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Allemagne/Pologne

Chronique de l’« affaire Günter Grass »


par Jean-Marc Dreyfus , le 1er novembre 2006


Les révélations de l’écrivain et prix Nobel de littérature allemand, Günter Grass, sur son passé dans la Waffen SS à la fin de la Seconde Guerre mondiale ont fait couler beaucoup d’encre cet été. Au-delà de l’émotion qu’elles ont légitimement suscitée, elles méritent aujourd’hui d’être réinscrites dans l’histoire longue de la mémoire nazie en Allemagne fédérale, ainsi que dans les méandres d’une œuvre littéraire où le secret joue un rôle clé.

L’un de mes amis, alsacien de la génération d’après-guerre, aime à raconter discrètement l’anecdote suivante : son propre père a été enrôlé de force dans l’armée allemande, affecté à la Waffen SS sans qu’il l’ait demandé, comme cela se faisait presque automatiquement dans le grand chaos de la fin de la guerre, alors que les poussées de l’Armée rouge décimaient des divisions allemandes entières. Cet Alsacien a été tatoué, comme tous les SS, on lui a inscrit son groupe sanguin sous l’aisselle. Après la guerre, dans la France pacifiée qui découvrait les loisirs, la famille avait l’habitude de passer ses vacances sur l’une ou l’autre plage de la Côte d’Azur. Là, le rescapé du front de l’Est oubliait parfois le passé et s’allongeait sur le dos, en maillot de bain, pour profiter du soleil. Et parfois, il allongeait les bras sous sa tête. Sa femme, attentive à ses manquements, le rappelait alors immédiatement à l’ordre : « Les bras », criait-elle. Il ne fallait pas découvrir le tatouage…

L’Allemagne et son passé continuent d’occuper l’actualité internationale et les débats intellectuels européens et américains. Alors que le soixantième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, le 27 septembre 2005, a semblé constituer un sommet des commémorations officielles et médiatiques, avec la présence sur le site de Birkenau de plus de trente chefs d’Etat et de gouvernement, la mémoire ne s’est pas apaisée et, surtout, la présence du passé allemand ne se dément pas. La liste des « affaires », révélations, scandales, etc. continue à s’allonger. La plus récente a provoqué beaucoup d’émoi et de nombreux échanges, en Allemagne, en Pologne, dans toute l’Europe et aux Etats-Unis. L’aveu par Günter Grass de son engagement dans la Waffen SS, à la fin de la guerre, a fait l’effet d’une bombe et suscité des commentaires acerbes sur l’homme et son œuvre, mais aussi une réflexion, une fois de plus, sur la capacité – ou l’impossibilité – de l’Allemagne fédérale à faire face à son passé. La personnalité de Grass est bien sûr au centre de ces tensions.

L’affaire Grass a été déclenchée par un long entretien accordé par le prix Nobel de littérature 1999 au quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, avant la parution de ses mémoires, Beim Hauten der Zwiebel (En épluchant les oignons). Le point central de l’échange, paru dans le quotidien le 12 août 2006, était une révélation d’importance. Günter Grass racontait ce qu’il avait toujours caché, un épisode honteux de son passé [1].. Expliquant sa tardive confession, il affirma : « C’est une contrainte que je me suis imposée à moi-même. » Grass devançait ainsi le lancement de son livre, lui accordant en même temps une importante promotion publicitaire. Il raconta qu’il s’était enrôlé à l’âge de 17 ans, d’abord dans les sous-marins, pour quitter son milieu familial de petite bourgeoisie boutiquière à Dantzig, chercher l’aventure, et qu’il fut affecté à la Waffen SS sans l’avoir demandé.

