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Grandeur et misère des cinéastes français

À propos de : Olivier Alexandre, La règle de l’exception. Écologie du cinéma français, Ehess


par Morgan Jouvenet , le 9 octobre 2015


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En analysant la multiplicité des individus et des investissements qui rendent possible la réalisation d’un film, Olivier Alexandre ne critique pas seulement l’idéologie auteuriste qui marque le cinéma français : il révèle la précarité des réalisateurs qui peinent à faire aboutir leur projet personnel et à se maintenir dans la carrière.

Recensé : Olivier Alexandre, La règle de l’exception. Écologie du cinéma français, Paris, Editions de l’Ehess, coll. « Cas de figure », 2015, 272 p.

Les principes esthétiques et juridiques qui soutiennent le système de production cinématographique français font du réalisateur le centre de toutes les attentions, en tant qu’auteur à admirer et à protéger. Dans La règle de l’exception, O. Alexandre restitue les tenants et aboutissants de cette centralité, en s’appuyant sur une combinaison de données qualitatives et quantitatives qui lui permet de se déprendre du « pouvoir d’enchantement » (p. 19) associé à l’image de l’auteur. Si certains réalisateurs en jouent avec beaucoup de professionnalisme, comme le livre en témoigne, il arrive que d’autres regrettent la force de ce charme. Jean-Claude Biette déplore ainsi qu’on puisse considérer « l’auteur de film comme pilier spirituel de la société », et avance que ce sont « les circonstances et l’idéologie du moment, plutôt que la personne du réalisateur », qui ont remplacé « la main de fer du producteur ou de la firme » comme principaux déterminants des qualités d’un film [1].

En focalisant son analyse sur « l’idéologie de l’auteur », O. Alexandre s’éloigne des oppositions tranchées et propose de comprendre la force donnée à la personnalité du réalisateur dans un espace social ayant une certaine épaisseur historique, c’est-à-dire de la saisir non comme artefact « du moment », mais comme produit de l’histoire d’un monde professionnel. Le propos du sociologue est ainsi d’inscrire le flux des projets cinématographiques dans un paysage organisationnel et institutionnel à la temporalité plus longue. L’auteur n’est pour lui ni le point d’origine de toute l’action, ni un pantin artificiellement éclairé et animé par des forces socio-économiques le dépassant. En affirmant que « dans la politique des auteurs, le mot qu’on a conservé c’est auteurs, alors que ce qui était important pour nous c’était la politique », J.-L. Godard (cité p. 199) offre un point d’entrée pour cette voie alternative. La règle de l’exception présente en effet les articulations entre mouvements intellectuels et organisation professionnelle qui définissent le « modèle français » de production cinématographique depuis les années 1960.

Une approche transversale et écologique

En optant pour une approche « transversale », replaçant l’auteur dans l’écologie qui en a fait son totem vivant, le sociologue garde ses distances avec la mystique du « créateur incréé » décriée par P. Bourdieu. Il produit ainsi un panorama inédit sur la genèse et le fonctionnement d’une industrie culturelle qui nourrit la gloire nationale (la France est « la cinquième puissance mondiale en termes de production, troisième en parts de marché et deuxième cinématographie la plus récompensée », p. 13). Servi par un phrasé synthétique d’une appréciable clarté, le compte rendu de son enquête éclaire les places fortes de cet univers et analyse leur constitution. Il vise aussi à montrer l’importance des relations personnelles dans l’animation d’un milieu professionnel nourrissant l’imaginaire du travail contemporain, entre les modèles de l’artiste et du manager [2].

L’objectif du sociologue est d’articuler cette dimension interactionniste inspirée du modèle des « mondes de l’art » de H. Becker à une perspective plus institutionnaliste, inscrivant « les chaînes d’acteurs » hétérogènes chères au sociologue de Chicago dans un paysage dont les grandes lignes sont dessinées sur un mode « top-down » – dans les ministères et les principaux pôles de financement des films (Centre National du Cinéma et de l’image animée, chaînes de télévision…). Si le reste de l’analyse mobilise des références bibliographiques très éclectiques (de M. Weber à J.-C. Kaufman, en passant par R.K. Merton), le choix du lexique à adopter pour saisir l’ensemble des acteurs et organisations du cinéma français fait l’objet d’une discussion plus académique. O. Alexandre justifie ainsi le rejet des notions de champ, de P. Bourdieu (renvoyant selon lui à un espace trop cloisonné, mal ajusté à un domaine aux frontières poreuses), et de marché (en raison de « l’importance du secteur non marchand » et « la fréquence des comportements économiquement irrationnels », p. 18-19), au profit de celle d’écologie empruntée à A. Abbott. L’un de ses avantages est de faire des frontières entre mondes sociaux (télévision et cinéma, politique culturelle et entrepreneuriat artistique, cinéma français et étatsunien…) des lieux moteurs, et ainsi de mieux saisir une dynamique d’ensemble reposant sur l’articulation « d’univers subjectivement distincts mais objectivement solidaires » (p. 56, 249-255).

