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Recension Politique

Le procès du postcommunisme
À propos de Démocratie de périphéries de Zdzislaw Krasnodebski


par Wojtek Kalinowski , le 9 juillet 2004


Dans ce livre clef du débat polonais sur la condition des sociétés postcommunistes, le philosophe conservateur Zdzislaw Krasnodebski prend à bras-le-corps son ennemi de longue date, le libéralisme politique et surtout le libéralisme de gauche, lui opposant une « tradition républicaine polonaise »

Recensé : Zdzislaw Krasnodebski, Demokracja peryferii, Slowo/obraz terytoria, Gdansk 2003

Article publié initialement dans la version papier de La Vie des Idées, juillet-août-septembre 2004.

Si le climat politique n’a jamais pu être qualifié de réjouissant dans la Pologne postcommuniste, depuis quelques années il est devenu particulièrement sombre. Même l’accomplissement de l’objectif historique qu’était le « retour à l’Europe » n’a pas provoqué l’euphorie que l’on pouvait légitimement imaginer, ni chez les élites, ni dans la population ; si les célébrations officielles vibraient aux accords de la « neuvième » de Beethoven, l’ode à la joie n’était pas vraiment au rendez-vous la veille du 1er mai. Ceci ne signifie pas que les Polonais aient perdu le goût de l’Europe ; il faut plutôt y voir le signe d’une crise dont les causes résident dans la situation politique intérieure : si la transformation de l’économie semble toujours une réussite, ses résultats risquent d’être compromis par les institutions de l’Etat qui, de l’avis général, n’ont pas suivi. Personne ne nie plus l’ampleur de la crise politique actuelle, attestée par la multiplication des « affaires » qui touchent le sommet même de l’Etat, l’effondrement des grands partis politiques et la montée des populismes (cf. l’article de F. Bafoil sur Samoobrona dans La Vie des Idées n° 10).

Les scénarios les plus noirs semblent avoir été confirmés à la fin de 2002, au moment de l’éruption de la « Rywin-gate », une affaire de corruption somme toute banale : le premier ministre d’alors, Leszek Miller, s’est vu soupçonné d’être à l’origine de la proposition d’adopter une loi audiovisuelle « sur mesure », dont le contenu serait entièrement adapté aux besoins du « client », le groupe de médias polonais Agora. L’affaire serait peut-être passée inaperçue comme beaucoup d’autres si la télévision n’avait pas transmis en direct les sessions plus que houleuses de la commission d’enquête parlementaire chargée de l’éclairer. La médiatisation qui a suivi a produit un véritable séisme politique et a largement contribué à créer le climat de « fin de partie » qui règne encore sur la scène politique polonaise. Ainsi, quinze ans après le début de la transition, l’heure est venue des règlements de comptes.

La fin de l’époque postcommuniste

Démocratie de périphéries de Zdzislaw Krasnodebski ne pouvait donc paraître au meilleur moment. Son auteur, sociologue et philosophe polonais vivant à Brême en Allemagne mais publiant surtout dans son pays d’origine, est devenu l’intellectuel en vogue chez tous ceux - et ils sont nombreux - qui souhaitent régler les comptes avec l’époque postcommuniste. Il leur confirme leur ultime conviction : la crise actuelle n’est pas accidentelle, ses origines remontent à la « philosophie » de la transition entamée en 1989, celle qui avait tiré un trait sur le passé et érigé la démocratie libérale en seul véritable modèle de démocratie. Or, cette démocratie serait un pur produit d’importation imposé aux réalités polonaises par les élites : comme d’autres pays postcommunistes d’Europe orientale, la Pologne est une démocratie de périphéries justement en ce que ses élites essayeraient d’imiter le modèle occidental sans voir que ce « modèle » cache une multitude de situations très différentes : « on s’efforce en Pologne d’introduire une démocratie libérale dans sa forme pure, radicale, qui n’existe nulle part ». Aujourd’hui, ce modèle de démocratie serait largement essoufflé, et pas uniquement en Pologne : les démocraties occidentales attesteraient elles aussi de l’épuisement du libéralisme politique et du retour consécutif des traditions républicaines. Démocratie de périphéries s’efforce de tracer le chemin d’un tel retour dans le contexte polonais.

