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Changer la sociologie, refaire de la politique

À propos de : Bruno Karsenti, Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, EHESS


par Sophie Guérard de Latour , le 1er septembre 2017


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Le socialisme est-il mort ? Voué à céder la place aux flux libéraux et aux reflux nationalistes ? Dans un petit livre stimulant, B. Karsenti et C. Lemieux suggèrent que son destin a partie liée avec la crise intellectuelle qui affecte les sciences sociales, et plaident pour une sociologie de combat.

Bruno Karsenti, Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Éditions EHESS, Paris, 2017, 192 p., 12 €.

La sobriété du titre ne doit pas tromper. Socialisme et sociologie est un texte engagé, publié en pleine campagne présidentielle, dans lequel le philosophe Bruno Karsenti et le sociologue Cyril Lemieux assument leur volonté de « reprendre prise intellectuellement sur la situation » (p. 9) face à la crise politique que traverse l’Union européenne, et notamment face au regain des populismes. Les auteurs refusent le double renoncement qui consiste, soit à se mentir sur la capacité du libéralisme [1] à conjurer le spectre du nationalisme xénophobe, soit à se résigner à l’impuissance des partis socialistes européens en la matière. Ils se fixent au contraire comme objectif de refonder le socialisme sur la base d’une analyse résolument épistémologique qui lie intimement son avenir à celui de la sociologie. Ce but motive l’écriture collaborative du livre. Il ne s’agit pas d’y livrer l’opinion, aussi éclairée soit-elle, de chercheurs s’autorisant à intervenir dans le débat public, mais d’un diagnostic qui affiche sa prétention à la scientificité, nourri par leurs années de collaboration au sein du laboratoire interdisciplinaire sur les réflexivités à l’EHESS, et explicitement ancré dans la tradition de la sociologie durkheimienne.

Le livre rassemble trois études. La première, écrite à deux mains, porte sur « Le socialisme et l’avenir de l’Europe ». Chapitre le plus long, elle expose la thèse selon laquelle la crise du socialisme en Europe procèderait d’une crise intellectuelle qui affecte surtout la sociologie, discipline que les auteurs appellent à refonder pour avancer sur la voie d’une Europe politique. Les deux études suivantes apportent des éclairages complémentaires à la première en revenant sur deux sources intellectuelles qui l’inspirent. Celle de Cyril Lemieux consacrée à « La politique sociologique selon Durkheim » précise les implications politiques d’un retour à la sociologie durkheimienne. Celle de Bruno Karsenti « Il faut que la société se défende » procède à une relecture de La grande transformation de Karl Polanyi, pour corriger les interprétations anticapitalistes de l’ouvrage et préciser à cette occasion la distinction entre socialisme et communisme.

De la crise politique à la crise intellectuelle

Que la crise actuelle de l’Union européenne soit indissociablement politique et intellectuelle se manifeste, d’après B. Karsenti et C. Lemieux, dans l’incompréhension des élites libérales face au « retour tonitruant » du nationalisme xénophobe (p. 7), faute d’un cadre théorique capable d’en rendre compte. Les explications dominantes mobilisent en effet des causes économiques (l’accroissement des inégalités dû à la mondialisation) ou psychologiques (la crise identitaire provoquée par l’effritement des cadres communs d’existence) qui présentent le défaut de rapporter des phénomènes sociaux à des facteurs individuels. Elles trahissent ainsi l’incapacité du libéralisme à penser la nation en tant que fait social à la manière de Marcel Mauss qui la définissait comme la « forme prise par les rapports sociaux dont dépend la constitution de notre individualité » (p. 18). En raison de ce déficit théorique, le mauvais diagnostic posé par les libéraux sur l’attachement des Européens à leurs nations respectives les condamne à adopter des remèdes inadaptés aux dérives populistes.

L’originalité de l’argumentation consiste alors à retracer l’histoire de cette crise intellectuelle en adoptant comme méthode la sociologie de la connaissance de Karl Mannheim, afin de l’interpréter comme un symptôme de l’état pathologique de la division du travail qui frappe les sciences sociales. Cette méthode permet d’abord de « sociologiser les termes d’un débat idéologique » pour ensuite « politiser les termes du débat épistémologique » (p. 32). Dans un premier moment, les auteurs montrent comment les trois idéologies que sont le libéralisme, le nationalisme et le socialisme sont les fruits d’une évolution sociale déterminée (celle du désencastrement de l’économie que décrit K. Polanyi) et en quel sens elles dépendent des intérêts pratiques des groupes sociaux nés de cette évolution. Dans la mesure où ces idéologies expriment « des perspectives déterminées sur le tout social » (p. 36), elles ne se réduisent pas aux intérêts matériels des groupes sociaux mais véhiculent des idéaux concurrentiels qui portent sur le tout de la société et qui entretiennent des rapports d’ « interdépendance réactive » (p. 61). Cette dynamique réflexive se confirme, d’après les auteurs, dans les affinités électives que chaque idéologie entretient avec certaines disciplines des sciences humaines et qu’ils analysent dans un deuxième moment, en étudiant la propension du libéralisme à se tourner vers l’économie, la psychologie et le droit, celle du nationalisme à mobiliser certains courants de l’histoire et de l’anthropologie et enfin l’émergence simultanée du socialisme et de la sociologie.