Pour O. Alexandre, il faut comprendre la stratification du cinéma français de manière transversale, selon le niveau de réussite professionnelle, et non secteur d’activité par secteur d’activité. La reconnaissance des « mondes de l’art » à la H. Becker doit ainsi être complétée par celle d’« antimondes », « invisibles mais démographiquement dominants, habités par les défaits, précaires et anonymes » (p. 19, 248-249). Dans ce tableau, les professionnels se distinguent moins suivant leur(s) occupation(s) principale(s) qu’en fonction de leur « degré d’intégration professionnelle », qui les classe dans les trois cercles concentriques du cinéma français, marqués par une stabilité décroissante (p. 109) : le cercle des « insiders » de « l’hypercentre décisionnaire », celui des « professionnels intégrés », et celui des plus nombreux encore « outsiders de la filière » (p. 94-96). À chacun d’entre eux correspond un régime d’emploi (dont la typologie est empruntée à H. White), et des origines sociales relativement homogènes (p. 97, 100-101).

L’interface télévision-cinéma

On devine qu’il est peu aisé de passer d’un cercle à l’autre (la visibilité donnée à ces improbables trajectoires produit un mirage bien connu des sociologues du travail artistique). Dans un même cercle, en revanche, l’importance des échanges et passages d’un secteur d’activité à l’autre constitue l’une des particularités du cinéma français que O. Alexandre met en avant. Pour ce qui concerne « l’hypercentre décisionnaire », la frontière entre les secteurs du cinéma et de la télévision apparaît ainsi comme un espace-clé pour la compréhension des particularités du « modèle français ». L’affirmation de Canal + en « chaîne du cinéma », ou bien celle d’Arte comme pôle de production alternatif au marché, par exemple, ouvrent de nouveaux chapitres dans son histoire (p. 27, 49).

C’est aussi à cette interface que s’exerce l’influence des pouvoirs publics : en lui imposant une obligation d’investissement, ils font de la télévision, historique « repoussoir esthétique du cinéma », sa principale source de financement (p. 29-30). O. Alexandre décrit aussi très bien comment un nouveau groupe de dirigeants émerge au carrefour des institutions culturelles, de la télévision et du cinéma, changeant les modes de relations professionnelles et ceux de la qualification des œuvres (p. 75-76). Un chapitre du livre est consacré l’une de ses figures, P. Chevallier. D’autres acteurs de cette écologie voient leur fonction muter au fil des décennies. L’évolution des pratiques de réception explique par exemple que le poids des distributeurs dans le financement des films se réduit ; ils jouent en revanche un rôle plus important dans leur promotion. « Centre historique de profits », la salle est en effet devenue « une ‘vitrine’ servant à asseoir l’image et la notoriété de productions dont la raison d’être économique se situe en amont (1er marché) et en aval (2d marché) de la sortie » (p. 154) [3].

L’analyse présentée dans La règle de l’exception permet en outre de montrer comment l’intervention des pouvoirs publics décidée dans les années 1980 pour « assurer la pérennité du secteur », a accru le nombre des intermédiaires œuvrant entre les films de leurs spectateurs (p. 89). Ce résultat offre une nouvelle justification au développement récent de la sociologie des intermédiaires de l’art et de la culture [4]. Pour le cas qui l’intéresse, O. Alexandre évoque un accroissement de la « multipositionnalité » des acteurs les plus centraux (p. 92). Mais il laisse également entrevoir la possibilité d’un brassage social et culturel introduisant de nouvelles idées dans le milieu du cinéma (on peut voir dans ce brassage une version contemporaine de ceux décrits par M. Baxandall dans ses ouvrages classiques [5]). Un exemple étonnant est la révélation de l’influence de la philosophie de G. Deleuze sur la structuration de ce milieu, via la trajectoire de P. Chevallier. Ex-baby-sitter du philosophe, cette figure centrale du cinéma français appuiera notamment son action déterminante à la direction de l’unité Fiction d’Arte sur les thèses de Deleuze, dans les années 1990 (p. 66).

