une « belle soirée » où, comme dans certaines toiles de Gainsborough, les différentes classes de la société cohabiteraient harmonieusement. C’est cette aspiration que la philosophie aura évacuée : chez Kant d’abord, on l’aura compris, et, nous dit Rancière dans son « Épilogue », plus définitivement chez Hegel, dont le système réduit l’art des jardins à un simple appendice de l’architecture, et pour qui l’art fait l’économie de la nature pour se concentrer dans le face-à-face de l’Esprit avec lui-même. Elle aurait ainsi refermé la parenthèse du jardin paysager, colmatant à nouveaux frais, en somme, les brèches que celui-ci avait ménagées dans l’édifice de la représentation.
Colmatage illusoire cependant, puisque quelques années seulement après Hegel, des penseurs comme Ralph Waldo Emerson et John Ruskin reposent à nouveaux frais la question de la vocation de l’art comme invention des formes de la vie collective, cette question que Rancière a depuis longtemps identifiée comme celle même de la modernité esthétique : le premier appelant à célébrer la poésie encore latente dans les usages prosaïques de l’Amérique nouvelle, le second ramenant la peinture à son dialogue originel avec les arts appliqués de l’habitation et de l’ornementation. La « nature » du XVIIIe siècle, sous son aspect égal et élégant, recouvre donc une rupture fondamentale, entre l’ordre immuable des choses et l’ère des aspirations démocratiques.
Servi par l’écriture toujours sobre mais racée de Rancière, fort joliment illustré de surcroît, ce petit livre a le grand mérite d’offrir au lecteur, outre un nouveau prolongement de la réflexion menée de longue haleine par le philosophe, une synthèse originale et souvent lumineuse sur un moment culturel généralement assez peu connu chez nous. Le spécialiste pointilleux n’y trouvera guère à contester que quelques points mineurs de l’argumentation : on pourrait estimer, par exemple, que l’auteur minore le caractère créateur et dynamique que revêt déjà la nature, au début du XVIIIe siècle, chez un penseur comme lord Shaftesbury, figure tutélaire de la réflexion esthétique qui fut aussi influencé par un certain panthéisme (p. 33 ; ajoutons que le concept de nature qui émerge alors en Grande-Bretagne doit beaucoup à la théologie de l’aile libérale de l’Église anglicane), ou relever qu’il se trompe lorsqu’il écrit que Burke, et les adversaires des « niveleurs » en général, se montraient oublieux du précédent révolutionnaire anglais (p. 97 ; c’est à dessein, au contraire, que les « Anti-Jacobins » désignaient leurs ennemis réformistes ou radicaux comme des Levellers, en souvenir de la frange extrême, politiquement égalitariste, du camp parlementaire dans les années 1640).
Plus largement, peut-être, on peut regretter que Rancière ne confronte pas sa pensée à la tradition critique qui, depuis un bon demi-siècle, s’est développée en Grande-Bretagne autour des mêmes enjeux (certes à partir de l’histoire littéraire et artistique, plutôt que de la philosophie). On songe ici aux ouvrages fondateurs de Raymond Williams, l’un des précurseurs des Cultural Studies (The Country and the City, 1973) et, dans une moindre mesure, de John Barrell (The Idea of Landscape and the Sense of Place, 1730-1840, 1972 ; The Dark Side of the Landscape, 1980), qui servent depuis longtemps de références aux chercheurs s’efforçant de penser ce que Rancière appelle justement la « politique du paysage » dans l’Angleterre néoclassique et romantique. Pour Williams et Barrell, le discours poétique ou pictural qui exalte la nature et la ruralité participe relève presque invariablement de l’idéologie, et n’a fait qu’étouffer, historiquement, les voix discordantes témoignant des infrastructures économiques et sociales qui rendaient possible un tel discours : le fossé est considérable, on l’aura compris, entre une telle approche britannique – extrêmement classiste, empreinte d’un soupçon systématique à l’encontre de la culture dominante traditionnelle – et celle de Rancière, plus généreusement dialectique, plus encline à découvrir dans le passé les conditions de possibilité du présent et de l’avenir. On peut, dans tous les cas, espérer que la très probable traduction de ce livre soit l’occasion d’un débat animé chez les chercheurs anglophones, dont le public français pourrait à son tour tirer profit.
par , le 12 octobre 2020
Laurent Folliot, « De l’ordre de la nature à l’ordre social », La Vie des idées , 12 octobre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Jacques-Ranciere-Le-temps-du-paysage
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