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Recension

Eugénisme, version française

À propos de : Paul-André Rosental, Destins de l’eugénisme, Seuil


par Olivier Faure , le 13 avril 2016


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Contrairement à une idée répandue, la France n’a pas échappé à l’emprise intellectuelle et morale de l’eugénisme au cours du XXe siècle. À partir d’une enquête sur une cité-jardin de Strasbourg, P.-A. Rosental en retrace les transformations et les héritages, dans l’État social d’après-guerre et jusqu’à nos jours.

Recensé : Paul-André Rosental, Destins de l’eugénisme, Paris, Seuil, coll. La librairie du XXIe siècle, 2016, 561 p., 29 €.

Jusqu’ici, nous croyions plus ou moins tous que la France avait été protégée de l’eugénisme à la fois par son républicanisme et par l’imprégnation des croyances chrétiennes. On pensait donc que le natalisme français, qui visait davantage le nombre que la qualité, s’était contenté de quelques mesures d’eugénisme positif, dont le certificat médical prénuptial était le plus bel, voire le seul exemple. L’eugénisme « négatif » prônant la stérilisation, voire l’élimination, des porteurs de tares héréditaires n’y aurait été défendu que par quelques individus d’exception, de renom certes (Alexis Carrel, Charles Richet, deux prix Nobel), dont les ouvrages auraient été cependant sans beaucoup d’influence pratique. Par ailleurs, l’eugénisme était réputé avoir été enseveli sous les décombres du nazisme, en dépit des multiples rééditions de L’Homme cet inconnu après 1945 : bien qu’évoquant l’élimination des plus faibles, l’ouvrage d’Alexis Carrel ne semblait choquer personne. Dans un livre d’une érudition et d’une culture remarquables, Paul-André Rosental donne le coup de grâce à ces représentations rassurantes.

Une cité pour procréer

Utilisant la démarche de la microstoria jusque-là surtout féconde pour l’Italie moderne (grâce à Carlo Ginzburg et Giovanni Levi), l’auteur ouvre son enquête par l’examen d’une œuvre très localisée, les jardins Ungemach (du nom d’un industriel alsacien qui les avait financés sur ses bénéfices de guerre), inaugurés en 1924 dans l’immédiate périphérie de Strasbourg. Faite de petits pavillons en style régional typique, cette cité-jardin était destinée à accueillir de jeunes couples, modestes sans être pauvres, recrutés au terme d’une sélection drastique qui reposait sur la probabilité (dûment mesurée) de leur capacité à procréer des enfants sains. Son but était donc bien de faire naître des bébés sains et non de protéger ceux qui étaient déjà nés. Le plus extraordinaire est que cette cité ouvertement eugénique ait continué à fonctionner selon les mêmes règles jusqu’au milieu des années 1980, bien qu’elle soit passée trente ans auparavant sous la gestion de la ville de Strasbourg. Jusqu’à il y a moins de trente ans, le slogan (sinon la réalité) de cette expérience reste « procréer ou déménager » (p. 248). À première vue, la survie de cette institution devenue « inactuelle » est liée à la personne et à la longévité de son concepteur, Alfred Dachert (1875-1972), que l’auteur présente, toujours en référence à la microstoria, comme un « homme exceptionnel-normal », c’est-à-dire dont les qualités hautement singulières sont en même temps révélatrices de tendances profondes de la société. Il prend aussi au sérieux la profuse écriture poétique de ce personnage, faite pour donner une forme nouvelle aux conceptions eugénistes.

