Concepts à l’origine littéraire, l’utopie et la dystopie offrent également un regard critique sur nos sociétés et régimes politiques, puisqu’elles proposent une vision alternative de l’avenir, en bien ou en mal. Gregory Claeys explore cette double nature, et sa capacité à réinventer le monde, en retraçant l’histoire, l’évolution sémantique et les usages de la pensée utopique.
Gregory Claeys est professeur émérite en histoire de l’Université de Londres. Ses recherches portent se consacrent aux mouvements de réforme politique et sociale des années 1790 au début du XXe siècle, avec une attention particulière portée à la pensée utopique et au socialisme avant Marx. Son ouvrage le plus récent est Marx and Marxism (Penguin Books, 2018). Il est également l’auteur de Searching for Utopia : the History of an Idea (Thames & Hudson, 2011) et de Dystopia : A Natural History (Oxford University Press). Son prochain livre, After Consumerism : Utopianism for a Dying Planet, est à paraître chez Princeton University Press.
La vie des idées : Quelle est l’origine des concepts d’utopie et de dystopie ?
Gregory Claeys : Le terme « utopie » a été créé par Thomas More dans son ouvrage de 1514, Utopia. Il désigne un « lieu qui n’existe pas », mais constitue également un jeu de mots avec l’expression « eutopia », qui signifie « le bon endroit » en grec. On a longtemps cru que John Stuart Mill était à l’origine du terme « dystopie », qu’il avait employé en 1868 lors de débats au Parlement britannique [1]. Cependant, des travaux récents ont montré que ce mot est en fait apparu en 1747, d’abord orthographié « dustopia », puis l’année suivante dans sa graphie actuelle. Il avait alors le sens de « pays malheureux ». [2] Mais ce mot n’est entré dans le langage courant que dans les années 1950, dans un contexte marqué par la Guerre froide, la peur d’un conflit nucléaire, et le succès du 1984 de George Orwell. En anglais, depuis près de cinq siècles, « utopique » (utopian) est souvent synonyme d’« impossible », et la notion d’« utopisme » (utopianism) désigne toutes les formes que peut prendre la quête d’une société idéale. « Dystopique » (dystopian), au sens de « lugubre », « en déclin », « effrayant », ou encore « autoritaire », est une acception courante depuis le milieu du XXe siècle. Le terme de « dystopisme » (dystopianism) est par contre très peu usité.
La vie des idées : Bien qu’ancrées dans une longue tradition littéraire, l’utopie et la dystopie ont acquis au fil des siècles des connotations toujours plus politiques, avec des ouvrages tels que la Nouvelle Atlantide (1627) de Francis Bacon. Comment expliquer cette évolution ?
Gregory Claeys : Les deux termes ont, dès l’origine, été porteurs d’un sens profondément politique. L’utopie, en effet, décrit un État idéal (ou du moins, le meilleur possible), et on en trouve les racines dans la République de Platon. La dystopie, de son côté, décrit la négation de cet idéal, souvent sous forme de despotisme. Platon s’était inspiré de la Crète et de Sparte, ce qui implique que des institutions utopiques (au sens large du terme) pourraient de fait exister dans notre réalité. Le terme « eutopie », ou « bon endroit », est parfois usité afin d’indiquer une telle possibilité.
On peut parler d’une évolution vers des acceptions plus politiques, mais seulement si l’on entend l’utopisme (et non l’utopie) comme un phénomène principalement, voire exclusivement littéraire. Par contre, si l’on considère que ce concept possède trois composantes, l’une littéraire, la seconde idéologique, et une troisième à chercher du côté des communautés alternatives fondées par divers mouvements politiques, on comprend dès lors que les débats autour de l’utopie et de la dystopie ont toujours gravité autour de ces trois pôles, et ce depuis l’Antiquité grecque. Citons comme exemple l’Utopie de More bien sûr, mais aussi la Cité du soleil (1602) de Tommaso Campanella ou encore l’Atlantide de Bacon.
Une évolution plus parlante concerne peut-être le passage d’un utopisme religieux à des formes plus profanes depuis le siècle des Lumières. Au fil du temps, on a cessé de regarder vers un Âge d’or situé dans le passé et/ou dans des lieux difficiles d’accès (comme la contrée insulaire d’Utopie), pour se tourner vers l’avenir, notamment dans l’An 2440 de Louis-Sébastien Mercier (1771). Ce processus peut s’entendre en termes de millénarisme séculier, soit un cadre où des thématiques religieuses, telles que l’Apocalypse et la venue du Messie, sont exprimées suivant une rhétorique laïcisée. Le marxisme et bien d’autres courants socialistes sont souvent associés à cette tendance. Désormais, la croyance dans la perfectibilité de la nature humaine était associée aux idéaux révolutionnaires et à l’abolition de la propriété privée, plutôt qu’à une forme d’intervention divine.