L’idéologie professionnelle de l’auteur

Il est remarquable que tous ces mouvements n’aient pas empêché la consolidation de l’« idéologie de l’auteur ». Emergeant sous l’influence du modèle littéraire (p. 196 sq.), ce « système rhétorique » de qualification et de coordination professionnelle doit sa force à son inscription dans des « dispositions juridiques et institutionnelles », notamment celles qui donnent le «  final cut  » au réalisateur – et non au producteur, comme aux Etats-Unis (p. 132-134). Le livre témoigne de cette force en détaillant l’ordinaire des rapports de travail et des formes d’organisation. Cet ordinaire professionnel ne l’est cependant jamais tout à fait : d’un côté, parce qu’il est particulièrement marqué par les relations d’intimité [6] ; d’un autre, parce qu’il est toujours susceptible d’être exploité dans la vitrine médiatique. Le livre reproduit parfois les traits les plus superficiels de cet ordinaire exceptionnellement exposé (x est le mari de y, qui est aussi le neveu de z…), mais il prouve aussi que les paillettes ne font pas toujours écran. Il offre notamment une analyse des activités et enjeux « souterrains » du festival de Cannes, à partir d’une ethnologie de la sociabilité commerciale des acteurs du cinéma (et de leur dépenses somptuaires, p. 170 sq.).

La description des chaînes d’interactions confirme l’importance des « cliques » dans les mondes de l’art, où chaque séquence de travail vaut épreuve des uns par les autres, et où la qualité des associations produit le signal considéré comme le plus fiable par les financeurs des projets (pp. 185, 222). Contrairement à d’autres travaux récents sur « la chaîne de fabrication des films » [7], l’analyse de l’activité demeure ici focalisée sur le réalisateur, que O. Alexandre suit moins sur les plateaux que dans ses démarches de chef de projet. L’association du réalisateur avec « son » producteur fait dès lors l’objet d’une attention particulière (p. 130 sq.). Les tensions entre les deux nourrissent depuis toujours la dramaturgie de l’activité, et O. Alexandre y décèle les marques d’évolutions de plus grande ampleur. Les discours des producteurs des nouvelles générations peuvent ainsi s’autoriser d’une franchise d’entrepreneur – « j’aime les créateurs comme les paysans aiment leurs vaches », dit l’un d’eux (p. 139) – que condamnaient vigoureusement les précédentes, privilégiant une rhétorique de la foi et de la vocation. On peut y voir un paradoxe, dans la mesure où leur rôle n’est plus d’assurer l’essentiel du financement du secteur mais de promouvoir les projets artistiques des auteurs, i.e. de « démarcher » les « guichets » que sont le CNC et les chaînes de télévision (p. 115).

Profils et formation

Sans entrer dans les débats sur la « mesure du talent », La règle de l’exception donne toutefois un aperçu des compétences à maîtriser par le réalisateur : « la capacité à susciter l’intérêt en quelques phrases », le « sens de la mesure cinématographique », le « développement d’une culture de travail avec son équipe », un « dédoublement de soi » critique… (pp. 237, 240). La mise au jour de ces savoir-faire va à l’encontre de la réduction de l’auteur à quelques schémas idéels, qui transparaît dans la littérature spécialisée [8] et jusque dans les écoles de cinéma. Celles-ci privilégient en effet la formation théorique au détriment des apprentissages pratiques, en identifiant largement le travail cinématographique à l’affirmation de quelques ressorts conceptuels par le réalisateur (p. 228-233). Ces savoir-faire s’acquièrent dès lors essentiellement « sur le tas », dans une formation continue sur laquelle le sociologue s’attarde peu : lorsqu’il critique les faux-semblants du discours de l’autodidaxie, c’est plutôt en effet à nouveau pour révéler l’inertie de l’origine sociale (p. 202, 207 sq.). Du coup, si O. Alexandre présente des dispositions certaines pour le croquis sociologique, on peut avoir aussi l’impression que les profils qu’il dessine au fil de son analyse sont un peu trop arrêtés.

Mais si le livre n’est pas très bavard sur la formation continue qui nourrit le bagage professionnel du cinéaste, c’est peut-être parce que le modèle auteuriste français – sous sa forme institutionnelle cette fois – a aussi pour effet de limiter la durée des trajectoires des cinéastes.

