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Recension Histoire

Départements antillais

À propos de : Sylvain Mary, Décoloniser les Antilles ? Une histoire de l’État post-colonial (1946-1982), Sorbonne Université Presses


par Justin Daniel , le 24 avril 2023


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À partir de 1946, le processus de « décolonisation par assimilation » a permis de maintenir les Antilles dans l’espace national. Le cadre départemental, considéré comme la source de tous les droits inhérents à la citoyenneté, a profondément influencé la politique et la société antillaises.

Issu d’une thèse soutenue en 2018 à Sorbonne Université, l’ouvrage publié par Sylvain Mary est une analyse fine et solidement documentée de la trajectoire historique singulière de la Guadeloupe et de la Martinique.

Nonobstant le vent des indépendances qui souffle à partir de la seconde moitié du XXe siècle sur les anciennes possessions françaises dans le monde, ces deux îles qui font partie des « quatre vieilles » colonies, au même titre que la Guyane et La Réunion, ont choisi dès 1946, à l’initiative de leurs représentants élus, une voie hétérodoxe de décolonisation : celle de l’intégration au sein de la République française.

Aspirations à l’égalité

Le point d’interrogation qui ponctue le titre du livre rappelle à la fois cette singularité et la complexité de la situation créée à travers la transition parfois chaotique du statut de colonie à celui de département. Le simple alignement sur les normes et les institutions de l’Hexagone — la décolonisation par assimilation — est loin d’avoir entièrement soldé la question coloniale. Il n’a pas non plus réglé le problème récurrent du statut politique de ces territoires, marqués par une forte identité tout en étant assujettis à un centre externe et éloigné.

La départementalisation a certes remodelé les sociétés insulaires, en interférant à tous les niveaux de leur organisation sociale. Mais elle a nourri en retour de nombreuses interrogations, voire un certain désenchantement à l’égard de l’État et de son action dans des sociétés insulaires pétries des valeurs républicaines, en particulier celle de l’égalité. En un mot, elle s’inscrit « dans une histoire contrariée de l’idéal républicain aux Antilles, au croisement des aspirations à l’égalité d’une élite locale et d’une politique d’État au bilan contrasté » (p. 25).

C’est dire que le choix de Sylvain Mary d’une histoire de l’État post-colonial, mettant l’accent sur ses interactions avec les sociétés insulaires, s’avère pertinent. L’ouvrage prend ses distances avec toute approche univoque qui en ferait un être omnipotent. Il souligne au contraire, en dépit du volontarisme affiché et d’une stratégie qui vise à maintenir les Antilles dans le « patrimoine national », les difficultés à appréhender, sur le plan analytique, des réalités plutôt réfractaires aux catégorisations habituelles et, d’un point de vue politico-administratif, aux classifications traditionnelles qui structurent l’action de l’État.

De là découlent les incertitudes, les inquiétudes et les hésitations qui saisissent parfois les hauts fonctionnaires qui servent ce dernier localement ou à Paris, ainsi que les décalages et les dissonances avec les sociétés insulaires. La toile de fond de la guerre froide, la proximité géographique avec l’île de Cuba ainsi que les processus de décolonisation en cours dans le monde, dont la guerre d’Algérie, créent un effet de zoom conduisant à saisir l’action du mouvement anticolonialiste antillais à travers des lunettes amplificatrices et à des réactions disproportionnées de la part de l’État ou de ses représentants, comme en témoigne la rébellion urbaine de 1959 à Fort-de-France.

L’« ordre départemental »

L’un des apports essentiels de l’ouvrage est la place accordée à la dimension internationale, grâce au croisement des archives diplomatiques françaises et américaines, dans l’étude du processus de départementalisation, qu’il s’agisse d’en faire un paravent contre les contestations internationales au moment de son lancement (chapitre 1) ou d’en faire un enjeu géopolitique dans le contexte de la « guerre froide globale » (chapitre 6).

Peu de publications consacrées à l’histoire récente des Antilles ont, en effet, fourni une analyse aussi minutieuse des débats et des stratégies qui ont animé les acteurs du moment, en particulier du positionnement des États-Unis et de la République gaullienne. Tout aussi limitées sont celles qui ont évalué leurs effets sur le devenir du statut de département d’outre-mer assigné aux Antilles : il apparaît pourtant que celui-ci a été temporairement figé du fait des rivalités internationales propres à l’époque et d’une convergence d’intérêts entre la France et les États-Unis visant à briser toute velléité de changement.