Le premier résultat de cette révélation, qui produisit un choc extrême en Allemagne, fut que l’éditeur décida d’avancer de deux semaines la mise en vente de En épluchant les oignons. L’ouvrage connut un succès immédiat. Les 150 000 premiers exemplaires mis en place furent épuisés en quelques jours. Le jeudi 17 août, Grass s’expliqua longuement sur son si long silence dans un entretien télévisé diffusé par la chaîne ARD, depuis l’île danoise où il se trouvait en vacances. Il dit qu’il n’avait participé à aucun crime alors qu’il était soldat de la 10e division blindée Frundsberg. Les réactions des intellectuels allemands, mais aussi des politiques, se faisaient de plus en plus nombreuses et vives. La droite allemande ne pouvait cacher sa joie de pouvoir enfin moucher le grand écrivain, le « grand homme » de la social-démocratie, le proche de Willy Brandt, avec qui il avait fait campagne en 1969 [2] et pour qui il avait écrit de nombreux discours. Exemple d’une sortie parmi tant d’autres, Bernd Neumann, le ministre de la Culture, et Ronald Pofalla, secrétaire générale de la CDU, ont affirmé que l’écrivain ne pouvait plus se prévaloir de son autorité morale. Angela Merkel elle-même fut obligée de se prononcer, affirmant n’être pas étonnée par la volée de critiques. Charlotte Knobloch, la présidente, récemment élue, du Conseil central des juifs en Allemagne, qui a survécu petite fille en Allemagne dans la clandestinité, a accusé Grass d’avoir mis en place une opération de relations publiques pour le lancement de son livre. Opération de relations publiques il y eut peut-être, mais il ne semble pas qu’elle ait été organisée par l’écrivain lui-même. Sa figure si imposante, l’ombre de la moustache « à la polonaise » qui est sa marque distinctive, suscitent depuis longtemps des réactions violentes, depuis son entrée fracassante sur la scène littéraire et intellectuelle européenne avec son roman Le tambour, en 1959. Il faut se souvenir du lancement de l’un de ses autres livres, Mon siècle [3], en 1999, qui vit le grand critique littéraire Marcel Reich-Ranicki poser pour une couverture du magazine Der Spiegel en train de déchirer l’ouvrage de Grass. La polémique fut violente, on évoqua les autodafés de livres sous le régime nazi. Mais Reich-Ranicki est un survivant du ghetto de Varsovie, un résistant, qui est revenu en Allemagne après une épopée à travers toute l’Europe, par fidélité à la culture allemande [4]. Il fait partie de ces Remigranten, ces quelques intellectuels juifs qui ont osé retourner dans la République fédérale pour y faire carrière, peut-être pour tenter d’y sauver la « vraie » culture allemande.

Des curriculum incomplets

L’entretien de Günter Grass fut effectivement très calibré pour provoquer le débat et lancer les critiques. Mais il faut le replacer dans la concurrence exacerbée que se livrent depuis des années les deux grands quotidiens allemands de référence, à savoir la Frankfurter Allgemeine Zeitung, de droite, et la Süddeutsche Zeitung, de gauche. Les pages « Feuilleton » – c’est-à-dire culturelles – des quotidiens sont des lieux importants de lancement des débats d’idées et de critique de la création contemporaine. Elles offrent aussi à longueur de colonnes des réflexions sur la place du passé nazi dans l’identité al-lemande d’après-guerre. Le « coup » médiatique fut probablement orchestré, habilement, par Frank Schir-marcher, l’un des interviewers, journaliste coutumier de ce type d’éclat. Il est également ironique que l’aveu de Grass ait été publié dans les pages mêmes qui ont été dirigées pendant deux décennies par une autre grande figure intellectuelle de la République fédérale, l’historien Joachim Fest, biographe d’Hitler [5] et d’autres dignitaires nazis [6], auteur du récit de la fin du dictateur dans le bunker berlinois, adapté au cinéma par Olivier Hirschbiege dans son film La Chute [7].. Le film rencontra un énorme succès mais fut aussi l’objet de violentes critiques parce qu’il montrait le dictateur de façon trop humaine. Fest était un ennemi de longue date de Grass. Homme de droite, catholique, il a rédigé son autobiographie, publiée en septembre 2006, c’est-à-dire presque en même temps que celle de Grass. Fest est décédé le 11 septembre dernier avant la parution de son dernier livre. Ses mémoires portent un titre évocateur : Ich nicht (Pas moi). Né dans une famille catholique qui demeura imperméable au nazisme, Fest s’engagea volontairement dans la Wehrmacht, précisément, expliqua-t-il, pour ne pas être affecté à la Waffen SS. L’histoire de Fest, en contrepoint de celle de Grass, montre comment certaines familles allemandes, souvent catholiques (mais pas seulement) résistèrent à la nazification, au prix de quelques brimades de la part du régime, sans toutefois entrer en résistance active. La comparaison avec le destin de Grass, qui a bien sûr été faite après le fameux entretien d’aveu, est intéressante, mais Joachim Fest a montré souvent beaucoup plus de complaisance avec l’héritage nazi que ne l’a jamais fait Günter Grass. Fest a par exemple accueilli dans le « Feuilleton » de la Frankfurter Allge-meine la querelle des historiens, et ainsi donné une légitimité à la thèse révisionniste de l’historien Ernst Nolte [8]. Par ailleurs, Grass avait expliqué depuis longtemps la fascination que pouvait exercer le nazisme sur les citoyens allemands (et le choc provoqué par la publication du Tambour relève aussi de ce récit, qui montre l’enthousiasme populaire face au nazisme) alors qu’il parlait, en ce qui le concernait, beaucoup plus de la « légèreté » avec laquelle, adolescent, il avait traversé les années de guerre [9].