La vie des idées : Les premiers mouvements socialistes, apparus au début du XIXe siècle, sont souvent qualifiés d’« utopiques », alors même qu’il s’agissait de mouvements politiques bien réels, qui ont mené des programmes de réforme concrets. Comment nuancer cette appellation ?
Gregory Claeys : Dans leur Manifeste du parti communiste (1848), Marx et Engels ont qualifié les premiers socialistes d’ « utopiques » en premier lieu parce que, selon eux, ces prédécesseurs manquaient de sens pratique. Ils ne prônaient pas la nécessité d’une révolution prolétarienne comme voie royale vers une société nouvelle, mais auraient au contraire proposé des « éditions in-douze de la Nouvelle Jérusalem », des « châteaux en Espagne » [3] et autres images rêvées de l’État idéal, tout en s’appuyant sur la bonne volonté des classes bourgeoises pour réaliser cette chimère. Leur propre alternative, dite « socialisme scientifique », a été définie en particulier dans l’Idéologie allemande (1845-6), parue à titre posthume en 1932, et dans l’ouvrage tardif d’Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880). Il s’agissait d’adopter une perspective matérialiste, fondée sur l’histoire et l’économie politique, libérée de toute forme d’idéalisme et de religion.
Le contraste entre socialisme « utopique » et « scientifique » pose problème au moins à trois égards. Tout d’abord, nombre de premiers socialistes, comme Robert Owen et ses disciples, ont en fait élaboré une théorie de la crise du capitalisme très similaire à celle qu’Engels, puis Marx ont adoptée dans les années 1840. Owen a également fourni une réflexion autour du concept d’aliénation, entendu comme l’échange du produit de son travail contre un salaire inique. De plus, ces premiers socialistes étaient souvent des démocrates radicaux, qui militaient en faveur du suffrage universel masculin comme moyen de réformer en profondeur les structures économiques et sociales. En France, Étienne Cabet a ainsi réussi à bâtir un important mouvement politique. Deuxièmement, on peut considérer que Marx et Engels étaient eux-mêmes des utopistes à plus d’un titre. Ils affirmaient notamment que la société future améliorerait considérablement la conduite des individus, grâce à l’abolition de la propriété privée. Dans ce monde de demain, les relations humaines se placeraient donc sous le signe de la solidarité, ou d’une sociabilité exacerbée. Troisièmement, leur socialisme « scientifique » sous-tendait que la marche de l’histoire et de l’économie politique tendait vers la chute inexorable du capitalisme, au terme de crises elles-mêmes suivies d’une révolution prolétarienne. Autant d’événements qui ne se sont pas (encore) produits.
La vie des idées : La dystopie est souvent entendue comme une « contre-utopie », ou comme une utopie qui aurait mal tourné. Quelles sont les différences entre ces deux concepts, et comment s’articulent-ils ?
Gregory Claeys : Les utopies littéraires décrivent parfois des utopies en déclin. L’exemple majeur en est 1984 de George Orwell, paru en 1949. C’est une satire du stalinisme et non, comme on le croit souvent, du socialisme en général, car Orwell est demeuré un socialiste convaincu jusqu’à sa mort en 1950. Mais nombre de dystopies, et notamment celles recouvrant du genre post-apocalyptique devenu si populaire depuis quelques décennies, dépeignent des sociétés à l’agonie, où une poignée de survivants, auxquels les lecteurs sont encouragés à s’identifier, tentent de tenir le coup. Souvent, une analyse de fond des causes de ce déclin est absente de l’œuvre, ou présente sous forme de maigres allusions. La route de Cormac McCarthy (2006) constitue ici un exemple type, tandis que Station Eleven (2014) d’Emily St John Mandel offre un récit en temps de pandémie qui ne manquera pas de parler aux lecteurs et lectrices en 2021.