Quant à l’action proprement dite de l’État dans ces territoires insulaires, elle s’inscrit, en lien avec ces préoccupations sur le plan géopolitique et international, dans une chronologie dont le découpage qui structure l’ouvrage paraît tout à fait approprié à l’analyse. À l’engagement à la hâte en 1946 dans un processus de « décolonisation par assimilation » peu soucieux des effets induits sur le long terme et des moyens qu’il convient de mobiliser afin de répondre aux attentes qui ne cessent de sourdre localement, succède à partir de 1959, en réponse aux tensions nées sur place, la tentation gaulliste d’imposer un « ordre départemental ».

Fondé sur un incontestable volontarisme de l’appareil de l’État assorti, le cas échéant, de mesures répressives, cet ordre est surtout tourné vers la lutte contre le séparatisme et la promotion du paradigme du « rattrapage » érigé en véritable théorie normative de l’action publique. Il sera néanmoins partiellement bousculé à partir des années 1970 à la faveur des changements politiques intervenus à l’échelle nationale, en particulier l’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République en 1974.

L’histoire continuée

Partiellement bousculé, en effet : l’action initiée par VGE reste largement ancrée dans la continuité, les ajustements auxquels elle procède n’étant pas en mesure de remettre en cause une logique à l’œuvre, du point de vue socio-économique, depuis les années 1960.

Il en est de même, d’ailleurs, de celle menée à partir de 1981 avec l’arrivée des socialistes au pouvoir : certes, la politique de décentralisation constitue une forme de rupture sur le plan institutionnel, mais dans tous les autres domaines les changements attendus restent plutôt diffus. Ils ne parviennent guère à dissiper l’impression d’une histoire continuée, même si les paysages politiques insulaires se recomposent progressivement, et s’affiche la volonté d’une nouvelle approche axée en particulier sur la lutte contre les inégalités et l’inévitable objectif de rattrapage.
L’histoire de l’État post-colonial saisi à travers le jeu, les discours et la sociographie des acteurs, et non comme un bloc monolithique agissant comme un seul être, a le mérite de placer la focale sur les options divergentes qui peuvent en émerger à différents moments.

À cet égard, l’ouvrage fourmille d’indications intéressantes et parfois surprenantes. On découvre ainsi comment le projet de « régionalisation adaptée » porté en 1971 par le ministre d’État Pierre Mesmer, qui prévoyait d’entourer le préfet d’un « conseil administratif » composé de quelques élus des conseils généraux, et d’octroyer des délégations de pouvoir aux conseils généraux leur permettant d’adapter eux-mêmes les textes législatifs et réglementaires métropolitains, a été contrecarré par les élus locaux antillais.

Des Antilles à Mayotte

Cette attitude s’explique par une tendance à la sacralisation du cadre institutionnel départemental, considéré comme la source ultime de tous les droits inhérents à la citoyenneté, posture dont les Antillais mettront beaucoup de temps à se défaire.

Cela montre à quel point la départementalisation, perçue à la fois comme un aboutissement et un processus inachevé, a profondément marqué les imaginaires collectifs. À bien des égards, elle tend à transcender ledit cadre, en raison des logiques qui la sous-tendent. Ces logiques se sont jouées au fil du temps des catégories politico-administratives — « départementalisation adaptée », « départementalisation économique », « régionalisation adaptée », etc. — pour mieux les phagocyter, survivre aux réformes successives et imposer, par-delà les enjeux institutionnels, une incontestable continuité.

Celle-ci est perceptible à travers l’action publique de l’État telle qu’elle s’est déployée aux Antilles à partir des années 1960, complétée depuis par celle de la CEE et de l’Union européenne. Des interventions qui peinent à résorber des déséquilibres socio-économiques structurels, révélant par là même l’échec au moins partiel des mesures et des leviers activés.

Au total, l’ouvrage de Sylvain Mary fournit une analyse historique précise et utile d’un processus de décolonisation peu banal. Il constitue un outil précieux et des clés d’interprétation appréciables pour mieux comprendre des réalités, celles des Antilles d’hier et d’aujourd’hui, victimes d’une faible visibilité au sein de la littérature académique et, le plus souvent, appréhendées principalement à travers les traitements médiatiques des tensions qui les secouent périodiquement.

En outre, il fait doublement écho à l’actualité, à un moment où l’ensemble des outre-mer souhaite, indépendamment de leur statut respectif, revisiter leur rapport à l’État d’une part, et où, d’autre part, l’île de Mayotte expérimente à son tour la difficile voie de la départementalisation.

Sylvain Mary, Décoloniser les Antilles ? Une histoire de l’État post-colonial (1946-1982), Paris, Sorbonne Université Presses, 2021. 450 p., 28 €.

par Justin Daniel, le 24 avril 2023

Pour citer cet article :

Justin Daniel, « Départements antillais », La Vie des idées , 24 avril 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Departements-antillais

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