Günter Grass, citoyen d’honneur de Gdansk

Les rapports de l’écrivain à sa ville natale sont intenses. Oscar Matzerath est le personnage fétiche de l’auteur, on le retrouve à au moins deux reprises dans d’autres textes de Grass. Sous le communisme, Le Tambour était interdit en Pologne et des éditions circulaient clandestinement. L’écrivain Stefan Chwin a témoigné de l’importance qu’avait eue l’œuvre de Grass pour les intellectuels qui s’opposaient au communisme, qui s’interrogeaient sur l’histoire de Dantzigi. Et Chwin excuse Grass de ses fautes, comme l’ont fait de nombreux écrivains (comme John Irving, par exemple) au nom de l’impureté de la littérature. Dantzig, aujourd’hui Gdansk, entièrement polonaise, a honoré Grass après la chute du communisme. Il est vrai que l’écrivain, par son œuvre qui part et revient toujours à la ville libre de l’entre-deux-guerres, placée par le traité de Versailles sous le contrôle de la Société des Nations, a en quelque sorte réhabilité la cité, celle dont les mémoires européennes se souviennent qu’il fallait ou non mourir pour elle, celle où a commencé la Seconde Guerre mondiale. En 1993, Günter Grass a été fait citoyen d’honneur de la ville et on a construit un petit monument en l’honneur d’Oscar Matzerath, un personnage de fiction. Suite à l’aveu de l’écrivain, les réactions ont été très vives aussi en Pologne, dans le climat très tendu de germanophobie (et d’opposition à l’Union européenne) entretenu par le gouvernement conservateur et ses alliés d’extrême droiteii. Les attaques des intellectuels libéraux, ont été révélatrices des clivages au sein des anciens dissidents anticommunistes. La droite conservatrice et nationaliste a tenté de les salir en les assimilant à Grass, devenu à ses yeux l’incarnation de tous les crimes de l’Allemagne, ce qui était tout de même exagéré. Une polémique s’ensuivit, avec un échange de lettres ouvertes, alors que le maire de Gdansk suggéra que la citoyenneté d’honneur soit retirée à Grass. Lech Walesa vint finalement à la rescousse de l’écrivain, s’estimant convaincu par ses explications. Grass avait formellement écrit pour demander que la citoyenneté de sa ville natale lui soit conservée. Un an avant son entretien d’août 2006, il guidait encore ses traducteurs, une vingtaine – qu’il réunit régulièrement pour les instruire de la manière de traiter la nouvelle œuvre –, à travers les rues de sa ville, jusque devant le monument à la gloire de son principal personnage de fiction.

Les « révélations » ou « confessions » sur le passé d’une personnalité de la République fédérale ne sont en réalité pas choses nouvelles. Elles ont quasiment accompagné depuis le milieu des années 1950 la lente prise de conscience des Allemands de l’Ouest (il s’agit ici d’une affaire typique de l’Allemagne de l’Ouest, le contexte de la République démocratique allemande ayant été radicalement différent). A la fin de l’ère Adenauer, c’était Hans Globke, secrétaire général du gouvernement, l’homme clé du rapprochement avec l’Ouest et des contacts avec les Américains, qui était sous le feu des critiques pour son passé de juriste nazi haut placé (jusqu’en 1989, les informations sur le passé des personnalités ouest-allemandes venaient le plus souvent… de Berlin-Est). Plus récemment, un scandale éclata lorsqu’il fut révélé que Rudolf Augstein, le rédacteur en chef du magazine Der Spiegel, haute figure du journalisme de la RFA, qui avait beaucoup fait pour briser les habitudes d’obéissance au pouvoir des journalistes allemands jusqu’au début des années 1960 – il fut même emprisonné trois mois en 1962 –, avait publié ses premiers articles dans des revues des Jeunesses hitlériennes. A un niveau plus modeste, le « cas Schwerte-Schneider » secoua l’opinion publique cultivée lorsqu’il fut révélé qu’un professeur de philologie germanique de l’université avait fait toute sa carrière sous un faux nom, pour camoufler son passage dans la SS [10].