À en croire Krasnodebski, une époque serait donc en train de se refermer en Pologne : celle de la IIIe République qui, bien que fondée par l’ancienne opposition démocratique et les dirigeants de Solidarnosc, se serait avérée celle des apparatchiks hâtivement reconvertis au « capitalisme d’anciens camarades » et à la démocratie procédurale, soutenus dans cette reconversion par une partie des dissidents d’antan. Une république du « pragmatisme cynique » refusant tout jugement moral sur le passé comme sur le présent, de la confusion systématique entre intérêt public et privé, de la corruption banalisée au sein même de l’Etat, où les oligarques se partagent les sphères d’influence sans même faire semblant de se soucier de l’intérêt général. Ecrivain assidu du journal conservateur Rzeczpospolita, Krasnodebski y a récemment réitéré ce diagnostic dans une analyse de la scission du parti postcommuniste SLD : « Durant les quinze dernières années, nous avons donc eu affaire à deux transformations. Celle qui s’est déroulée au grand jour, et où il s’agissait de transformer les structures de l’Etat et de l’économie communistes en institutions de la démocratie parlementaire et de l’économie de marché. Et celle, cachée, où il s’agissait de modifier et d’interpréter les nouvelles institutions et règles de sorte qu’elles servent le mieux les élites communistes métamorphosées et les segments de l’ancienne élite d’opposition qui s’y sont joints » [1]. C’est là, dit le philosophe de Brême, la source de la crise actuelle.

Voici donc un diagnostic on ne peut plus accablant pour les élites, radical dans sa critique quoique dépourvu du pathos si typique aux chantres d’« époques charnières ». Un diagnostic qui se situe plus sur le plan de la philosophie et de la sociologie que sur celui de la polémique personnelle - encore que le livre prenne pour cible un intellectuel particulier, à savoir Adam Michnik, l’ancien dissident devenu rédacteur en chef du plus influent journal du pays, Gazeta Wyborcza. Les attaques contre Michnik forment un trait constant du débat polonais : lorsque les intellectuels de droite veulent en découdre avec le « système postcommuniste », ils s’en prennent immanquablement au milieu rassemblé autour de Gazeta. Si le refrain est connu - Krasnodebski n’est pas le premier à accuser Michnik d’avoir trahi les valeurs de l’opposition et de s’être allié aux postcommunistes -, le philosophe de Brême est le premier à avoir entrepris une lecture minutieuse de la pensée de Michnik depuis son premier livre important (L’Eglise, la gauche, le dialogue de 1977) jusqu’aujourd’hui. Plus que Marcin Krol de la revue Res Publica Nowa ou Adam Graczyk, Michnik serait le représentant emblématique du libéralisme polonais et c’est à ce titre qu’il est visé dans Démocratie de périphéries. Étant donné la place centrale qu’occupe le rédacteur en chef de Gazeta dans le paysage intellectuel polonais - « le James Madison de la IIIe République », dit Krasnodebski non sans ironie -, la charge ne pouvait que susciter des émotions fortes, suivant le clivage gauche libérale/postcommuniste - droite conservatrice/ nationale : taxé de néo-conservateur par Adam Krzeminiski [2], rédacteur de l’hebdomadaire Polityka, Krasnodebski est acclamé par Bronislaw Wildstein de Rzeczpospolita, aux yeux duquel Démocratie de périphéries est un livre qui fera date et marquera son époque [3]. Partageant entièrement les idées de Krasnodebski, Wildstein, qui est aujourd’hui au moins aussi influent que Michnik lui-même, peut lui assurer une certaine notoriété en Pologne, et c’est aussi par l’intermédiaire de ses articles que les rumeurs sur « la fin de la IIIe République polonaise » se propagent dans la presse étrangère [4].