P.-A. Rosental s’interroge sur l’espace de « recevabilité » (par les locataires, les autorités locales, les scientifiques etc.) de l’expérience, notion qu’il préfère à celle de consentement ou d’adhésion et qui consiste à « pouvoir rechercher ses propres objectifs aussi longtemps que la contrainte n’est pas inadmissible » (p. 93). Aussi, malgré son règlement pesant, l’œuvre trouva-t-elle toujours de nombreux candidats prêts à sacrifier un peu de leur liberté (en se soumettant, par exemple, à des visites et inspections régulières sur la tenue de leur foyer) au profit du confort qu’offraient les pavillons. Les autorités municipales y trouvaient aussi leur compte. C’est en effet d’abord à l’échelle locale que les choses se jouent. Grâce à un effort documentaire colossal, l’auteur décode comment et pourquoi les municipalités de Strasbourg (du socialiste Jacques Peirotes dans l’entre-deux-guerres au MRP Pierre Pflimlin) sont restées fidèles aux orientations de départ, parfois malgré leur étonnement devant des dispositions devenues « inactuelles ». Lisant le règlement exigeant des conditions de moralité de la part des seules femmes, Pierre Pflimlin ajoutait rageusement dans la marge « et les hommes ». S’il est difficile de mesurer en quoi les règles de la cité étaient aussi recevables de la part de ses locataires, le nombre des candidatures et les stratégies développées pour y rester sont de bons indices en ce sens.

L’ambition du livre ne se borne pas à comprendre comment un homme d’exception a su tirer parti d’un contexte local pour faire traverser le siècle à sa création. La survie de la cité pose un problème de portée plus générale : il s’agit de savoir comment « une expérience inscrite dans l’eugénisme britannique et allemand du début du XXe siècle [qui visait explicitement l’amélioration de la qualité de la population, plus que l’augmentation de sa quantité], a été jugée recevable dans un cadre national et chronologique (la France de l’après-guerre) a priori fort éloigné de ces prémices » (p. 353). Dès le début, P.-A. Rosental avertit en effet le lecteur que si la cité est bien son terrain d’études, elle n’est pas son objet à proprement parler : il s’agit de s’en servir comme d’un levier (p. 30-32) pour étudier comment l’eugénisme s’est recomposé dans l’après-guerre, puis a survécu, avant d’être « rejeté en bloc dans les années 1980 comme une idéologie intrinsèquement dangereuse » (p. 346).

Du jardin à l’État social

S’éloignant ensuite de l’exemple des jardins d’Ungemach, l’auteur explore ensuite les conditions multiples et générales qui ont permis cette expérience et dont s’inspira plus ou moins explicitement Dachert. Ici, l’analyse change d’échelle au risque parfois de négliger les relations concrètes entre l’exemple local et le contexte général. L’intérêt du livre en est néanmoins décuplé. Passant d’un côté à l’autre de la Manche, de la rive européenne à la rive américaine de l’océan atlantique, P.-A. Rosental scrute les changements qui touchent les différentes sciences humaines (psychologie, démographie) ou médicales (biologie), ou bien encore les « disciplines » émergentes comme les sciences et la médecine du travail, pour comprendre dans quel environnement intellectuel un tel projet a pu prendre naissance et se développer. Dans ces différents domaines, on voit se développer des démarches nouvelles comme la biotypologie, la génétique et se raffiner des méthodes statistiques. Il ne s’agit jamais d’une histoire des idées désincarnée, mais bien d’une « histoire concrète de l’abstraction » selon une expression de Jean-Claude Perrot chère à l’auteur (p. 24), avec ses hommes et ses institutions. Par ses ouvrages précédents et en particulier L’Intelligence démographique (O. Jacob 2003), P.-A. Rosental connaît tout de la Fondation Carrel, de l’histoire de l’INED et de ses grands (Alfred Sauvy, Jean Stoetzel) ou moins grands collaborateurs (Louis Chevalier, Louis Girard), mais il ne nous laisse rien ignorer de la pensée d’autres penseurs français inconnus comme Henri Laugier (1888-1973, grand prêtre de la biotypologie), Jean Lahy (1872-1943, pionnier de la psychotechnique), sans compter les portraits scientifiques de nombreux acteurs anglo-saxons.

De toutes ces démarches émerge « un ensemble large mais indistinct qui donne rarement à voir sa cohérence par un étiquetage explicite ». Celle-ci existe pourtant bel et bien. Transmué en eugénisme domestiqué ou à visage humain, cet ensemble prend volontiers l’appellation de démographie qualitative. Du vieil eugénisme, celle-ci a gardé au centre de sa théorie la valeur différentielle des individus et des populations (hiérarchisés selon leurs caractéristiques sociobiologiques), et au cœur de sa pratique le triage. Certes, celui-ci ne condamne plus les anormaux à la disparition mais à un traitement séparé et la vision héréditariste de la transmission des caractères recule sans disparaître totalement.