En fait, toute l’histoire de la République fédérale a été faite par des hommes qui ont effacé une partie de leur passé, qui ont travaillé avec des curriculum vitae incomplets, voire qui se sont créés une nouvelle identité. La continuité des élites n’a pas été un vain mot [11]. Il y aurait eu jusqu’à 100 000 Allemands de l’Ouest à vivre sous un faux nom.

Grass vs. Ratzinger

Comme le montre les quelques exemples égrenés ici, le débat sur le passé est constant en Allemagne. L’affaire Grass a d’ailleurs éclaté quelques semaines seulement après la fin de la coupe du monde de football, la « Weltmeisters-chaft » qui a été un énorme succès d’organisation, durant laquelle les Allemands ont montré leur joie d’accueillir les supporters de nombreux pays et d’être le point de mire bienveillant de toute la planète. En même temps, l’Allemagne se déchira sur la question de savoir si la marée de drapeaux qui envahissait les écrans et s’affichait aux balcons des villes et des campagnes et sur les voitures, les sacro-saintes voitures allemandes, était légitime. Les drapeaux, la joie simple de s’afficher « allemands » dans une compétition féroce mais pacifique, étaient-ils permis ? Et dans le grand stade de Berlin, construit par le régime nazi, utilisé pendant les Jeux olympiques de 1936 pour la propagande du IIIe Reich ? Bref, les Allemands étaient-ils enfin devenus un peuple comme les autres, avec une « normalité » tant recherchée depuis la fin de la guerre ? L’intensité et le sérieux des débats sur cette question ont bien montré qu’il n’en était bien sûr rien, que le passé tourmentait toujours. Günter Grass fut naturellement interrogé sur ce problème et il affirma, dans un long entretien au magazine Die Zeit, qu’il avait découvert les joies du football avec ses enfants et petits-enfants et qu’il s’autorisait (et par là même autorisait les Allemands) à se réjouir dans les stades et même à siffler les joueurs étrangers.

La confession de Grass arriva également dans le contexte de la présence médiatique de Benoît XVI, le « pape allemand ». On sait que l’élection au pontificat du cardinal responsable de la doctrine de l’Eglise n’a pas suscité des vagues d’enthousiasme en République fédérale. Les maladresses diplomatiques dont a fait preuve le pape n’ont fait qu’ajouter au malaise. Lors de sa visite à Auschwitz, celui-ci avait prononcé un discours sur la responsabilité allemande qui englobait les victimes juives dans des catégories plus larges et surtout qui définissait la culpabilité de son pays comme celle d’une poignée de dirigeants égarés. Le peuple allemand n’était plus coupable dans son ensemble.

Le discours de Birkenau rappelait fortement ceux prononcés en politique intérieure sur le même sujet par le chancelier Adenauer, à une époque, les années 1950, où les Allemands se dédouanaient en tant que peuple de leurs fautes, même si la RFA acceptait de négocier d’importantes réparations au nom de l’héritage assumé du IIIe Reich. C’était exactement ce type de discours que dénonça Günter Grass durant toute sa carrière, cette incapacité morale à regarder le passé en face. Le jeu de miroir était ainsi troublant, alors qu’on mettait en avant le passé du cardinal Ratzinger, issu d’une famille bavaroise très catholique et rétive au nazisme, mais qui n’avait jamais caché avoir fait partie des Jeunesses hitlériennes. De plus, le cardinal, soldat fait prisonnier en 1945 par les Américains, s’était retrouvé dans le même camp que le jeune Günter Grass. Ils se seraient même connus derrière les barbelés.

