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« Histoire(s) du cinéma », Jean-Luc Godard (1998)

Recension Arts

Godard et son langage

À propos de : Georges Didi-Huberman, Passés cités par JLG. L’œil de l’histoire 5, Minuit


par Vincent Jacques , le 9 juillet 2015


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Godard cite beaucoup dans ses derniers films : il emprunte des images, il les arrache à leur contexte narratif et s’autorise par ce procédé des jugements souvent péremptoires. Mais avec quelle autorité, s’interroge G. Didi-Huberman ?

Recensé : Georges Didi-Huberman, Passés cités par JLG. L’œil de l’histoire 5, Paris, Les Éditions de Minuit, 2015, 207 p., 20 €.

Avec Passés cités par JLG, cinquième tome de la série L’Œil de l’histoire, G. Didi-Huberman poursuit une réflexion qu’il mène depuis plusieurs années et autant de livres sur les « conditions photographiques de la visibilité de l’histoire au XXe siècle » (Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire, 1, 2009, p. 46). Ce volume a pour sujet le regard sur l’histoire que développe Jean-Luc Godard dans ses films, articles et entretiens. Le livre ne traite pas de toute l’œuvre, mais s’intéresse à l’usage que Godard fait d’images qui ne sont pas les siennes : l’analyse se concentre ainsi tout particulièrement sur les Histoire(s) du cinéma (1998), The Old place (1998) et Notre Musique (2004). G. Didi-Huberman se demande comment le montage d’images d’archive, d’art et de films tissé avec une sélection de textes permet à Godard de construire un discours sur l’histoire. Parallèlement à l’analyse de la forme de l’énonciation est interrogée la position de l’énonciateur, c’est-à-dire la posture que Godard prend dans ses films. L’originalité du livre de G. Didi-Huberman tient à cette approche : si Godard émet des jugements sur l’histoire dans ses montages, de quelle autorité se réclame-t-il pour le faire ?

Montage de textes, montage d’images

Le livre se divise en six chapitres et autant de paradoxes. Dès le début du livre, l’auteur pose en effet l’ambiguïté de la méthode godardienne. Il y est question du langage et de la pratique des citations littéraires et textuelles : pour Didi-Huberman, l’usage que fait Godard de la citation relève à la fois d’un « geste de respect » et « d’une posture irrespectueuse » (p. 15). En effet, citer c’est honorer la parole d’auteurs reconnus, mais c’est aussi en relativiser la position d’autorité : ainsi, dans un texte de 1966 (« Le testament de Balthazar », Cahiers du cinéma, no 177, 1966), Godard place des propos de Merleau-Ponty dans la bouche de l’âne de Bresson. Pour Godard, citer, ce n’est pas prendre la parole avec ses mots, mais avec ceux de l’autre ; c’est aussi imposer une référence qui tient en respect celui qui la reçoit. Si la citation dépersonnalise celui qui en use, elle place également celui qui la manie dans la position de l’opérateur souverain qui en impose grâce à un « appel d’autorité » (p. 26). Qui plus est, à la vitesse dont Godard la pratique, la citation tend à rompre « le jeu partagé de l’interlocution » (p. 20), ce qui est aggravé par le fait que le « jeu de langage » qui l’accompagne souvent pose un état de fait « indiscutable », « position de la souveraineté de l’artiste sans partage » (p. 27). Soulignons ici que sur la question des citations textuelles, G. Didi-Huberman n’est pas particulièrement original : l’influence de la pratique situationniste aurait pu être mise de l’avant. Malgré sa critique de la position d’autorité inhérente à la pratique de la citation, l’auteur reconnaît que le fait d’isoler une phrase du corps d’un texte nous la fait appréhender autrement.

Il en va de même dans le montage d’images : en arrachant l’image à son contexte narratif, le cinéaste nous montre quelque chose qu’« on ne voit pas dans les films » (p. 45) ; en la montant avec d’autres images, il évoque de nouvelles associations d’idées [1]. Mais si Godard utilise une modalité de montage poétique, le « raccord de regards [2] », il pratique aussi une sorte de montage combatif, le « montage fusil » des années maoïste. Un tel montage pose brutalement une vérité : ainsi ce plan d’enfant israélien et l’image sioniste qu’on lui accole pour sous-entendre que tout petit Israélien est un sioniste en puissance (dans le « Manifeste » de 70). Selon Didi-Huberman, le grand paradoxe de la pratique du montage de Godard tient à l’utilisation d’un « langage disloqué » et d’une profusion d’images pour « produire des mots d’ordre, des formes tranchantes et des images sans discussion » (p. 54). Et ce paradoxe pose problème sur un plan éthique et politique dès que des « amalgames hasardeux » ont une visée polémique, comme dans le cas du montage dont nous venons de parler.