La compréhension sociologique de ces affinités permet aux auteurs de souligner la position privilégiée qu’occupe le dernier couple. Le socialisme comme la sociologie doivent être ressaisis dans la dynamique d’accroissement de la réflexivité à l’œuvre dans les sociétés modernes. Le socialisme, loin d’être une « philosophie des classes populaires », une doctrine uniquement préoccupée du point de vue des dominés sur le dommage qu’ils subissent, est porté par les groupes sociaux ayant bénéficié du système éducatif mis en place dans les nations modernes, pour lesquels la redistribution des richesses est moins prioritaire que « la prise que l’on peut exercer sur la conception et la constitution des règles » (p. 42). À ce titre, même si le socialisme exprime, comme le nationalisme, une réaction des groupes sociaux affectés par l’évolution sociale, il le fait sans mystifier le collectif, en mobilisant au contraire les ressources d’une nouvelle science, la sociologie, destinée à « analyser les sociétés humaines du point de vue des changements qui affectent tant leur organisation interne que leur cadre de pensée » (p. 71). Cette nouvelle discipline procure un gain d’intelligibilité par rapport aux autres : « nécessairement holiste » [2], elle critique l’abstraction de l’individualisme méthodologique typique des sciences humaines qui ont forgé la grammaire conceptuelle du libéralisme ; « nécessairement dénaturalisante », elle écarte tout déterminisme physico-biologique ou culturel et invalide ainsi le « holisme généalogique » propre aux courants de l’histoire et de l’anthropologie qui ont alimenté la mystique nationaliste (p. 71-72).

Refonder l’autorité scientifique de la sociologie

La crise actuelle du socialisme tient au fait que son œuvre intellectuelle, la sociologie, a perdu son autorité dans les partis et chez les militants qui se réclament de cette idéologie, en raison du « privilège épistémique » (p. 23) dont jouissent désormais l’économie, la psychologie et le droit, aussi bien dans la configuration des sciences humaines que dans le type d’expertises mobilisé par la classe politique. Ce privilège trahit la crise que traverse la sociologie, d’abord en tant que discipline de plus en plus dominée par les méthodes de travail anglo-américaines qui ont discrédité le holisme méthodologique des sociologues durkheimiens (p. 89), ensuite dans ses relations avec l’État. Alors que la critique sociologique a pu s’avérer efficace quand les pouvoirs publics s’appuyaient sur elle pour promouvoir la justice sociale, elle est progressivement devenue étrangère aux agents de l’État à partir de son tournant néo-libéral, renvoyant nombre de sociologues à une position contestataire où la lutte idéologique a pris le pas sur l’exigence de scientificité et condamné la sociologie à l’impuissance : « rassurée à bon compte sur le fait qu’elle se veut de gauche, [la sociologie] ne sait plus comment l’être » (p. 93).

C’est précisément sur la prétention de la sociologie à être une science au service de la justice sociale que les auteurs misent pour esquisser les voies d’une sortie de crise. En plusieurs endroits, ils critiquent le « dogmatisme » de certains courants politiques pourtant proches du socialisme, celui du socialisme réel (p. 52) et de certains courants environnementalistes (p. 109), mais également « l’intuitionnisme » de la gauche radicale qui, en mythifiant le point de vue des dominés, empêche le socialisme d’atteindre son but, à savoir « fournir à nos sentiments d’injustice et à nos indignations un langage et un fondement rationnels, les reformulant à la lumière d’un diagnostic sociologique de la réalité » (p. 21). Pour surmonter la crise que traverse leur discipline, il est donc urgent que les sociologues renouent avec ses trois principes de base (holisme, dénaturalisation, prétention à être une science) s’ils veulent se donner les moyens d’accompagner l’ensemble des mouvements sociaux qui refusent l’alternative entre libéralisme et nationalisme mais qui manquent souvent de la radicalité sociologique nécessaire pour transformer leurs aspirations socialistes en politiques effectives.

Une vision essentialisante et normative des sciences sociales

L’un des grands mérites du livre est d’inciter les chercheurs à réfléchir davantage à la responsabilité politique qu’engage leur épistémologie. En montrant comment leur communauté, loin de surplomber la société, reflète ses évolutions et en reproduit les pathologies, les auteurs soutiennent que la réforme sociale dépend d’une réforme scientifique et que la « conversion des esprits » indispensable à toute politique socialiste ne pourra pas se faire sans réflexion de fond sur la fonction et l’organisation des sciences sociales. Toutefois, cette thèse suscite plusieurs réserves.

D’abord, l’optimisme positiviste qui l’anime risque de laisser sceptique à l’heure où le thème de la post-vérité en politique fait florès. Certains douteront en effet que, pour refonder le socialisme en Europe, la question prioritaire soit celle de la concurrence que se font les sciences humaines pour devenir conseillères du Prince, à une époque où certains dirigeants politiques ne font pas plus cas des sciences sociales censément individualistes que de la sociologie.