Mais le plus fascinant n’est pas là. Cette théorie pouvait aussi bien s’associer aux régimes totalitaires qu’à l’essor des grands systèmes de protection sociale, comme ce fut le cas en France. Dans l’entre-deux-guerres s’était construit, en particulier autour du ministre du Travail de 1932, le démographe Adolphe Landry, un alliage entre politiques sociale, familiale et de natalité. Landry forma des hauts fonctionnaires, dont Pierre Laroque, qui relaya ses enseignements auprès de son successeur (1951) à la direction de la Sécurité sociale, Jacques Doublet (1907-1984) et de Michel Debré. Si le second est bien connu, le premier mérite de l’être mieux. P.-A. Rosental exhume un texte de Doublet datant de 1951, intitulé « Population et eugénisme », issu d’une conférence faite aux très chrétiennes Semaines sociales de France, juste avant sa nomination à la direction de la Sécurité sociale. À quelques mots près, on croirait lire des propos inspirés par l’eugéniste anglais de la fin du XIXe siècle Francis Galton, avec l’opposition entre les êtres évolués et sains d’un côté, et les tarés, anormaux et autres déchets humains, de l’autre. S’il y fait part des doutes désormais admis sur la notion d’hérédité, J. Doublet n’en affirme pas moins que « les soins ne transformeront jamais en homme sain et capable un enfant mal construit et faiblement doué » (p. 438). Cette vision d’un eugénisme domestiqué ne se limite pas au monde des hauts fonctionnaires voués au social. Une étrange coalition associant les chrétiens sociaux du MRP (avec l’inamovible ministre du Travail Paul Bacon) et les natalistes du Parti communiste français (Jean Dalsace – 1893-1970 –, médecin communiste, créa un Institut national d’eugénique et de génétique). Même les précurseurs du planning familial comme le docteur M.-A. Lagroua Weill-Hallé qualifient de centre d’« eugénique » les lieux ouverts aux couples, et son compère Pierre Simon assigne au contrôle des naissances la préservation du patrimoine génétique et le blocage des tares héréditaires (p. 517).

Si le livre, mais ce n’était pas son propos, est assez rapide sur les raisons pour lesquelles cet eugénisme « à visage humain » disparaît dans les années 1980 (l’histoire et la mémoire de la Shoah, en plein essor à cette époque, y sont sans doute pour beaucoup), il s’interroge légitimement sur le legs actuel de cet eugénisme enfoui. À ceux qui opposent un eugénisme privé qui serait légitime à l’eugénisme d’État qui serait par définition pernicieux, P.-A. Rosental répond que nos choix individuels se réfèrent à des normes et à des valeurs largement diffusées et partagées, et qu’une partie de ces valeurs reposent sur des filiations eugénistes. L’aspiration à une exploitation intensive de soi (et l’immense marché de l’amélioration de soi) serait ainsi, selon l’auteur, le fruit lointain de cet eugénisme. Celui-ci continuerait à agir sous forme de « ligatures » (c’est-à-dire, dans les mots de l’historien, comme « des interventions multiples, hétérogènes, localisées dans des endroits différents de l’espace politique et savant », p. 541).

Ce livre dense, aux multiples notes de bas de page et aux fréquents allers-retours, requiert une attention soutenue. Mais le lecteur est vite récompensé de ses efforts, car il s’agit là de l’histoire magistrale d’un phénomène essentiel de l’après-guerre français, auquel P.-A. Rosental apporte une contribution décisive. Non moins importante est la contribution de ce livre à l’histoire des sciences de « l’humain », ce « véritable vocable carrefour » (p. 430) du XXe siècle.

par Olivier Faure, le 13 avril 2016

Pour citer cet article :

Olivier Faure, « Eugénisme, version française », La Vie des idées , 13 avril 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Eugenisme-version-francaise

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