Histoire et cinéma

Le troisième et le quatrième chapitre s’interrogent sur le regard de Godard sur l’histoire et certaines de ses positions politiques ; plus précisément, G. Didi-Huberman aborde principalement la question des camps nazis et la question israélienne . Il ne s’agit pas ici de commenter le sens des jugements à l’emporte-pièce de Godard sur le conflit israélo-palestinien et ses rapports à la Shoah, mais d’interroger « ses procédures plutôt que son opinion » (p. 98), d’analyser leur efficacité formelle (la pratique du montage) et la position d’autorité que s’attribue le cinéaste. Tout d’abord, il y a cet étrange jeu de substitution entre Godard et le cinéma : travaillant à la Croix-Rouge suisse, sa famille n’a pas pris conscience du massacre des juifs pendant la guerre (elle n’en a pas parlé au jeune Godard), elle est coupable de ne pas avoir voulu voir ; ainsi en va-t-il du cinéma. Il faut alors juger le cinéma par le truchement de l’histoire : « il s’agit de penser le cinéma en tant qu’il sera confondu par l’histoire, jugé par elle » (p. 57). Dans les Histoire(s) du cinéma, c’est l’histoire qui questionne le cinéma (« tu n’as pas vu, tu n’as pas voulu voir ») tout comme le cinéma questionne l’histoire (sur les guerres, le capitalisme). Le montage virtuose des Histoires(s) convoque ainsi une vaste communauté d’images, « de toutes les époques, toutes les populations, toutes les cruautés de la guerre et toutes les beautés de l’art », ouverture maximale qui se resserre pourtant sur la subjectivité « la plus solitaire » du cinéaste (p. 78). Le lyrisme des Histoire(s) et la posture d’oracle qu’y prend Godard n’exprimeraient-ils pas quelque chose comme « l’histoire c’est moi » ? (ibid.). Le cinéaste assumerait-il une position transcendante d’où la vérité de l’histoire pourrait se décréter ? Selon Didi-Huberman, une telle autorité s’exprime dans les montages qui assènent un fait indiscutable. Ainsi, chez lui, une image des camps nazis appelle toujours une image du conflit israélo-palestinien. Dans une belle analyse, Didi-Huberman montre que dans Notre musique (2004) le poétique « raccord de regards » devient très problématique dans l’opposition d’images de deux corps de prisonniers des camps nazis : une image montre un homme épuisé regardant vers le haut, l’autre, un homme avec la tête penchée vers l’arrière et les yeux fermés. Sur la première image, le mot « juif », sur la deuxième, « musulman [3] » : est ici sous-entendu que le premier attend l’avènement d’Israël, tandis que le deuxième (un palestinien) est abandonné de tous. Douteux et extrêmement simplificateur, ce cas de montage binaire exprime selon Didi-Huberman la politique de Godard : une façon de juger, de trancher par le montage, une politique de la division (p. 115). Pour l’auteur « une politique de la division », c’est la simplification du débat politique dans une prise de position binaire, posant le bien et le mal : à cette simplification du débat correspond ce qu’il appelle le « montage fermé », juxtaposition d’images qui impose au spectateur de telles thèses non démontrées.

Philosophe ou poète ?

Les deux derniers chapitres (5 et 6) traitent de la question de l’autorité qui permet à Godard de poser des jugements si péremptoires. Il est rappelé avec justesse que le cinéaste semble « représenter à lui seul toute l’autorité du cinéma », comme si ses films nous signifiaient « Moi le cinéma, je parle » (p. 123-124). Comme si, entre Bazin et Badiou, Godard prenait au sérieux l’hypothèse du cinéma « art ontologique » et « synthèse générique des arts » (p. 125) [4]. Alors le bien fondé de la position d’autorité de l’auteur ne serait autre que l’autorité de la vérité. Étrange disposition d’un cinéaste qui se veut également critique ; c’est comme si Godard voulait jouer sur tous les tableaux, utilisant à la fois le langage du poète pour asséner des vérités sans les expliquer et celui du philosophe pour s’autoriser en art d’un sérieux digne des discours raisonnés. Selon Didi-Huberman, telle serait la conscience divisée de Godard : sa prétention à être poète et philosophe.

