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Recension Société

Comment se fabrique un « tube » ?

À propos de : Gabriel Rossman, Climbing the Charts. What Radio Airplay Tells Us About the Diffusion of Innovation, Princeton University Press, 2012.


par Olivier Alexandre , le 17 mars 2014


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Comment expliquer que certains tubes saturent les ondes radiophoniques ? À partir d’exemples courants, Gabriel Rossman développe une sociologie de la diffusion de l’innovation. Le lien entre théorie et exemples n’est cependant pas à la hauteur de l’ambition affichée.

Recensé : Gabriel Rossman, Climbing the Charts. What Radio Airplay Tells Us About the Diffusion of Innovation, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2012, 29.95$.

Exonérée de toute campagne de promotion mais massivement relayée par les internautes sur les réseaux sociaux, la sortie inopinée du dernier album de Beyoncé réactive l’utopie d’un rapport direct entre artistes et publics, émancipé de l’interventionnisme économiquement prédateur et artistiquement restrictif des intermédiaires de marché. En dépit de cette promesse d’un changement imminent de modèle, la somme d’acteurs et de techniques désignée sous l’expression « d’industries culturelles » continuent d’opérer comme une matrice incontournable de production et de hiérarchisation de valeurs. Pour la musique, la radiodiffusion des titres demeure l’étape charnière dans la carrière des chansons et de leurs interprètes. Cette permanence plaide en faveur d’une meilleure prise en compte des stations de radio, à contre-pente de l’image ringardisée projetée par les techniques de diffusion 2.0.

Les voies du succès

Depuis la migration des news, talk shows, sitcoms et autres feuilletons vers la télévision, les stations se sont en effet spécialisées dans la programmation musicale, faisant et défaisant à chaque saison les succès du moment. Aux États-Unis, les Américains leur consacrent quinze heures hebdomadaires de leur temps. Et si la concurrence des sites de téléchargement, smart phones et autres lecteurs MP3, s’est traduite par une baisse d’audience de 2% par an depuis la fin des années 1990, les stations cumulaient près de quatorze millions de dollars de chiffre d’affaire à la fin des années 2000. Insérées au sein de vastes networks de télécommunication, elles forment des noyaux stratégiques situés à l’intersection des principaux foyers de rentabilité que sont les chaînes thématiques, les plates-formes payantes, les ventes de disques, les concerts et festivals de musique. Cette position charnière explique que Def Jam, label de la chanteuse Rihanna, ait pris soin de débourser 300 000 dollars en 2011 pour s’assurer de l’omniprésence du single Man Down sur les ondes aux quatre coins du pays.

Avec un esprit de sérieux d’autant plus exemplaire qu’il s’empare d’un objet de divertissement, Gabriel Rossman rappelle dans son livre Climbing the charts que la radio reste le présent de l’industrie musicale, à défaut d’incarner son avenir. En sept chapitres, le sociologue, ancien étudiant de Paul Di Maggio et assistant professor à UCLA développe un argumentaire serré à partir d’une question à la simplicité désarmante : comment les chansons deviennent-elles des hits ? Fort d’une solide formation en statistique, l’auteur, qui fut également collaborateur de Richard Peterson, dégage à partir d’une série d’analyses de régression des schémas de diffusion radiophonique. Le propos est ici axé non pas sur le « qui diffuse ? » ou le « comment écoute-t-on ? », mais sur le ratio vitesse de propagation/quantité de diffusion de chaque succès.

Le coup de force de la démonstration est d’identifier à travers la multiplicité des voies d’accès à la notoriété un modèle binaire. Dans le cas le plus fréquent, un nombre important de stations se mettent à diffuser simultanément une chanson, atteignant rapidement un plafond, stabilisé pendant plusieurs semaines avant de s’effondrer. Le fait qu’un taux élevé de stations se portent sur le même choix en une unité de temps donné est l’indicateur paradoxal d’une influence exogène exercée sur la programmation ; en d’autres termes, la rapidité avec laquelle une chanson se diffuse sur les ondes invalide l’hypothèse d’’un processus d’imitation circonscrit à la population des disc jockeys. Dans un second cas de figure, la diffusion du titre est ralentie : un nombre de diffuseurs originellement bas s’élève progressivement jusqu’à atteindre des sommets. Ce mode de propagation, typique d’une courbe logistique, correspond à une dynamique endogène : le bouche-à-oreille et autres comportements mimétiques aux différents chaînons de la diffusion musicale mènent graduellement le titre du parfait anonymat aux premières places du hit-parade.

Trois récits enchantés

Cette schématisation Janus met à distance trois récits habituellement mobilisés pour expliquer la naissance des tubes. Le premier consiste à envisager la saturation des ondes comme le résultat de logiques moutonnières des programmateurs, la popularité d’un titre gagnant à mesure que leurs choix convergent vers un même point d’attraction. La rapidité avec laquelle un hit se répand habituellement sur les ondes dément cette thèse de l’imitation radiophonique, qui entretient une lointaine parenté avec la pensée de Gabriel Tarde [1].