Quant aux scientifiques encore convaincus de la pertinence de l’expertise dans les décisions politiques, ils ne se retrouveront pas tous aisément dans le « portrait idéalisé » (p.73) des sciences sociales que brossent les auteurs : l’idée que chaque science sociale serait porteuse d’une « forme épistémique », d’une « tendance intellectuelle constitutive » (p. 63) qui la lierait à des approches théoriques nécessairement hégémoniques au sein de chaque discipline ne tend-elle pas à les figer dans un jeu de rôles dominé par la sociologie ? L’affirmation, par exemple, selon laquelle les droits subjectifs et le contractualisme représentent les approches au travers desquelles le droit révèlerait la « volonté de savoir » (p. 22) qui le fonde, ne conduit-elle pas à essentialiser cette discipline, en reléguant définitivement les autres approches juridiques au statut de courants critiques minoritaires ?

Enfin, la thèse du livre repose sur une conception normative de ce que doit être la sociologie qui ne fera pas l’unanimité parmi les sociologues. Outre le fait que cette conception exclut de cette discipline les courants ayant rompu avec le holisme durkheimien (la sociologie de Raymond Boudon, par exemple), elle pose problème au regard de l’argument central du livre : comment espérer refonder l’autorité de la sociologie dans sa prétention à être une science si la définition même de cette science repose sur des critères qui font débat parmi les sociologues et les empêchent d’avoir une vision unifiée de leur discipline ?

Un holisme national et démocratique ?

Un second type de réserves porte sur les effets politiques attendus de la réforme des sciences sociales. La réhabilitation de la perspective holiste en sociologie conduit notamment les auteurs à reconsidérer la nation comme un fait social pleinement compatible avec la construction politique de l’Europe : dans les pages consacrées à la « nation européenne » (p. 118), ils défendent l’importance de l’échelon national pour promouvoir chez les citoyens la conscience des solidarités objectives entre nations européennes et, sur la base de cette conscience, l’élaboration d’une autonomie politique à caractère fédéral. Toutefois, leur analyse présuppose que la nation (celle qui est congruente à un État démocratique) reste l’unité de mesure légitime pour penser la société comme un tout. Or, si un tel présupposé a pu s’imposer à l’époque des États-nations qu’ont connu Durkheim et Mauss, il mérite d’être davantage justifié aujourd’hui, en raison des évolutions de l’intégration sociale sous le double effet de la mondialisation et de la construction européenne. Dans ces conditions inédites, pourquoi l’appartenance à la communauté européenne continuerait-elle de dépendre fondamentalement de l’intégration à l’échelle nationale ?

On peut regretter enfin que B. Karsenti et C. Lemieux ne détaillent pas plus le caractère démocratique de leur socialisme d’inspiration durkheimienne. Les auteurs insistent sur le fait que, dans des sociétés complexes, la connaissance objective des réalités sociales ne peut se faire sans une communication soutenue et régulière de l’État avec les membres de la société, ce qui implique à leurs yeux des formes délibératives et participatives de démocratie qui vont au-delà du seul droit de participer aux élections (p. 149-150). Pourtant, chez Durkheim, l’argument de la complexité sociale est également susceptible de remettre un tel droit en question. Si l’État est un « cerveau social » mieux à même que les individus de comprendre les représentations qui existent à l’état diffus dans le corps social, c’est à lui que revient la tâche de conduire la réflexivité démocratique, en organisant la société politique sur des groupes socialement pertinents plutôt que sur la consultation directe des individus. On aurait donc aimé mieux comprendre comment la radicalité sociologique que les auteurs appellent de leurs vœux garantit les citoyens des tendances paternalistes du holisme de Durkheim [3].

par Sophie Guérard de Latour, le 1er septembre 2017

Aller plus loin

 Frédéric Brahami, La raison du peuple, Paris, Les Belles Lettres, 2016.
 Franck Fischbach, Qu’est-ce qu’un gouvernement socialiste ?, Paris, Gallimard, 2017.

Pour citer cet article :

Sophie Guérard de Latour, « Changer la sociologie, refaire de la politique », La Vie des idées , 1er septembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Changer-la-sociologie-refaire-de-la-politique

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Notes

[1Le terme renvoie chez les auteurs à l’idéologie qui inspire les politiques néo-libérales de dérégulation économique et les discours justifiant ces politiques au nom des principes abstraits de la démocratie libérale (p. 37-38).

[2Sur ce point, dans les pages consacrées à «  l’élan européen  » qui a vu naître la sociologie au XIXe siècle, les auteurs soulignent l’ambivalence de Weber qui, tout en s’inscrivant dans la même volonté de savoir sociologique que l’école durkheimienne, n’a pas complètement rompu avec l’individualisme méthodologique hérité de l’économie politique de Marx (p. 74-76).

[3Voir C. Colliot-Thélène, La démocratie sans «  demos  », Paris, PUF, 2011, p. 165-173.

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