Une telle position ne poserait pas tant problème si la position d’autorité de Godard ne nous parvenait pas « si souvent de façon autoritaire » (p. 143). En effet, la pratique du montage et de la citation godardienne n’est pas modeste, il y a en elle quelque chose comme « un pathos de la pure vibration visionnaire » (p. 150). En cela il se rapproche d’un auteur qu’il estime, Malraux, avec un usage de la citation où l’auteur cité est nié par celui qui le cite (au sens où il en efface la présence), loin des approches beaucoup plus modestes de Benjamin en philosophie et de Farocki en cinéma (p. 151) [5]. Le montage de Godard tente trop souvent d’« impressionner » le spectateur, le dépossédant ainsi de la capacité de réfléchir, tandis que le montage de Farocki restitue au spectateur l’image qu’il lui offre, la lui donne comme matière à penser. Sa posture d’oracle, autorité et « autoritarisme », Godard la tiendrait donc « depuis la légitimation du pur génie littéraire », d’où son admiration pour Malraux, Michelet et Hugo (ibid.). À juste titre Didi-Huberman rapproche Godard du romantisme allemand, légitimation par le pur génie donc, mais aussi présence d’une conception de l’imagination en tant que « force productrice », d’une pensée du fragment, d’une valorisation de la contradiction (Witz) et d’une « théorisation immédiate de toute forme esthétique » (p. 165). Mais pour les romantiques allemands, la saillie (Witz) devait côtoyer la « poésie naïve », justement ce dont Pasolini dans un texte superbe (cité page 185) déplore l’absence dans le travail de Godard (absence de poésie populaire). Voilà finalement ce que Didi-Huberman reproche à Godard – de faire le malin  : « Comme la poésie naïve lui fait généralement défaut, il use et abuse de formules explétives : il nie beaucoup sans nier tout à fait » (p. 198).

G. Didi-Huberman livre une étude érudite, pleine de références que nous n’avons pas toutes évoquées, d’Hegel à Warhol en passant par Lacan, Heidegger, Nietzsche et Warburg [6]. Notons toutefois qu’il est un peu dommage de limiter l’interprétation de l’histoire chez Godard à la question polémique du rapport entre les camps et Israël. En effet, ses positions politiques et historiques sont beaucoup plus variées ; par exemple, il aurait été intéressant de discuter les thèses de Godard sur les médias et sur le rôle de l’image dans le siècle. D’autant que Godard a pratiqué la télévision, même la publicité : il nous semble que là aussi se joue le rapport de l’auteur à l’histoire. Il aurait été également intéressant d’aborder la question du marxisme de Godard et de son engagement dans la dynamique du Groupe Dziga Vertov (1968-1972) : critique de l’illusion de la militance en art, analyse des conditions de production cinématographique, pédagogie de l’image, là encore s’expriment les idées du cinéaste sur l’histoire (qu’on ne peut pas réduire au « montage-fusil »).

par Vincent Jacques, le 9 juillet 2015

Pour citer cet article :

Vincent Jacques, « Godard et son langage », La Vie des idées , 9 juillet 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Godard-et-son-langage

Nota bene :

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Notes

[1L’auteur évoque certaines choses sans prendre la peine de donner des exemples tirés de films. Ici par exemple, nous pourrions mentionner le travail de Godard sur les objets chez Hitchcock dans les Histoire(s) : délivrés de leur trame narrative, ils deviennent en quelque sorte des icônes formant une nouvelle constellation d’images.

[2Le « raccord de regards » est la succession d’un plan du regard d’un personnage avec un second plan qui montre le regard de la personne regardée. Un exemple célèbre d’un tel raccord se retrouve à la fin d’À bout de souffle (1960) où une série de plans expose les regards que s’échangent Patricia et Michel agonisant.

[3Dans le vocabulaire des camps d’extermination et des camps de concentration, le « musulman » désigne le prisonnier au stade ultime de sous-alimentation, ayant littéralement la peau sur les os.

[4On rappellera que pour André Bazin, le cinéma enregistre le réel et révèle ainsi sa vérité. Cette thèse du « réalisme ontologique » du cinéma est aujourd’hui reprise et retravaillée par Badiou. De plus, pour ce dernier le cinéma, « le plus-un des arts » (Bazin), permet d’accomplir le mouvement de pensée d’un art à un autre.

[5Farocki présente ses images en effaçant sa présence, il peut montrer plusieurs fois une même image sans commentaires ; Godard se montre parmi ses images (sa photo en surimpression), il les montes rapidement les unes après les autres en leur appliquant un commentaire tout aussi rapide.

[6Signalons toutefois une petite erreur concernant Deleuze page 53 : Didi-Huberman y sous-entend que Deleuze critique le fait que chez Godard « nous ne croyons plus en ce monde ». Au contraire, dans l’Image-temps, Deleuze montre que c’est la grandeur du cinéma d’après-guerre d’avoir su exprimer cette conscience des sociétés industrielles d’après les deux guerres mondiales.

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