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L’art du fait

À propos de : Frédéric Pouillaude, Représentations factuelles, Cerf


par Alexis Anne-Braun , le 1er avril 2021


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Les documentaires, photographies et autres enregistrements du réel sont, pour Frédéric Pouillaude, de l’ordre de la « représentation factuelle ». Renonçant à la catégorie d’art documentaire, l’auteur cherche à caractériser ces œuvres qui portent sur des faits particuliers et non sur la fiction.

Art documentaire et représentations factuelles

Qu’ont en commun le premier film documentaire de Robert Flaherty Nanouk l’Esquimau sorti en 1922, le montage photographique et littéraire de James Agee et Walker Evans Louons maintenant les grands hommes de 1942, le roman de 2009 d’Emmanuel Carrère D’autres vies que la mienne, et le spectacle Hate Radio de Milo Rau créé en décembre 2011 au théâtre Hebbel am Ufer de Berlin ?

Ces quatre œuvres figurent (parmi de nombreuses autres) dans la liste qui ouvre l’essai. À l’examen, elles offrent un premier cadrage du type de pratiques artistiques qui entrent dans la catégorie des représentations factuelles que Frédéric Pouillaude s’emploie à caractériser dans son essai [1]. Premièrement, elles appartiennent toutes à l’histoire de l’art la plus récente, comme si une représentation factuelle devait d’abord désigner une représentation qui nous est contemporaine ; soit qu’il ait fallu attendre pour représenter « factuellement » le réel, l’apparition de certaines techniques d’enregistrement (invention de la photographie et plus largement de pratiques artistiques qui placent la trace ou l’indice au cœur de l’acte de représentation) ; soit que les « représentations factuelles » se confondent aussi à un art documentaire qui ne s’est élaboré qu’au XXe siècle pour témoigner de sa violence propre ; soit qu’il s’agisse d’une simple délimitation (au fond tout à fait justifiée et nécessaire) de l’objet visé. Ensuite, ces œuvres appartiennent à des médiums variés (cinéma, photographie, littérature et théâtre) dans un geste qui se veut à la fois inclusif et exclusif. Inclusif, car il s’agit pour l’auteur de saisir un format de représentation qui englobe des modalités variées d’enregistrements. Exclusif car l’auteur laisse hors de son étude les arts plastiques. Certainement, la reprise par Pouillaude du modèle ancien de la « représentation » s’explique aussi par le rejet d’une certaine mode artistique fondée sur des pratiques d’échantillonnage et d’exemplifications qui n’auraient pas stricto sensu de vocations représentationnelles (p. 59). Enfin, ces œuvres manifestent un pouvoir spécifique d’attestation du réel qui passe par l’enregistrement, par le témoignage ou par leur usage second sous la modalité du document.

Les représentations factuelles désignent ainsi des œuvres appartenant à une histoire de l’art débutée il y a maintenant un siècle, qui portent sur des faits particuliers réels plutôt que fictionnels et qui s’appuient sur des documents, des témoignages ou des enregistrements venant attester d’une manière tout à fait singulière leur contenu référentiel. On a parfois qualifié ces œuvres de documentaires et en effet entrent dans la catégorie historique et esthétique du documentaire une bonne part des représentations, photographiques, filmiques et même littéraires, qui importent à Frédéric Pouillaude. Il reste que l’exercice définitionnel auquel se prête l’auteur dans la première moitié du livre milite pour une délimitation plus circonspecte du champ des œuvres non-fictionnelles. Parler de « représentation factuelles » plutôt que d’un « art documentaire » ou de « non-fiction » implique ainsi un certain nombre de déplacements qu’il s’agit d’expliciter.