La tentation a été forte, suite à la confession de Günter Grass, de relire son parcours politique et son œuvre à cette lumière nouvelle. Les protestations véhémentes de l’écrivain lorsque, en 1985, Helmut Kohl et Ronald Reagan visitèrent ensemble le cimetière militaire de Bitburg où se trouvent enterrés des soldats de la Wehrmacht mais aussi de la Waffen SS prennent une autre dimension. Mais c’est vers le Tambour, cette œuvre majeure de la seconde moitié du XXe siècle européen, que se sont tournés les regards. Ce livre, qui a connu une seconde jeunesse grâce à sa magistrale adaptation cinématographique par Volker Schlöndorff (en 1980), avait été un véritable choc à sa sortie, immédiatement traduit dans de nombreuses langues. Longtemps, il a été décrit comme un roman philosophique qui dénonçait la cécité de l’Allemagne de la reconstruction et du miracle économique face aux crimes nazis. Le héros, Oscar Matzerath, natif de Dantzig (comme Grass) en 1927 (comme Grass aussi) décide à l’âge de trois ans de ne plus grandir et d’utiliser un don curieux : celui de faire exploser le verre avec son cri. Il s’arrime aussi à son petit tambour d’acier, qui scande sans fin les épisodes privés ou publics, toujours tragiques, de l’histoire de la famille et de la ville. Il s’agit d’une œuvre épique, sinon baroque, et les images qu’elle véhicule demeurent gravées dans les mémoires (qui ne se souvient de la visite d’Oscar chez le médecin, qui tente de lui enlever son tambour, Oscar faisant exploser les bocaux de viscères). Or, le roman est aussi très ambigu. Matzerath assassine sa mère, son père, est successivement collaborateur du régime et résistant. Le roman parle bien des ambiguïtés du passé, même s’il décrit sans concession la nazification de Dantzig et l’exaltation que le IIIe Reich et Hitler ont provoquée chez tous les habitants allemands de la ville. Or Grass était polonais par sa mère et allemand par son père. D’où son déchirement.

Un commentateur français de Grass, Thomas Serrier, avait saisi les ambiguïtés du texte en 2003 : « En présentant la violence comme une violence principalement subie et en privilégiant la description de l’écroulement total des valeurs, ces récits a priori oblitèrent significativement la question de la transgression personnelle des valeurs [12]. »

L’aveu comme projet littéraire

Michaël Werz, professeur de sciences politiques à l’Université de Hanovre, actuellement représentant des universités de Hesse à New York, commente de façon originale cette affaire [13]. En bon militant du parti des Verts, Werz ne s’étonne pas de voir des compromissions chez un vieux social-démocrate comme Günter Grass. Le problème de Grass, mais aussi de tous ces militants qui ont été longtemps encensés comme la conscience de l’Allemagne d’après-guerre – et il inclut parmi eux Willy Brandt –, c’est qu’ils ont toujours placé leur réflexion et leurs critiques sur un plan purement moral. A répéter sans cesse que l’Allemagne devait regarder en face les horreurs de son passé, ils ont évité une réflexion politique nécessaire sur le passage d’une génération entière dans le national-socialisme, sur la réalité de l’engagement et des compromissions, mais aussi sur la continuité entre le régime nazi et la République fédérale, en tout cas en ce qui concerne les élites. Ces sociaux-démocrates, selon lui, se sont limités à une neutralité moralisante. Werz voit aussi dans ces débats une question de génération. Il est vrai que certains commentateurs ont noté que, autour de l’affaire Grass, ce sont toutes les autorités de la République fédérale qui ont défilé. Le débat fut ainsi un débat de quasi-octogénaires.

Werz s’interroge aussi sur l’exaltation dont a fait preuve Grass dans certains de ces combats politiques, lui qui, en bon social-démocrate allemand, ne préconisa jamais de solutions politiques autres que mesurées. Plusieurs commentateurs – et je dois dire que je me suis posé aussi plusieurs fois la question – ont interrogé l’un des éléments récurrents de l’idéologie de Grass : son violent et obsessionnel antiaméricanisme, qui ressemble plus à celui de l’extrême gauche allemande, une extrême gauche dont il s’est pourtant toujours défié. Ian Buruma dans le New Yorker, commentant l’affaire Grass, a repris ce thème [14]. Grass détesterait à travers les Etats-Unis l’équilibre des classes moyennes et le matérialisme petit-bourgeois que le pays a toujours tenté de se donner comme base. Cette absence de sens du tragique serait la vraie cible de l’ire de Günter Grass, celui-là même qu’il a condamné avec outrance dans l’Allemagne de l’ère Adenauer. En même temps, cette volonté d’exaltation dans la politique prend aujourd’hui un sens nouveau : n’est-ce pas cette exaltation qui a transfiguré les foules allemandes face au nazisme ? Il y aurait chez Grass une nostalgie de certains emportements politiques de sa jeunesse, de certains engagements qu’il n’aurait pas encore entièrement révélés. Son aveu dans le « Feuilleton » de la Frankfurter Allge-meine ne serait alors qu’une étape dans un cheminement intellectuel brillant mais jamais dénué de points d’ombres et de secrets. Plus Grass se révélait ainsi, plus il laissait d’interrogations sur les années de son adolescence et de sa jeunesse. L’aveu participe alors entièrement de son projet littéraire, sinon de son engagement politique.

