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Dessine-toi

À propos de : Viviane Alaray, Danielle Corrado et Benoît Mitaine (dir.), Autobio-graphismes. Bande dessinée et représentation de soi, Georg Éditeur


par Adrien Genoudet , le 15 juillet 2015


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Dans la lignée des travaux de Philippe Lejeune, un ouvrage collectif étudie la pratique du « genre » autobiographique en bande dessinée. Cette réflexion offre une plongée dans la complexité et les particularités du neuvième art.

Recensé : Viviane Alaray, Danielle Corrado et Benoît Mitaine (dir.), Autobio-graphismes. Bande dessinée et représentation de soi, Georg Éditeur, coll. « L’Equinoxe », 2015. 340 p., 22 €.

Le collectif Autobio-graphismes , qui paraît dans la belle collection « L’Équinoxe » de Georg Éditeur [1], démontre que, si « Je est un autre », c’est parce qu’un jeu – comme on parle du « jeu » entre deux pièces mécaniques – existe entre celui qui pense et l’autre qui en discute. C’est en suivant le fil des articles, ordonnés en deux parties inégales, que l’on peut goûter l’incertitude terminologique qui couronne les grands colloques. On semble entendre un même murmure : de quelle autobiographie parle-t-on en bande dessinée  ? De Fabrice Neaud à Jean-Christophe Menu, en passant par des auteurs aussi divers qu’Harvey Pekar, Keiji Nakazawa, Marjane Satrapi et Art Spiegelman – pour ne prendre qu’une poignée d’auteurs –, Autobio-graphismes annonce la couleur d’une pensée inquiète et fissurée.

Ouvrir une cartographie

Discuter l’autobiographie en bande dessinée oblige à rendre hommage au « pacte autobiographique » proposé il y a quarante ans par Philippe Lejeune (Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1975) à qui l’ouvrage est dédié. Au-delà de sa définition, qui délimite l’autobiographie à une identité partagée entre l’auteur, le narrateur et le personnage, Alary, Corrado et Mitaine s’immiscent dès l’introduction dans une proposition complémentaire de Lejeune, proprement visuelle, qui note :

« Associer écriture, dessin et peinture pour raconter sa vie : il y a là un champ de possibilité immense (qu’on pourrait appeler l’auto-biographisme) » (p. 13).

Partant, ils proposent de prendre à bras-le-corps la part graphique de la bande dessinée comme moyen de renouvellement de l’autobiographie. En annonçant que les articles qui suivent sont une « cartographie » (p. 21), ils ouvrent la voix à des perspectives aussi diverses que l’analyse « esthétique, narrative, sociale, historique et éditoriale » (p. 20).

En rappelant que la critique reconnaît la naissance de l’autobiographie dessinée en 1972 – au même moment que se précisent les travaux de Lejeune [2] –, les auteurs soulignent un aspect incontournable de l’histoire du médium : sa quête ininterrompue de légitimité. L’essor du « je » en bande dessinée se prononce dans le même temps que la reconnaissance de l’auteur (p. 16).

Dans la première partie, intitulée « Réflexions sur le genre autobiographique », les auteurs ouvrent des pistes originales. L. Gerbier revient sur un débat amorcé en 2007 [3], à propos de l’essor du « genre » autobiographique et de sa standardisation ; autrement dit, son absorption économique et esthétique. Cette « sociobiographie » (ou encore l’« autobio de proximité ») est recontextualisée par L. Gerbier dans une perspective historiographique. Dès les premières pages, il aborde les problèmes de la dénomination, de l’édition et de la réception de ces œuvres.

Le texte de B. Berthou sur le phénomène éditorial fournit un excellent contre-point. Si, « en se représentant avec ses personnages, le dessinateur revendique une forme d’auctorialité » (selon la formule de Groensteen, p. 49), on peut mettre en doute l’autoreprésentation en démontrant que de nombreux personnages de bandes dessinées passent de « main en main » (p. 72) ; autrement dit, ils ne sont pas toujours la marque de leurs auteurs. En proposant l’idée d’une « non-identité » comme complément à l’identité tripartite avancée par Lejeune, et en évoquant les autobiographies dessinées qui se soucient de leurs modes de publication, B. Berthou reconnaît cette « spécificité du médium » (p. 21) invoquée en introduction.