Le décrochage spéculatif des œuvres représentationnelles

La délimitation historique et conceptuelle de l’objet répond également à des enjeux spéculatifs qui sont explicités au chapitre 4. L’auteur s’efforce en effet de montrer pourquoi et comment les représentations factuelles manifestent une rupture avec les pratiques antérieures de représentation. Pour ce faire il propose quatre hypothèses : 1) les représentations factuelles sont inséparables d’une rupture intervenue dans l’histoire récente de l’art avec l’invention des pratiques modernes d’enregistrement ; 2) les représentations factuelles insistent sur l’existence singulière des référents auxquelles elles renvoient par leur pouvoir spécifique d’attestation et, ce faisant, appellent de notre part une attention mixte à ce qu’on peut apprendre du réel et à la manière dont il est représenté ; 3) les représentations factuelles, en vertu de leur non-fictionnalité constitutive sont également des manière d’agir dans le monde (témoigner, dénoncer, intervenir) ; 4) les représentations factuelles, en rappelant qu’il y a un au-delà et un en-deçà de la représentation, sont la contrepartie artistique d’un retour à une position réaliste en philosophie qui se caractériserait par la restauration « de l’idée d’une indépendance du réel et d’une antériorité du réel vis-à-vis de la pensée » (p. 166) et par le constat, qui peut en effet avoir quelque chose de terrifiant, que les faits sont inamendables. Ces quatre hypothèses sont confirmées par l’analyse détaillée des pratiques documentaires qui occupent la seconde partie du livre.

Qu’est-ce qu’une représentation factuelle ?

L’essai de Pouillaude se compose en effet de deux parties distinctes. Dans la première partie, l’auteur tâche de définir ce qu’il entend par « représentation factuelle » selon une logique d’emboîtement de classes. Aussi emploie-t-il un style d’argumentation philosophique qui fait d’abord peu de place aux analyses détaillées d’œuvres. En bref (et il serait difficile de résumer une argumentation extrêmement dense si l’auteur ne ponctuait pas de lui-même son étude par d’agréables synthèses), une représentation non-factuelle est : a) tout d’abord une certaine représentation, c’est-à-dire le résultat public (le plus souvent sous une forme artefactuelle) d’un projet intentionnel, à l’exclusion d’autres pratiques artistiques qui seraient plutôt fondées sur la présentation pure et simple, sans cadrage et son intention représentationnelle, du réel (chapitre 1) ; b) une représentation qui manifeste pragmatiquement, c’est-à-dire par une assertion explicite (mais également artistiquement, comme en atteste la prise de position de l’auteur au chapitre 6 dans le débat sur les indices de fictionnalité) sa non-fictionnalité, à l’exclusion de toutes les formes de représentations interprétables à l’aune d’une logique du faire-semblance (Kendal Walton [2]) ou même du vraisemblable (Aristote [3]) (chapitre 2) ; c) une représentation factuelle qui peut attester empiriquement de ce qu’elle asserte par les voies contrastées de l’enregistrement mécanique ou du témoignage, à l’exclusion d’autres représentations non-fictionnelles qui ne bénéficieraient pas d’un même gage sémantique et d’un même sérieux épistémique (chapitre 2) ; d) une représentation factuelle artistique, à l’exclusion donc d’autres représentations factuelles qui ne seraient pas concernées par des enjeux artistiques (que ces enjeux soient institutionnellement définis comme la différence entre la photographie de reportage ou la photographie artistique, l’essai et la littérature, ou qu’elles impliquent concrètement un certain nombre de décalages avec un enregistrement purement mécanique de la réalité) (chapitre 3).

Dans la classe relativement inclusive des représentations, les représentations factuelles qui intéressent l’auteur occupent, en extension, une part somme toute congrue. Il n’en demeure pas moins qu’elles jouent un rôle de premier plan dans la production artistique contemporaine [4], comme en témoignent les redécoupages institutionnels eux-mêmes (naissance du genre littéraire de la non-fiction, succès des festivals de cinéma ou de photographie documentaires, etc…) et la contamination dans d’autres médiums d’une logique de prise sur le réel au départ liée à l’invention de l’image photographique ou de l’enregistreur sonore. L’unité de ce concept de « représentation factuelle », qui est une invention de l’auteur, est prélevée sur la diversité des pratiques artistiques. La force de l’essai de Pouillaude est de restituer, dans une seconde partie, cette diversité même et de montrer comment, d’un médium à l’autre, peut se mettre historiquement et conceptuellement en pratique cette modalité particulière de la représentation, assortie à chaque fois de ses gages épistémiques particuliers.