Les péchés originels de la transition polonaise

Démocratie de périphéries nous amène ainsi tout droit au cœur des questions les plus débattues en Pologne postcommuniste. Celles qui portent sur le passé, d’abord : comment interpréter l’ancien régime et la lutte anticommuniste à la lumière des victoires consécutives (législatives en 1993 et 2001, présidentielles en 1995 et 2000) d’une formation politique (SLD) dont tous les dirigeants ont leurs origines dans le parti communiste ? Comment se fait-il qu’à peine tombé le mur de Berlin, l’héritage de Solidarnosc se soit immédiatement décrédibilisé, ouvrant la voie au retour des communistes ? Que dire, pour autant qu’il faille en parler, de la reconversion démocrate de ceux-ci, et fallait-il - faut-il encore - mener à bien la loi sur la « décommunisation », purgeant les institutions démocratiques des anciens hauts dirigeants et des collaborateurs des services secrets ? Fallait-il réagir contre la vague des « privatisations sauvages » au moyen desquelles l’ancien pouvoir s’est transformé en classe d’hommes d’affaires qui emplit aujourd’hui les salons de la high society varsovienne et qui garde un lien privilégié avec son ancien parti ? Des questions qui portent sur le présent, ensuite : quelle place pour l’identité nationale dans la démocratie et quelle reconnaissance du catholicisme au sein de cette identité ? Et surtout : d’où vient la crise de l’autorité de l’Etat, l’asphyxie des institutions et l’apathie des citoyens, qui nuisent tant à la vie démocratique ?

L’ambition de Krasnodebski est d’offrir une réponse d’ensemble à toutes ces questions, et il le fait en dressant un vaste réquisitoire contre la façon dont la transition a été conçue et réalisée après 1989. La IIIe République polonaise paye aujourd’hui pour ses péchés originels, qui se révèlent, sans exception, ceux des élites libérales dont Michnik serait le représentant le plus influent : en protégeant les anciens dignitaires communistes de la « décommunisation » prônée par la droite nationale, ces élites auraient effacé la différence entre le juste et l’injuste, entre la vérité et le mensonge, et introduit ainsi le « pragmatisme cynique » aux fondations mêmes de la IIIe République, de façon à ce que la politique soit définie par un jeu d’intérêts où la vertu et le vice sont mis sur le même plan ; en imitant une représentation simpliste de l’« Occident », les élites libérales se seraient aliénées des traditions polonaises jugées désormais dangereuses et incompatibles avec la modernité, alors que c’était celles-ci qui, depuis la « République de noblesse » jusqu’au mouvement Solidarnosc, soudaient les Polonais dans la lutte pour la survie de leur nation et exprimaient leur souci pour le bien commun ; en introduisant de façon doctrinaire une forme « périphérique », caricaturale, du libéralisme politique, les élites auraient imposé une vision simpliste de neutralité dans la sphère politique et nuit ainsi à l’affirmation de l’identité collective des Polonais. Le lecteur sent le plaisir avec lequel Krasnodebski retourne ainsi la plainte des élites contre elles-mêmes : dès 1989, celles-ci au-raient identifié le « peuple » comme le principal danger pour la modernisation, car le « peuple » n’était pas moderne mais affecté par des tendances nationalistes. Or, les années écoulées montrent à l’évidence, constate Krasnodebski, que ce n’est pas tant le nationalisme que le cynisme, la dissolution de toute valeur dans la sphère publique qui représentent le danger contre la démocratie polonaise. L’« affaire Rywin » sus-évoquée, éclatée peu avant la publication de son livre, a fourni des arguments sociologiques à sa thèse : « le plus grand obstacle à la modernisation de la Pologne, dit-il dans sa contribution au débat organisé par Rzeczpospolita, ne sont pas les petits cultivateurs, mais les »élites« polonaises, ce »milieu« doté du capital, influent, aisé et confiant (…) Sous la surface démocratique se cache un ordre mono-centrique, oligarchique [5] ». Si beaucoup de Polonais trouvent pertinent ce diagnostic somme toute très populiste, c’est qu’ils n’ont en rien oublié les mots du producteur de cinéma Lew Rywin, l’homme qui avait transmis la proposition à Agora par l’intermédiaire de Michnik (qui révélerait par la suite toute l’affaire sur la « une » de Gazeta) : il serait venu, a-t-il dit à Michnik lors de leur rencontre, au nom « des hommes qui détiennent le pouvoir ». Si le réquisitoire ainsi dressé nous amène au cœur des réalités polonaises, il débouche sur une critique de la démocratie libérale qui ne se limite pas à la version « périphérique » de celle-ci. La Pologne donne à Krasnodebski l’occasion d’intenter un procès intellectuel à son ennemi de longue date, le libéralisme politique, surtout sous la forme du libéralisme de gauche. L’originalité de Démocratie de périphéries réside justement dans le fait que l’auteur y discute, parallèlement à l’analyse de la vie publique polonaise, des philosophes politiques comme Rawls, Rorty, Kymlicka, Ackerman, Larmore et d’autres. Contre ces représentants de la pensée libérale, l’ambition affichée est de défendre la tradition « républicaine » - il faut pourtant reconnaître que ce mot, tel qu’il apparaît dans le livre, prête à confusion. On reconnaît certes les traits distinctifs de la pensée républicaine, notamment l’accent mis sur la liberté positive et le souci de l’intérêt général.