Le coût de l’innovation artistique

O. Alexandre affirme en effet sans ambiguïté que le postulat d’un « rapport de causalité entre renouvellement démographique et novation esthétique » (p. 211), au principe du dispositif d’encouragement à l’entrée dans la carrière, est aussi responsable d’un important turn-over (p. 214-216). Le modèle français visant à préserver, depuis la fin des années 1960, un espace de création dégagé des contraintes commerciales – en particulier à travers la viabilisation du circuit du court métrage (espace d’apprentissage et de détection des talents) – a ainsi la particularité de fragiliser les investissements personnels des créateurs. Entrer dans la carrière de réalisateur apparait dès lors comme « une stratégie aussi payante à court terme qu’hasardeuse dans le temps », dans une organisation paradoxale, car elle « consacre l’auteur sans garantir ses conditions d’expression » (p. 245-248, 257).

Dans cette perspective, le coût de cette formule garantissant l’innovation artistique paraît exorbitant, et il semble difficile de souhaiter le maintien du statu quo. Dans sa conclusion, O. Alexandre vise « une sortie par le haut de l’impasse industrielle du cinéma français » et suggère, pour commencer, de redéfinir les missions de « l’institution nodale du cinéma français », le CNC, « dans le sens d’un meilleur accompagnement des talents » (p. 260). On peut aussi voir dans son constat final le résultat d’une politique culturelle borgne : fondée sur une attention soutenue aux bienfaits de la diversité de l’offre culturelle française, elle a aussi été mise en œuvre par une élite peut-être trop peu regardante sur les difficultés des cinéastes à conjurer les incertitudes de la vie d’artiste. O. Alexandre ne dit pas s’il s’agit d’un choix assumé ou d’une forme de naïveté sociologique. Le mérite de son livre est ailleurs, dans sa capacité à varier les cadrages et focales pour saisir la dynamique d’un monde professionnel à la fois modèle et atypique.

par Morgan Jouvenet, le 9 octobre 2015

Pour citer cet article :

Morgan Jouvenet, « Grandeur et misère des cinéastes français », La Vie des idées , 9 octobre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Grandeur-et-misere-des-cineastes-francais

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Notes

[1Voir les citations de la rubrique « auteur » de l’impressionnant florilège de Bouleau A., Passage du Cinéma, 4992, Paris, Ansedonia, 2013.

[2Sur le modèle « artiste » et sa mobilisation dans les mondes du travail, voir L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, et P.-M. Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Éditions du Seuil/La République des Idées, 2003.

[3Dans le livre, la notion de marché sert à décrire la dualité de l’audience de la profession, tournée à la fois vers le « marché du financement » et le « marché de la commercialisation » (p. 136). Leur relative déconnexion est une particularité du système français. Elle n’est cependant pas totale, l’absence de résultats commerciaux pouvant saper le crédit sur lequel s’appuie le producteur pour séduire les financeurs. « En France, on a droit à beaucoup d’échecs [et donc à une certaine prise de risques]. Mais personne n’a le droit qu’à des échecs », dit un producteur interrogé (p. 137).

[4Voir Jeanpierre L., Roueff O., La culture et ses intermédiaires. Dans les arts, le numérique et les industries créatives, Paris, Editions des archives contemporaines, 2014 et Lizé W., Naudier D., Roueff O., Intermédiaires du travail artistique. À la frontière de l’art et du commerce, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 2011.

[5L’œil du quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1985 [1972] ; Les humanistes à la découverte de la composition en peinture. 1340-1450, Paris, Éditions du Seuil, 1989.

[6Le cinéma est un monde dans lequel « considérations professionnelles » et « relations d’intimité » se mêlent pour le meilleur et pour le pire, et où la solidité des liens personnels se révèle un sérieux atout. C’est le sens de l’inélégant conseil d’un banquier cité dans le livre : pour « réussir dans le cinéma (…) [il] faut se marier avec sa monteuse » (p. 219).

[7Voir Rot G., de Verdalle L. (éd.), Le cinéma. Travail et organisation, Paris, La Dispute, 2013.

[8Il parait cependant difficile d’imputer ce schéma réducteur à l’ensemble de la littérature sur les réalisateurs de cinéma, surtout la plus récente. On pourrait par exemple opposer, sur ce plan, le célèbre livre d’entretiens entre François Truffaut et Alfred Hitchcock (Paris, Ramsey, 1983) à celui plus récent consacré à James Gray par J. Mintzer (Paris, Synecdoche, 2011), bien plus bavard sur le travail concret et collectif nécessaire à la réalisation (voire à l’émergence) des idées du réalisateur.

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