Finalement, le débat est douloureux parce que Grass, justement, paraissait indemne de toutes les compromissions de l’Allemagne et pouvait incarner la République fédérale de l’après-guerre dans sa volonté de renouveau moral. Cet aveu ne fut d’ailleurs pas complet : Günter Grass est resté bien vague sur ce qu’il a réellement fait lors de son enrôlement dans la Waffen SS et le lecteur de son autobiographie peut se demander si d’autres révélations ne l’attendent pas. La révélation partielle, le secret jamais complètement élucidé, ne sont-ils pas des thèmes centraux de son œuvre ? Il reste à revenir au livre, à l’accomplissement littéraire que représente En épluchant les oignons. C’est d’ailleurs ce qu’invite à faire le prix Nobel.

Cet article est tiré de La Vie des Idées (version papier) n° 17, novembre 2006.

par Jean-Marc Dreyfus, le 1er novembre 2006

Pour citer cet article :

Jean-Marc Dreyfus, « Chronique de l’« affaire Günter Grass » », La Vie des idées , 1er novembre 2006. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Chronique-de-l-affaire-Gunter-Grass

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Une traduction, partielle, de l’entretien a été publiée par le Monde dans son édition du 17 août 2006 : « Günter Grass : la tâche sur mon passé ».

[2Il raconta son entrée en politique, sa campagne électorale, dans l’un de ses livres : Günter Grass, Journal d’un escargot, traduit de l’allemand par Jean Amsler, Paris, Seuil, 1974.

[3Günter Grass, Mein Jahrhundert, Göttingen, Steidl, 1999 ; traduction française par Claude Porcell et Bernard Lortholary, Paris, Seuil, 1999.

[4Voir sa passionnante autobiographie : Marcel Reich-Ranicki, Mein Leben, Stuttgart, Deutsche Verl.-Anstalt, 1999 ; traduction française : Ma vie, Paris, Grasset, 2001.

[5Joachim Fest, Hitler. Eine Biographie, Francfort/Main, Berlin, Propyläen, 1973 (traduction française : Hitler, le Führer, 2 vol., Paris, Gallimard, 1973).

[6Par exemple en 1999, celle de Speer : Speer. Eine Biographie, Berlin, 1999. On accusa l’auteur de s’être montré trop clément envers l’architecte d’Hitler.

[7Voir Olivier Remaud, « La Chute : la difficile mémoire allemande », La Vie des Idées, n° 2, avril 2005

[8En 1986, la querelle des historiens mit aux prises l’historien du fascisme Ernst Nolte avec une grande partie des historiens de la génération suivante. Nolte voulut montrer que les horreurs nazies étaient une réaction aux massacres commis par les Soviétiques, et tenta de minorer la responsabilité allemande. En ce sens, il peut être qualifié de « révisionniste », même si à aucun moment il ne mit en doute la réalité de la Shoah et ne glissa vers des thèses négationnistes. Voir sur ce débat, qui marqua une étape importante en Allemagne, François Furet et Ernst Nolte, Fascisme et communisme, Paris, Plon, 1998. Voir aussi : Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la question de la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, Paris, Cerf, coll. « Passage », 1988.

[9Olivier Mannoni, Günter Grass. L’honneur d’un homme, Paris, Bayard, 2000, pp. 39 et suivantes.

[10Helmut König, Wolfgang Kuhlmann, Klaus Schwabe (dir.), Vertuschte Vergangen-heit : der Fall Schwerte und die NS-Vergangen-heit der deutschen Hochschulen, Munich, Beck, 1997.

[11Pour un bilan sur la continuité des élites entre le IIIe Reich et la République fédérale, voir : Norbert Frei (dir.), Karriere im Zwielicht : Hitlers Eliten nach 1945, Francfort/Main, Campus, 2001.

[12Thomas Serrier, Günter Grass : tambour battant contre l’oubli, Paris, Belin, 2003, p. 24.

[13Entretien personnel de l’auteur, New York, 6 septembre 2006.

[14Ian Buruma, « A critic at large. War and Remembrance », The New Yorker, 18 septembre 2006, pp. 81-85.

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