C’est en ces termes que Krasnodebski analyse le mouvement Solidarnosc des années 1980, qui représente à ses yeux la plus récente manifestation de la tradition républicaine polonaise. On pourrait même dire que Démocratie de périphéries présente une version catholique du national-républicanisme, et il est intéressant d’observer que son auteur avance le même type d’argument contre le libéralisme que les défenseurs acharnés de la laïcité française. Il se révèle néanmoins au fil de pages que, au nom de la liberté positive, c’est surtout la place de la religion, du catholicisme, qui est défendue : bien plus qu’un républicain, Krasnodebski apparaît d’abord et surtout comme le penseur de la tradition.

Retour à la « tradition polonaise »

Cet attachement à la tradition est le fil conducteur de la partie théorique du livre. Krasnodebski y esquisse l’évolution, à bien des égards paradoxale, de la pensée libérale depuis sa variante moderne, représentée de façon emblématique par Rawls, jusqu’au libéralisme « postmoderne » de Rorty. Contre l’auteur de la Théorie de la Justice, le philosophe de Brême reprend la critique livrée dans les années 1980 par les communautariens tels Sandel et McIntyre, en reconstruisant la querelle où s’affrontent - comme déjà dans la querelle entre Habermas et Gadamer ou, plus anciennement encore, dans les débats entre les kantiens et les hégéliens au XIXe siècle - deux visions du sujet : un sujet rationnel, théoriquement libre de toute contrainte historique, et un sujet « situé », ancré dans une « tradition métaphysique » ou Weltanschauung particulière, libre d’agir justement grâce à cet ancrage. Krasnodebski ne veut pas occulter les positions libérales contemporaines, il reconnaît que le libéralisme ne nie aucunement le fait que l’individu soit situé dans une tradition historique. Néanmoins, il critique chez les libéraux comme Rawls où Kymlicka la volonté de reconnaître à l’individu la capacité de se libérer de sa culture et sa tradition par la pure force de réflexion. « Finalement le différend concerne la question de savoir jusqu’à quel point la mise à distance est possible, dans quelle mesure nous pouvons lever nos propres déterminations par la réflexion. Et quels effets une telle réflexion pourrait-elle avoir. (…) Il y a ceux - je ne cache pas que j’en fais partie - qui récusent l’anthropologie impliquant une telle autonomie ». A quels effets pense-t-il ? Il ne s’agit de rien d’autre que de la vielle sagesse des conservateurs selon laquelle les révoltes contre la tradition se soldent toujours par des excès totalitaires.