Le second type de récit renvoie la synchronisation de la diffusion à la concentration des décisions par quelques magnats du secteur. Le développement de puissants conglomérats dans le sillage du Telecommunication Act de 1996 donne du crédit à ce soupçon marxien. G. Rossman écarte néanmoins ce registre explicatif à plusieurs titres. Tout d’abord, la programmation au sein des groupes est régulièrement le fait d’équipes locales. Ensuite, les majors s’en tiennent à un principe de division stricte des branches stratégiques, marketing et éditoriales, le C.E.O. de Sony résidant à Tokyo n’ayant ni les compétences ni les moyens physiques d’interférer sur les choix de programmation journaliers d’une station locale d’Arkansas. Par ailleurs, Clear Channel Communications, qui exerce une hégémonie sans égale dans le domaine, ne contrôle qu’un dixième des radios du pays ; le pouvoir d’influence du plus puissant des opérateurs demeure donc en pratique limité. Enfin, la segmentation du parc outre-Atlantique, distinguant bandes FM et AM, radios dévolues au « Top 40 » des meilleures ventes et stations alternatives, programmes célébrant en langue anglaise les valeurs traditionnelles et patriotiques américaines de la country music et celles qui valorisent une culture urbaine à dimension communautaire (afros, latinos, mexicaines, asiatiques, etc.), porte la tâche de coordination de plusieurs milliers d’opérateurs différenciées par des exécutifs centraux à un degré de complexité tel que toute appréhension paranoïaque du hit-parade s’en trouve décrédibilisée.

Sur le modèle du « leader d’opinion » explicité par Paul Lazarsfeld et Elihu Katz, une troisième famille d’hypothèse compare la propagation des tubes à des processus de contagion développés à partir des stations les plus populaires. Une étude détaillée de la diffusion des grands succès des années 2000 révèlent toutefois que les deux poids lourds du secteur, WHTZ, radio préférée des new yorkais, et KIIS, station californienne emblématique basée à Los Angeles, tiennent davantage de la chambre d’écho que de l’avant-garde musicale : si elles diffusent abondamment les titres du moment, elles commencent à le faire avec le peloton des autres stations, et non en amont.

Formats et indies ou l’envers des tubes

Pour percer la zone d’ombre entourant la fabrication des tubes, G. Rossman invite à une meilleure prise en compte du « format », cette identité construite et affirmée par chaque station sur la base de genres (pop music, hip hop, rock, reggae, country, etc.), d’une catégorie d’audience (12-18 ans, 18-25, etc.), d’un positionnement commercial (découvertes, top 40, alternatifs, etc.) et d’une géographie musicale (ruraux/urbains, côte Est/côte Ouest, texans/ midwest, local/national, etc.). De ce point de vue, la première question venant à l’esprit d’un programmateur à l’écoute d’une nouvelle chanson tient à son adéquation avec l’orientation de la station, indépendamment du potentiel commercial ou de la qualité attribuée au titre. La démultiplication des formats expliquent que le nombre de chansons capables de transcender les frontières forment un échantillon extrêmement resserré. Beyoncé, les Black Eyed Pies, Lady Gaga, Madonna, Shakira ou Rihanna excellent ainsi à fusionner les conventions musicales les plus en vogue de la pop music, du hip hop et des love songs, chaque nouveau single étant soutenu par des plans marketing sophistiqués et des actions ciblées de placements auprès des DJ’s.

Car la programmation en radio n’est pas l’affaire exclusive des programmateurs, ou pour reprendre la formule canonique d’Howard Becker, elle relève d’une « action collective » [2]. De ce point de vue, l’acteur pivot est moins à chercher du côté des maisons de disque ou des stations, que dans l’entre-deux occupé par les « indies », diminutifs génériques pour désigner les « independent radio promoters ». Ces intermédiaires aussi méconnus qu’influents ont en effet pour mission de négocier auprès des stations la diffusion des titres mis en avant par les maisons de disque. Cette fonction de placement s’entoure d’un flou entretenu tant pour des raisons subjectives, les indies préservant leur expertise auprès des labels en gardant secrets leurs modes opératoires, qu’objectives, en raison du caractère frauduleux de certaines transactions. Car derrière le versant légal de leur activité, allant du simple conseil auprès de labels inexpérimentés à l’achat juridiquement encadré de temps d’antenne, leur savoir-faire se situe à la lisière du permis et du proscrit. Joe Isgro, figure sulfureuse et incontournable de l’industrie du disque depuis les années 1980, en offre un témoignage spectaculaire en tant que pièce maîtresse d’un système estimé par les enquêteurs du FBI à près de dix millions de dollars.

Cette dimension souterraine ressurgit tous les quinze ans à la faveur d’un scandale. Depuis les années 1950, une commission d’enquête, une campagne de presse ou une procédure judiciaire prend pour cible cette économie parallèle évaluée à près de cinquante millions de dollars. Outre le versement de sommes d’argent, cette pratique du « payola » recouvre toute une série de dons et petits services, du plus anodins (places de concerts, lecteurs MP3, vêtements, photos dédicacées) aux très sulfureux (drogues, prostitués, soirées alcoolisées dans des clubs branchés). Si l’objet de la transaction varie, l’esprit de cette version showbiz du potlatch demeure : sécuriser du temps d’antenne pour générer de la valeur sur différents supports.

