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Recension Politique

Usages de la norme démocratique

À propos de : Pascal Bonnard, Dorota Dakowska, Boris Gobille (dir.), Faire, défaire la démocratie. De Moscou, Bogota et Téhéran au Conseil de l’Europe, Karthala


par Riadh Amine Ben Mami , le 17 novembre 2022


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La démocratie est devenue un élément essentiel de la légitimité gouvernementale dans le monde. La perspective comparatiste permet d’éclairer l’ambivalence de cette norme démocratique, et le paradoxe de son appropriation stratégique par des régimes autoritaires comme la Russie ou la Turquie.

Comment un certain standard de la démocratie libérale est-il devenu une référence pour la plupart des régimes politiques contemporains ? Pourquoi cette norme démocratique standardisée est-elle parfois appropriée par des régimes très autoritaires ? Cette énigme que représente l’hégémonie de la norme démocratique contemporaine est l’objet principal d’étude de l’ouvrage collectif dirigé par les politistes Pascal Bonnard, Dorota Dakowska et Boris Gobille, Faire, défaire la démocratie. De Moscou, Bogota et Téhéran au Conseil de l’Europe, paru en 2021. L’ouvrage nous confronte au paradoxe suivant :

alors que les régimes et les tendances autoritaires se durcissent (...), le formalisme démocratique (le fait de revendiquer le principe électif, de donner aux élections des apparences de scrutin libre, d’autoriser des technologies de contrôle de la régularité des élections, d’encourager des formes de participation citoyenne) est très largement mobilisé comme source de légitimation interne et internationale (p. 7).

Cette question redouble de pertinence au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine le 24 février 2022, entraînant la sortie de la Russie du Conseil de l’Europe le mois suivant. Du début de la guerre à l’annexion par référendums non reconnus de quatre régions ukrainiennes fin septembre 2022, le régime russe n’a pourtant cessé de se revendiquer de principes démocratiques comme la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou la légitimité électorale. Six contributions de l’ouvrage sur onze portent d’ailleurs sur la Russie ou d’autres États post-soviétiques.

Cet ouvrage intervient après une vaste littérature en science politique (exposée p. 9 et p. 26) documentant, depuis les années 2000, les différents usages par des régimes autoritaires de pratiques des démocraties installées. Mais l’originalité de Faire, défaire la démocratie réside dans sa volonté de ne pas se limiter à une optique taxonomique ou normative. L’ouvrage, en revenant au plus près des performances contemporaines de la démocratie dans différents contextes nationaux, de la part de groupes divers (gouvernementaux comme non-gouvernementaux), interroge la manière dont la « norme démocratique » est aujourd’hui une catégorie essentielle de la légitimité gouvernementale.

À partir de méthodes d’enquête variées (observations participantes, entretiens multi-situés, travail sur archives ou sur la littérature grise) qui s’inscrivent explicitement dans une sociologie politique de l’international, les différentes contributions rompent avec une approche trop classificatoire opposant des démocraties « sincères » aux « artifices » démocratiques produits par des États autoritaires. L’objectif n’est pas de relativiser l’exercice résolument autoritaire du pouvoir de certains régimes : il s’agit d’étudier comment, dans le système-monde contemporain, agir au nom de la démocratie – quitte à en formuler des définitions alternatives – est un enjeu croissant de légitimation externe comme interne.

Négocier la démocratie à l’international

Faire, défaire la démocratie est organisé en trois parties, intitulées « Organisations internationales et promotion ambivalente de la démocratie », « Répertoires démocratiques et légitimation autoritaire », et, enfin, « Démocratisation et démocraties dans la zone grise ». L’ouvrage se conclut par un stimulant entretien avec la chercheuse Vanessa Codaccioni, sur les justifications « démocratiques » de pratiques attentatoires aux libertés de la part des autorités dans une démocratie « consolidée » comme la France.