Cette vision du sujet « ancré » est ensuite mobilisée contre la notion clef du libéralisme politique, à savoir la neutralité de la sphère politique. Si le sujet est libre grâce à son ancrage dans la tradition, la valeur de celle-ci doit être reconnue publiquement. Or l’intention philosophique de Rawls était, rappelons-le, de séparer les normes morales des traditions historiques et les visions du monde particulières. Le projet d’une morale universelle exige un modèle de consensus valable pour tous les membres d’une société ; ce consensus ne peut être purement procédural, limité aux « règles du jeu » démocratiques : il doit être substantiel et porter sur les règles de la justice. Dans Démocratie de périphéries, la démonstration de l’échec de ce programme suit une ligne connue : la démocratie délibérative dépend de valeurs qu’elle ne produit pas par elle-même, générée par la même « culture de fond » (background culture) que le libéralisme de Rawls veut éliminer de la sphère publique. Comme toujours en pareil cas, la critique débouche sur l’apologie de la reconnaissance publique accordée à la « tradition » qui, dans le cas polonais, est immédiatement identifiée avec le catholicisme.

Cette argumentation est mise en mouvement dans le chapitre le plus théorique du livre, « En recherche de la neutralité parfaite », dans lequel Krasnodebski présente et récuse deux solutions au problème théorique posé au libéralisme par les « traditions métaphysiques », les « doctrines vastes » ou les Weltanschauungen : celle défendue par Rawls mais aussi par Bruce Ackerman ou Charles Larmore, d’une part, insistant sur la stricte séparation des domaines politiques et privés et reléguant les « traditions » vers la sphère purement privée où elles peuvent s’épanouir ou bien dépérir sans que cela ait le moindre impact sur le domaine de délibération politique ; celle de la démocratie délibérative de Habermas, d’autre part, où les traditions sont autorisées voire incitées à pénétrer dans l’espace de délibération publique, à condition toutefois d’y entrer en dialogue avec d’autres traditions, d’abandonner leurs revendications de valeurs absolues, de devenir plus « réflexives » et de justifier leur contenu « réflexivement ». Dans le premier cas, le libéralisme est confronté à un choix difficile : ou bien il s’accroche au mirage de sa propre neutralité en limitant radicalement le domaine des questions dont on peut débattre publiquement, donc le domaine du politique à proprement parler ; celui-ci se réduit finalement aux questions de distribution des biens sociaux, laissant entièrement de côté tout ce qui touche à l’éthique, aux conceptions du bien et du mal, au moment même où ce genre des questions envahit l’espace public. Ou bien il reconnaît comporter des présupposés culturels qui ne sont pas neutres en termes de valeurs - revient alors toute la question de savoir d’où viennent ces présupposés et comment ils se maintiennent dans l’espace public. Le libéralisme se verra alors obligé de se reconnaître tributaire d’une tradition somme toute « locale » - et c’est bien à cela que Krasnodebski veut le réduire, au statut d’une vision du monde parmi d’autres, plutôt qu’à un « cadre » neutre à l’intérieur duquel les différentes visions du monde pourraient coexister.

Reste donc la solution d’inspiration habermassienne, où les « traditions » entrent dans l’espace de délibération publique, au prix d’un remodelage en profondeur imposé par cette participation et d’un tour de plus en plus « auto-réflexif ». On pouvait imaginer que Krasnodebski accueillerait plus positivement une telle solution, présentée souvent comme une synthèse du libéralisme et de la tradition républicaine. Et pourtant c’est là que commencent les véritables problèmes. Car cette solution ouvre la voie à la radicale ingérence du libéralisme politique - révélé désormais comme une Weltanschauung parmi d’autres - dans les « cultures de fond » concurrentes, ingérence qui ne peut que nuire à la vivacité des traditions. Le libéralisme rawlsien créait encore des enclaves à l’intérieur desquelles les traditions, privées de toute influence sur la vie publique, pouvaient au moins vivre librement, selon leurs propres règles ; le libéralisme d’inspiration habermassienne réprime également ces enclaves. Krasnodebski vise moins Habermas lui-même que des « penseurs de second rang » comme Giddens qui, en reprenant et radicalisant le modèle de la rationalité communicative, veulent imposer la « démocratie dialogique » à l’ensemble des institutions sociales. La trajectoire de la pensée libérale ainsi esquissée est paradoxale : ce qui commence par la liberté négative finit par l’omniprésence de la démocratie dans les sphères les plus intimes de la vie sociale.