Les succès échappant à ce biais font figure d’exception. Le téléchargement constitue notamment une rampe de lancement alternative mais étroite ayant fait de My Humps, ode à la générosité plastique de la chanteuse Fergie, l’un des plus gros succès de ces dix dernières années en dépit des moqueries des critiques et de l’incrédulité de la propre maison de disque des Black Eyed Pies n’ayant pas cru bon de tourner un clip ou de promouvoir le titre. Le chemin menant de l’ombre à la lumière est encore plus improbable dans le cas d’Oye Mi Canto, premier tube reggaeton de l’histoire de la radio US. Né à la charnière des 1980 et 1990, devenu depuis lors la bande son des quartiers populaires d’Amérique Centrale et des Caraïbes, ce genre musical mêle des sonorités reggae au phrasé saccadé des chansons de rap. Malgré sa popularité au sein des communautés portoricaines du pays, ce style métis ne trouva pas droit de citer sur les ondes américaines avant 2004. L’émergence d’un format « Hurban » (le style « urbain » ponctué du h aspiré emblématique des communautés hispaniques des grandes villes américaines), consacré à la musique latine à l’adresse des nouvelles générations hispanophones, lui ouvre alors un espace de diffusion. Son public, essentiellement implanté dans les grandes villes côtières, désireux de revendiquer ses racines et nourris de références nord-américaines, le plébiscite en tant que symbole de sa double appartenance culturelle. C’est donc par une formule processuelle et composite que l’auteur répond aux interrogations nées de l’ascension des hits. La robustesse de la démonstration permet de démonter cas après cas les idées reçues sur la question.

Jeux d’échelle musicale

Se dégage toutefois à la lecture un léger effet d’ironie, puisque les développements qualitatifs livrent fréquemment la clé des phénomènes quantitatifs recensés. On est donc confronté à une structure en chiasme. D’un côté, l’objet macro et central du livre qu’est la prépondérance d’un schéma de diffusion rapide et synchronisé des chansons, appelle une ambitieuse sociographie malheureusement manquante [3] ; de l’autre les phénomènes micro évoqués s’accommodent parfaitement des démonstrations statistiques. De fait, les passages sur les indies et le payola, rédigés à partir d’archives de journaux, ne permettent pas une pleine compréhension des rapports et logiques d’enchevêtrement entre mondes du spectacle et organisations mafieuses caractéristiques des économies du divertissement [4]. En l’état, le pari de la sociologie analytique anglo-saxonne de reformuler l’ambition totalisante du structuralisme des années 1960 et 1970 échoue à convaincre pleinement [5].

Par ailleurs, le souci louable de réinscrire les problèmes empiriques dans un cadre théorique plus large est à l’origine d’une discontinuité narrative, qui pénalise la cohérence d’ensemble. Les différents chapitres de l’ouvrage composent autant d’articles autonomes, livrant le fin mot de sous-questionnements : quelle est la vitesse de propagation des singles à la radio ? Quelle est l’incidence des conventions musicales sur la diffusion ? Pourquoi les très populaires Dixie Chicks ont-elles étés déprogrammées en 2005 ? Cette architecture logique et textuelle permet certes d’éclairer avec davantage d’intensité les différents enjeux abordés, mais ralentit la dynamique du livre comme unité démonstrative en même temps qu’elle génère certaines incongruités, telles que des développements attendus sur l’évolution historique de la radio américaine relégués aux premiers paragraphes du chapitre conclusif.

L’ouvrage n’en constitue pas moins une ambitieuse contribution aux recherches sur la diffusion de l’innovation, ayant investi de longue date les domaines de l’agriculture, de la médecine ou de la technique, mais jamais jusqu’à ce jour de la culture. En rappelant comment et pourquoi derrière chaque événement musical se cache la production sociale d’un hit, Gabriel Rossman offre un ouvrage de référence.

par Olivier Alexandre, le 17 mars 2014

Pour citer cet article :

Olivier Alexandre, « Comment se fabrique un « tube » ? », La Vie des idées , 17 mars 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Comment-se-fabrique-un-tube-2610

Nota bene :

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Notes

[1Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2001 [1890].

[2Howard S. Becker, “Art as collective action”, American Sociological Review, Vol. 39, December 1974, pp. 767-776.

[3À la manière du travail de Todd Gitlin sur la télévision avec Inside Prime Time. New York & London : Routledge, 1994 [1983].

[4Voir James Ellroy, Americain Tabloid, Paris, Rivages, 1997 [1995]  ; Emmanuel Grimaud, Bollywood film studio ou comment les films se font à Bollywood, Paris, CNRS Editions, 2004  ; Mike Davis, Dubaï. Stade suprême du capitalisme, Paris, Prairies Ordinaires, 2007  ; Tim Adler, La mafia à Hollywood, Paris, Nouveau Monde Editions, 2009 [2007].

[5Voir Peter Bearman, Peter Hedström (eds), The Oxford Handbook of Analytical Sociology. Oxford : Oxford University Press, 2009.

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