Un des apports fondamentaux du livre est de mettre en évidence différentes arènes internationales, où est produite et négociée la mesure du caractère démocratique des États. Cette question est centrale dans la première partie de l’ouvrage. Les contributions y décrivent des espaces intergouvernementaux ou non-gouvernementaux où de telles mesures sont produites. Il s’agit par exemple du Conseil de l’Europe étudié par Yauheny Kryzhanouski et Maria Bigday. Les auteur.rices décrivent le travail quotidien des élu.es nationaux.les, mais aussi des « expert.es » du Conseil de l’Europe, qui à partir de 1990, travaillent régulièrement, sur la base de rapports d’enquête périodiques sur des thématiques spécifiques, à classifier le caractère plus ou moins démocratique de ses pays membres ou associés. Les deux contributeur.ices relèvent le caractère politique d’un tel travail d’évaluation, les opérations de classement permettant diverses formes de lobbying. Si des organisations internationales disposent parfois d’un pouvoir d’évaluation contraignant sur leurs États membres ou associés, ce pouvoir normatif peut donc faire l’objet de manipulations gouvernementales. C’est notamment le cas pour la Cour Interaméricaine des Droits Humains [1]. Geneviève Lessard la décrit comme étant la cible des contre-offensives juridiques et diplomatiques des présidents Uribe (2002-2010) puis Santos (2010-2018) pour organiser une défense juridique de grande ampleur de l’État colombien face aux condamnations de la CIDH. Quentin Deforge analyse quant à lui l’échec d’un projet international d’évaluation de la « performance démocratique » des Parlements. La mobilisation de députés du Sud membres de l’Union Interparlementaire leur a permis de contrer cette initiative appuyée par la fondation étatsunienne pro-démocratie NDI (National Democratic Institute).

Ainsi, plusieurs instruments de mesure de la « performance démocratique » sont désormais un objet de mobilisation des gouvernements. Une précieuse contribution à cet égard est celle d’Anaïs Marin. Elle s’appuie sur son expérience comme observatrice électorale au sein de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), organisation de reconstruction démocratique post-Guerre Froide, dont la Russie est membre depuis sa création en 1991. La chercheuse renseigne les stratégies de dévoiement des missions d’observation électorale de l’OSCE de la part du régime de Poutine, dans sa zone d’influence. D’une part, ces missions sont fréquemment sapées par des individus inféodés au gouvernement russe, dépêchés parmi les contingents d’observateurs ou singeant l’OSCE sur le terrain (p. 150). D’autre part, A. Marin souligne le travail légistique et doctrinal du Kremlin pour s’opposer aux normes « occidentales » de la démocratie fragilisant les régimes alliés de la région. Une doctrine juridique alternative, la « démocratie souveraine », revendiquant des spécificités culturelles régionales, est désormais promue par des institutions pro-russes. Cette doctrine produit des standards plus accommodants de la « bonne élection » par rapport aux principes « internationaux » de l’observation utilisés par l’OSCE (p. 138-141).

Une « norme démocratique » hégémonique ?

La « norme démocratique » transnationale contemporaine, marquée par des logiques de domination Nord-Sud, comme le relève Q. Deforge (p. 79-80), fait ainsi l’objet d’appropriations à géométrie variable. Ces appropriations sont souvent, de fait, d’abord stratégiques : plusieurs contributions montrent que le recours à des répertoires démocratiques « importés » sert des finalités diplomatiques, économiques ou géopolitiques pour des États dominés du système-monde. La conformation aux standards du Conseil de l’Europe est ainsi un des prérequis pour une adhésion ou un partenariat avec l’Union européenne. C’est dans cette veine qu’il faut comprendre la libéralisation dans les années 1990 du cadre juridique des associations en Turquie, décrite par Françoise Daucé, Gilles Favarel-Garrigues et Élise Massicard. Par opposition, le retournement anti-occidental de la Russie ou de la Turquie à la fin des années 2000, s’accompagne, comme le décrivent les trois auteur.rices, d’une reprise en main étatiste des mondes associatifs. Les régimes de Poutine et d’Erdoğan vont alors valoriser des associations pro-gouvernementales, jugées « utiles socialement », permettant une décharge contrôlée des prérogatives sociales de l’État, tout en marginalisant de « mauvaises » sociétés civiles, trop proches de la coopération, ou des milieux d’opposition. L’ouvrage invite donc à considérer les arbitrages à l’œuvre dans le recours à des dispositifs inspirés des démocraties libérales par des régimes autoritaires. Le cas des dispositifs participatifs mis en place par la municipalité de Téhéran, décrit par Sahar Saeidnia, en est un exemple éloquent. Au lendemain de la reprise des prêts de la Banque Mondiale à la République Islamique après la guerre Iran-Irak, « la coopération [du régime] avec les agences de coopération internationales, l’adhésion aux objectifs du Millénaire ou encore l’envoi de délégations iraniennes à des conférences internationales telles que le World Urban Forum contribuent ainsi à la diffusion de notions telles que la “participation” la “société civile”, la “responsabilité” ou l’ “efficacité” dans le débat public iranien » (p. 255). Les dispositifs de participation, limités au domaine des infrastructures, sont alors un instrument de légitimation à bas coût pour la mairie centrale de Téhéran.