Indice et assertion

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Pouillaude s’emploie en effet à montrer comment cette factualité de la représentation est mise en pratique dans le médium iconique (photographie, cinéma et bande-dessiné), dans la littérature et dans les arts vivants (théâtre, danse et performance). Bien sûr, chaque médium propose des solutions différentes pour capturer, sous un mode représentationnel, quelque chose du monde qui nous entoure. Chaque médium est également individué par sa propre histoire : histoire de ses techniques comme de sa réception ou de sa théorisation (voir les excellentes mises au point de l’auteur sur les théories de la photographie, ancienne et nouvelle, sur l’histoire des modes documentaire au cinéma ou sur la narratologie). Photographie et cinéma ont partie liée à certaines techniques d’enregistrement qui assurent en priorité leur accroche sur la réalité. C’est d’ailleurs dans le contexte de leur réception qu’a d’abord pu se déployer l’idée d’un art documentaire. Au contraire, la littérature et le théâtre sont peut-être plus à même de témoigner d’une expérience subjective ou de faire place à d’autres témoignages, à « d’autres vies que la sienne », selon des modalités respectivement scripturales ou performatives. Il était important de faire droit à ces différences, à l’histoire et à la théorie propres à chaque médium artistique, comme à l’analyse détaillée d’œuvres qui se voient ainsi dotées d’une fonction d’exemplarité (ainsi du travail photographique de Walker Evans, du cinéma direct de Wiseman, de la juxtaposition des témoignages de soi et de l’autre dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère ou encore de la trilogie théâtrale de Milo Rau).

Il n’en reste pas moins que la force de cette seconde partie est de tisser la diversité de ces pratiques documentaires à partir de l’entremêlement de deux fils : le fil de l’assertion discursive et celui de l’indice. Ces deux fils ne font pas que rejouer, sur un autre plan, la dualité du témoignage et de l’enregistrement car ils sont à l’œuvre dans chaque pratique, à l’œuvre dans toute représentation factuelle qui se pose la question de sa valeur artistique comme du sérieux de ses gages épistémiques. Ainsi la nouvelle théorie de la photographie est-elle portée par une relativisation de l’interprétation indicielle de son médium (qui peut conduire à une interprétation en fait réactionnaire de ce médium, comme l’est celle de Scruton [5]) pour faire droit aux pratiques authentiquement discursives qui l’encadrent (légende, cadrage, forme éditoriale du livre ou de la série ; voix-off pour le cinéma). Ce sont ces pratiques discursives qui font jouer à plein les effets identifiables à la seconde et à la troisième hypothèse spéculative de Pouillaude. Inversement, l’importance d’une pragmatique de l’assertion pour la littérature (Searle [6]) n’annule en rien la pertinence des indices de non-fictionnalité et n’interdit de toute façon pas de considérer que la littérature puisse être aussi l’enregistrement de la parole de l’autre.

Au fond, ce qui semble caractériser en propre l’ensemble de ces représentations factuelles est la dialectique qui s’y joue et qui contribue à en faire les représentations artistiques qu’elles sont (cette « poétique de la factualité » qu’évoque l’auteur) entre le motif de l’indice venant témoigner que « quelque du monde s’y est réellement déposé » (p.187) et son encadrement proprement discursif et représentationnel. Ainsi les pratiques documentaires les plus intéressantes sont celles qui refusent de « clore l’indice » :

Refuser de clore l’indice, c’est tout à la fois ne pas l’abandonner – ne pas le reléguer dans le royaume indifférencié des illusions et des fictions –, et maintenir pleinement, par la multiplication des points de vue, des interprétations et des hypothèses, ce qui irrémédiablement échappe en lui, sa puissance d’indétermination » (p. 187-188).