Éventail terminologique

La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Contours d’un genre en extension », dessine à travers des études de cas un éventail terminologique. En multipliant les entrées et les œuvres, les auteurs démontrent que la bande dessinée résiste à une définition restrictive de l’autobiographie. Ce qui se joue, c’est l’irrémissible proximité entre la représentation de soi par le dessin et sa mise en récit textuelle.

Dès lors, Harry Morgan propose le terme d’« autographie » pour certaines bandes dessinées underground des années 1960, qui érigent la liberté du trait et de la forme comme essence de la représentation de l’auteur (p. 127). Alfredo Guzmán Tinajero, dans un article passionnant sur Harvey Pekar, avance le terme d’« autocomic » pour définir les récits où le personnage est, dans le même temps, l’auteur (p. 155). Le « moi graphique » dont il parle n’est pas éloigné de la « graphiation autofictionnelle » avancée par Philippe Marion dans son analyse de David B.

En concentrant l’attention sur les pratiques graphiques de l’auteur et ses aboutissants théoriques et artistiques, Philippe Marion permet d’engager une analyse métissée entre la question autobiographique en tant que concept littéraire et la part graphique en tant que composante identitaire de la bande dessinée. Dans le chapitre qui clôt l’ouvrage, Jacques Samson propose une ultime entrée : celle de l’« écobiographie », c’est-à-dire « une expression de soi non égocentrée », une représentation graphique des éléments et des choses qui composent le portrait d’un personnage (p. 272).

Le geste du dessinateur

Cette danse terminologique, si elle démontre la richesse de l’ouvrage, n’en dénonce pas moins ses limites. On regrettera tout d’abord l’absence de conclusion générale, qui aurait permis de mettre en perspective les nombreuses propositions et qui aurait sans doute mieux tracé les contours d’une réflexion collective, tout en élaguant des débats déjà connus comme l’opposition classique entre mémoire et témoignage, mémoire et autobiographie, etc.

Enfin, si l’ouvrage tente d’équilibrer entre l’autobiographie et sa forme graphique, la question du dessin reste trop périphérique dans la plupart des articles. En effet, un des enjeux de l’autobiographie en bande dessinée ne s’arrête pas au « moi graphique », au « moi diffracté » (Groensteen), ni à l’« archéologie du trait » (Laxtague). Elle se situe aussi au niveau du geste du dessinateur. Or la question de savoir ce que cela implique de se dessiner n’est pas véritablement posée.

Elle aurait peut-être éloigné le trop prégnant patronage de Lejeune et celui de la formule rimbaldienne. Une autre piste était possible dans l’interstice d’une citation d’Imre Kertész : « “Je” : une fiction dont nous pouvons tout au plus être les co-auteurs » [4]. Et si l’autobiographie en bande dessinée se posait au niveau d’une disruption de l’auctorialité, dans un dédoublement subjectif et graphique ? L’auteur met en gage à la fois sa personne et le geste qui le fait naître comme personnage. Un « je » co-auteur n’est-il pas un « je » qui se dit et un « je » qui se dessine ?

par Adrien Genoudet, le 15 juillet 2015

Pour citer cet article :

Adrien Genoudet, « Dessine-toi », La Vie des idées , 15 juillet 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Dessine-toi

Nota bene :

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Notes

[1La collection « L’Équinoxe » a déjà consacré d’intéressants opus à l’analyse de la bande dessinée : Alain Boillat (dir.), Les Cases à l’écran. Bande dessinée et cinéma en dialogue, Paris, Georg Éditeur, coll. « L’Équinoxe », 2010 ; ou Michel Porret (dir.), Objectif bulles. Bande dessinée et histoire, Paris, Georg Editeur, coll. « L’Équinoxe », 2009.

[2Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1971.

[3Jean-Christophe Menu et Fabrice Neaud, « Autopsie de l’autobiographie », L’Éprouvette, n° 3, 2007, p. 453-472.

[4Imre Kertész, Un autre, chronique d’une métamorphose, Paris, Actes Sud, 1999.

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