Plus encore que des appropriations stratégiques, l’ouvrage présente comment la « norme démocratique » affecte par ailleurs, à des degrés divers, le langage légitime des pouvoirs nationaux, même dans des configurations autoritaires. Les crises politiques sont un observatoire privilégié de ces tendances. À partir de deux contextes très différents, Myriam Aït-Aoudia, traitant du débat public autour de l’intégration politique du Front Islamique du Salut dans l’Algérie pré-guerre civile, et Frédéric Zalewski, revenant sur la crise de la Diète polonaise du décembre-janvier 2017, décrivent tous deux des situations de crise politique, où des acteurs antagoniques arguent d’être un rempart de la démocratie face à leur adversaire. Dans les deux cas, la résolution de la crise aboutit, au nom de la démocratie, à un resserrement autoritaire du régime. Outre ces contextes de crise, la consolidation de pouvoirs autoritaires peut aussi passer par des formes de « domestication de notions et de répertoires d’action emblématiques des démocraties libérales » (p. 241). Tatyana Shukan montre comment, pour deux associations de mobilisation de la jeunesse en Russie, défendre la démocratie, c’est agir pour un État « fort » et une modernisation du pays sous l’égide de Poutine. Ces jeunes revendiquent une « société civile active », mobilisée contre les problèmes sociaux, mais distincte du « blabla des libéraux actuels » (p. 231). Adoptant un regard sociologique sur ces engagements pro-Poutine, l’autrice rapporte leur appropriation des techniques de mobilisation des révolutions de couleur [2], pour tenir la rue face aux contestataires, se mobiliser pour surveiller les élections, mais au service du pouvoir.

Toutefois, les répertoires « démocratiques » présentés par cet ouvrage n’ont pas un effet univoque sur les contextes étudiés. La « norme démocratique » peut aussi créer des espaces de résistance. S. Saeidnia relève que l’implémentation de dispositifs participatifs à Téhéran permet des appropriations imprévues. Des politisations « à bas bruit » ou « hors du jeu politique » (p. 260), d’acteurs exclus du jeu politique institutionnel, ont émergé autour de ces dispositifs. De même, les héritages de la « démocratisation » de l’époque Eltsine sont ambivalents en Russie contemporaine. Clémentine Fauconnier étudie des polittekhnologues, consultants russes en stratégie électorale, inspirés par les spin doctors étatsuniens après 1991. Ils ont joué un rôle de premier plan dans les élections concurrentielles des années 1990, en mobilisant des tactiques électorales assez peu démocratiques (comme l’achat de voix, ou le kompromaty). Mais cette profession n’a pas profité de la recentralisation du pouvoir opérée par Poutine. Certes, un polittekhnologue comme Gleb Pavlovsky, initiateur en 2005 de la « Chambre sociale » gouvernementale chargée de contrôler la société civile (p. 202), et organisateur de séminaires de formation aux répertoires des révolutions de couleur (p. 237), est un acteur central du régime poutinien. Mais son cas n’est pas représentatif de ce groupe professionnel, souvent critique à bas bruit du nouveau régime.
Cet ouvrage collectif montre, à travers de multiples cas, comment une véritable normativité démocratique s’exerce aujourd’hui sur la plupart des États. Un certain modèle de la démocratie libérale, inspiré des pays occidentaux, produit durablement des effets sur les répertoires militants, mais aussi gouvernementaux dans un grand nombre de régimes dits « autoritaires ». On pourra déplorer, toutefois, l’absence de contributions à partir de terrains asiatiques ou africains dans cet ouvrage collectif. Il aurait par exemple gagné à considérer le recours à certains répertoires de la « norme démocratique » dans les restaurations autoritaires post-révolutions arabes.

Pascal Bonnard, Dorota Dakowska, Boris Gobille (dir.), Faire, défaire la démocratie. De Moscou, Bogota et Téhéran au Conseil de l’Europe, Paris, Karthala, « Questions transnationales », 2021, 276 p., 25 €.

par Riadh Amine Ben Mami, le 17 novembre 2022

Pour citer cet article :

Riadh Amine Ben Mami, « Usages de la norme démocratique », La Vie des idées , 17 novembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Faire-defaire-la-democratie

Nota bene :

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Notes

[1La CIDH, cour afférente au système des droits de l’homme de l’Organisation des États Américains, est régulièrement mobilisée par des victimes de violations en Amérique latine.

[2Les révolutions de couleur, ayant vu tomber des gouvernements pro-russes autour de la dénonciation des fraudes électorales, en Serbie (2000), en Géorgie (2003), et en Ukraine (2004), semblent avoir marqué les répertoires militants, de même que les répertoires répressifs dans plusieurs contextes post-soviétiques. Ces révolutions ont mis en œuvre des techniques de mobilisations non-violentes de grande ampleur, autour de grandes places urbaines.

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