Un réalisme critique

Sans doute, l’importance que Pouillaude est amené à accorder à ces procédures de cadrage, grâce auxquelles on dit et sait ce que l’on montre (ce serait d’ailleurs l’occasion aussi de revenir sur la notion goodmanienne d’exemplification [7], peut-être trop rapidement évacuée), contribue à faire du réalisme pour lequel il milite, un réalisme critique. Au demeurant, il s’agit du sous-titre que l’auteur donne à l’exposition de sa quatrième hypothèse. Sans doute, ne mesure-t-il pas tout à fait à quel point une telle position le distingue déjà de la passion contemporaine pour le réalisme qu’il invoque sous les figures du « nouveau réalisme » de Maurizio Ferraris [8] ou du réalisme spéculatif de Quentin Meillassoux [9]. Bien sûr, Pouillaude partage avec eux la thèse forte de l’inamendabilité des faits (c’est-à-dire, de l’autonomie de ce qui a lieu par rapport à nos manières d’en rendre compte) et une certaine critique adressée au panfictionnalisme (l’idée que le réel et la fiction seraient devenus indiscernables).

Mais il existe d’autres façons pour sortir du relativisme et pour réinstaurer des gages épistémiques sur nos assertions que de destituer le pouvoir de normes et de se passer, tout bonnement, de la notion de représentation. L’auteur le sait. La très suggestive « poétique de la factualité » qu’il propose ne saurait être ramenée à un simple « principe de factualité ». La formidable critique, tout à la fois épistémologique et politique, que Pouillaude adresse aux thèses de Roger Scruton le démontre encore (je désigne par-là un ensemble de thèses défendues par Scruton qui le conduisent à affirmer que la photographie serait causalement reliée à son référent et donc ne serait pas, à proprement parler, une représentation – et donc pas davantage une pratique artistique). De même, l’application avec laquelle il repère ces opérations de cadrage, qui sont aussi des opérations hautement conceptuelles, témoigne de ce qu’il n’adhère pas à un réalisme sans sujet ou sans représentation. Le « nouveau réalisme » aurait autant, sinon plus, de choses à apprendre de l’exploration de ces pratiques documentaires que l’inverse.

Frédéric Pouillaude, Représentations factuelles, Paris, Les éditions du Cerf, 2020, 487 p., 24 €.

par Alexis Anne-Braun, le 1er avril 2021

Pour citer cet article :

Alexis Anne-Braun, « L’art du fait », La Vie des idées , 1er avril 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Frederic-Pouillaude-Representations-factuelles

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Notes

[1Cette entreprise est le résultat d’un travail au long cours sur l’art documentaire et qui avait déjà donné lieu à la publication d’un ouvrage co-dirigé avec Aline Caillet en 2017 intitulé Un art documentaire. Enjeux esthétiques, politiques et éthiques.

[2Kendall Walton, Mimesis as Make-Believe : On the Foundations of Representional Arts, Cambridge, Harvard University Press, 1990.

[3Aristote, La poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Ed du Seuil, coll. « Poétique », 1980.

Aristote définit l’art poétique comme le fait de dire non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable, déléguant au chroniqueur la tâche de transcrire les événements tels qu’ils ont réellement eu lieu.

[4Voir sur ce point les travaux d’Oliver Lugon sur la photographie (Le style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, Paris, Macula, 2011) de Marie-Jeanne Zenetti sur la littérature (Factographies. L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2014) ou de Bill Nichols sur le cinéma documentaire (Representing Reality : Issues and Concepts in Documentary, Indianapolis, Indiana University Press, 1991).

[5Roger Scruton, « Photography and Representation », Critical Enquiry, vol. 7, n°3, 1981.

[6John Searle, Sens et expression [1979], trad. J. Proust, Paris, Ed. de Minuit, 1982. Par pragmatique de l’assertion, il faut entendre l’intention de feintise qui est manifestée dans toute fiction. Pour Searle, cette déclaration est le seul moyen de discriminer entre assertion feinte et assertion véritable.

[7Nelson Goodman, Langages de l’art [1968], trad. J. Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990.

[8Maurizio Ferraris, Manifeste du nouveau réalisme [2012], trad. M. Flusin et A. Robert, Paris, Hermann, 2014.

[9Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Le Seuil, 2006.

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