C’est sur ce point que la critique du libéralisme se transforme - rejoint, dirait probablement l’auteur - en critique de la gauche et de la « pensée 68 ». C’est bien là le véritable ennemi, né de l’alliance entre la pensée postmoderne introduite tardivement en Pologne et de la gauche post-révolutionnaire : « La gauche post-marxiste intègre la tradition libérale qu’elle avait violemment combattue par le passé. De cette façon, le libéralisme européen acquiert des connotations américaines contemporaines : il devient un libéralisme de gauche ». C’est précisément de cette tendance que Michnik et Gazeta seraient les représentants les plus typiques dans le paysage intellectuel polonais. Lorsque Krasnodebski constate qu’aujourd’hui, « les libéraux ont plus de mal à accepter une institution comme l’Eglise catholique que l’Eglise catholique à accepter le libéralisme », il vise le « droit d’ingérence » usurpé par les élites libérales. Sur le plan de la philosophie politique, Krasnodebski identifie cette tendance paradoxale du libéralisme chez Rorty, qui fait table rase de la notion de neutralité si chère à Rawls et entame une politisation radicale de l’identité et les guerres culturelles consécutives, menées sur le champ des rapports entre les sexes, de la famille, etc. C’est chez Rorty que la gauche américaine « post 68 » puisera son corps de doctrines, faisant de la « culture de fond » le champ de bataille par excellence. Cette pensée se révolte, dit Krasnodebski, contre les mœurs de la « société bourgeoise » ; or, en Pologne, celle-ci a disparu bien avant, la guerre contre les mœurs bourgeoises ayant commencé en 1945… « La source du succès de la pensée postmoderne dans les sociétés postcommunistes peut être identifiée au fait que la démocratie, qui est apparue après la chute du communisme, était une démocratie sans bourgeoisie et sans ethos bourgeois, une démocratie posée sur une société »mise à plat« . Plus »de masse« que toutes les sociétés de masse à l’Ouest, ce qui ne veut pas dire que les »masses« participeraient à la vie publique ». C’est là aussi la raison pour laquelle le libéralisme polonais lui semble tellement provincial, ignorant les débats occidentaux sur la nature et les limites du libéralisme, doctrinaire et stigmatisant toute voix critique comme un signe d’obscurantisme. Le fait que le libéralisme de Michnik n’ait jamais été vraiment débattu en Pologne, qu’il n’ait pas ses « classiques », son corps de doctrine, montre à quel point il allait de soi pour les élites. En dernière analyse, Krasnodebski y voit le vieux paradoxe des modernistes de l’Europe orientale qui, aveuglés par l’idée de « rattraper l’Occident », s’éloignent des tendances réelles du monde occidental.

par Wojtek Kalinowski, le 9 juillet 2004

Pour citer cet article :

Wojtek Kalinowski, « Le procès du postcommunisme. À propos de Démocratie de périphéries de Zdzislaw Krasnodebski », La Vie des idées , 9 juillet 2004. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Democratie-de-peripheries

Nota bene :

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Notes

[1Zdzislaw Krasnodebski, « Postkomunizm - zycie po zyciu », Rzeczpospolita, le 8 mai 2004.

[2Adam Krzeminski, « Miedzy Harvardem a Klajem », Polityka, le 6 mars 2004.

[3Bronislaw Wildstein, « III RP jako imitacja », Rzeczpospolita, le 17 janvier 2004.

[4Voir ainsi Karol Sauerland, « Fluch des Schlussstrichs », Frankfürter Allgemeine Zeitung, le 18 juin 2004.

[5 »System Rywina - z socjologii III Rzeczpospolitej« , dans : System Rywina, czyli druga strona III Rzeczpospolitej, Swiat Ksiazki/Pressbublica, Varsovie 2003.

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