Les concepts d’utopie et de dystopie entretiennent cependant une relation complexe. Les utopies, qu’elles soient littéraires ou idéologiques, ne dégénèrent pas toutes en dystopie. Les dystopies ne sont pas toujours des utopies ratées. Les utopies possèdent parfois des éléments dystopiques, pour l’ensemble du groupe ou pour une fraction de la population, lorsque le régime repose sur l’exploitation de ce groupe au bénéfice des autres (ce qu’illustre, dans 1984, la dichotomie entre les membres du Parti intérieur et les prolétaires). A contrario, les dystopies peuvent contenir des éléments utopiques dans la mesure où certains espaces fonctionnent comme des refuges face à une société dystopique dans son ensemble. On peut citer à ce titre l’exemple de la Réserve à sauvages dans Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), repoussoir des îles où les dissidents sont condamnés à l’exil. En vérité, depuis Platon, tous les écrits utopistes s’inscrivent consciemment dans cette vaste tradition littéraire, pour dialoguer avec elle de façon critique. On trouve ainsi chez More des échos de la République, de Sparte et de la tradition chrétienne. Idem chez Edward Bellamy (Cent ans après ou l’An 2000, 1888), qui cite Thomas Carlyle, Auguste Comte, le socialisme et, là encore, le christianisme. Bellamy et Platon ont ensuite influencé H.G. Wells, qui sera lui-même intégré aux écrits d’Orwell. Ce dernier s’inspire également du socialisme, tandis que Huxley intègre des éléments du bolchevisme et de l’eugénisme à son œuvre.
La vie des idées : le grand public connaît le concept de dystopie via l’association de cette dernière aux régimes totalitaires du XXe siècle. Peut-on parler d’une idéologie dystopique ?
Gregory Claeys : Là encore, tout est question de définition. Si on part du principe qu’une société dystopique se caractérise par des formes extrêmes d’inégalité et d’exploitation, toute idéologie racialiste et impérialiste peut donc potentiellement être qualifiée de dystopique. Il en va de même pour le capitalisme, dans la mesure où celui-ci possède une tendance inhérente à favoriser l’exploitation. En vertu des règles de la proportionnalité, toute société est dystopique dès lors que la majorité est exploitée par une élite – règle qui s’applique donc au capitalisme. Mais aucune idéologie « dystopique » auto-proclamée n’a jamais existé.
La vie des idées : Comment l’utopie et la dystopie peuvent-elles nous aider à penser les grandes crises mondiales, telles que le changement climatique ou l’actuelle pandémie ?
Gregory Claeys : Ces deux concepts sont extrêmement utiles pour nous aider à voir où nous en sommes, comment nous en sommes arrivés là, et le chemin qui s’ouvre à nous. Les utopies ont pour but d’envisager l’avenir à long terme, en offrant des prévisions, tant littéraires que théoriques, sur ce qu’il nous réserve. Ce faisant, l’utopie nous offre une vision alternative, elle laisse entrevoir un monde bien meilleur que nous pourrions atteindre – même si elle se rit aussi parfois de notre inaptitude à arriver à destination. Le long règne du capitalisme et du consumérisme de masse s’appuie sur un idéal utopique, celui de la prospérité universelle, but inaccessible s’il en est, dans la mesure où les ressources de notre planète ne sont pas adaptées à un nombre indéterminé d’êtres humains. Un état des lieux réaliste de notre situation environnementale montre que depuis le milieu du XXe siècle, nous sommes entrés dans une ère de réchauffement climatique sans précédent. La température aura sans doute augmenté de 3°C d’ici 2050, ce qui entraînera l’extinction de nombreuses formes de vie sur terre, y compris, très probablement, l’humanité. Nous sommes donc confrontés au pire scénario dystopique jamais envisagé, même si un sentiment d’angoisse assez semblable existait déjà au mitan du XXe siècle, lorsque l’on imaginait ce que serait la vie au lendemain d’une guerre nucléaire totale. Il est cependant possible d’envisager une solution d’ordre utopique à cette catastrophe écologique extrême, gravitant autour d’un ensemble d’idéaux tels que le développement durable, la consommation raisonnée et le contrôle de l’expansion démographique. Un tel « état stationnaire » pourrait compenser la baisse de la consommation individuelle par de nouvelles formes de sociabilité civique, par exemple un salaire minimum universel, et autres mesures destinées à faire passer la pilule de la décroissance. C’est un défi de taille, mais qui est à mon sens la seule alternative possible au terrible destin qui nous attend à court terme. Certaines utopies littéraires sont également porteuses d’une telle alternative : par exemple, le récent ouvrage de Kim Stanley Robinson, The Ministry of the Future (2020).
Ophélie Siméon, « Utopie, dystopie. Entretien avec Gregory Claeys »,
La Vie des idées
, 21 mai 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://mail.laviedesidees.fr/Entretien-avec-Gregory-Claeys
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[1] UK Parliamentary Debates, Londres, Hansard, 12 mars 1868, p. 1517, colonne 1.
[2] Anon [Lewis Henry Younge], Utopia : or Apollo’s Golden Days. Dublin, George Faulkner, 1747. Voir l’ouvrage de Deirdre Ni Chuanachaín, Utopianism in Eighteenth-Century Ireland. Cork, Cork University Press, 2016.
[3] Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du parti communiste, 1848, chapitre III, « Littérature socialiste et communiste », section 3, « Le socialisme et le communisme critico-utopiques ».