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Recension Société

Ce qu’hystériques et schizophrènes veulent dire

À propos de : Yves-Marie Bercé, Esprits et démons. Histoire des phénomènes d’hystérie collective, Vuibert ; Hervé Guillemain, Schizophrènes au XXe siècle. Des effets secondaires de l’histoire, Alma


par Dominique Memmi , le 3 juin 2019


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Deux ouvrages récents se penchent sur des maladies mentales au caractère collectif : schizophrénie et hystérie. On y découvre des sujets taciturnes au corps qui parle.

Deux historiens publient chacun un ouvrage sur une maladie mentale dont le caractère collectif, voire massif, a attiré leur attention. Dans Schizophrènes au XXe siècle, H. Guillemain nous apprend que la schizophrénie est « la plus grande pourvoyeuse d’hospitalisation psychiatrique du XXe siècle », tandis que Y.-M. Bercé, s’il peut évoquer au passage les vapeurs et pamoisons de certaines femmes dans les salons, s’intéresse essentiellement à ces épidémies collectives que représentent les grands épisodes hystériques. Mais il est trois différences intéressantes entre les deux ouvrages. D’abord, H. Guillemain se limite au XXe siècle pour mettre en lumière les conditions de félicité de la constitution de la schizophrénie comme maladie – et cette limitation l’aide à en trouver un certain nombre. Y.M. Bercé remonte pour sa part au XVIe siècle et entend s’arrêter vers 1850 - c’est-à-dire avant Charcot et Freud, nous dit-il – et cette plus ample profondeur historique donne à l’ensemble de l’ouvrage un caractère plus descriptif et moins explicatif.

La démarche d’H. Guillemain, en second lieu, se veut clairement constructiviste : il s’agit d’identifier ce qu’à un moment donné et dans des lieux donnés on a identifié comme des symptômes de schizophrénie. Ce qui l’intrigue avant tout, c’est le « succès » de la maladie – qui est d’abord celui d’une nosographie qui en détrône d’autres (la mélancolie, l’hystérie) – et son déclin relatif au cours du XXe siècle. Il est donc amené tout naturellement à en faire la conséquence d’évolutions sociales, politiques, mais aussi professionnelles internes au monde de la psychiatrie. Y.M. Bercé est au contraire fasciné par ce qu’il identifie comme la permanence des symptômes de l’hystérie dont il n’analyse pas la construction – il est de ce point de vue beaucoup plus nominaliste – mais souligne leur intrigante ressemblance à travers l’histoire : en gros, une chute suivie de tremblements, une intense transformation de la voix, l’appropriation dans le discours de mots d’une langue étrangère, le sentiment d’être envahi par quelque chose d’étranger et de négatif. Cela ne l’empêche pas de rester prudent : il montre notamment que ce qu’il appelle lui-même le « système du tarentisme » (p. 95-132) (à savoir les manifestations, apparemment similaires, dans tout le sud de la Péninsule italienne et en Espagne causées par de présumées piqûres de l’araignée tarentule) n’en est en fait pas vraiment un. Car il distingue soigneusement la Sardaigne et les Pouilles dans sa description des cérémonies censément thérapeutiques : en Sardaigne, elles associent en majorité des hommes, véritablement exposés aux piqûres pour des raisons professionnelles (ce sont des moissonneurs), et que la sudation provoquée par la danse pendant la cérémonie semble bien guérir en effet puisqu’il n’y pas de rechute, contrairement à ce qui se passe pour la majorité des femmes (souvent piquées au dessous du jupon) dans les Pouilles. Même prudence analytique en ce qui concerne les différentes hystéries collectives en pays alpins.

Troisième divergence, concernant les sources : l’ouvrage d’H. Guillemain fait clairement partie de la nouvelle génération de travaux sur la psychiatrie tournée vers l’ « histoire d’en bas », en l’espèce l’histoire des patients. Il travaille essentiellement à l’aide de 500 dossiers de patients dépouillés (dont 157 cités dans l’ouvrage) dans une demi-douzaine d’institutions psychiatriques, ce qui lui permet d’en restituer les trajectoires professionnelles, sociales, géographiques et sanitaires. Le travail d’Y.M. Bercé consiste pour sa part en une entreprise de synthèse de superbes monographies déjà existantes (celles de Michel de Certeau sur la possession de Loudun, de Ernesto de Martino sur le tarentisme dans les Pouilles, de Jacqueline Carroy sur Morzine, pour ne citer que les plus connues) afin de faire apparaître l’intemporalité de l’hystérie.

Il est amusant de constater que l’acharnement passionné avec laquelle chacun poursuit sa ligne de conduite incite les deux ouvrages à dépasser, pour notre plus grand profit, leur ambition respective. Le souci de mettre en valeur la construction de la schizophrénie mène tout naturellement H. Guillemain à entreprendre aussi ce qu’il prétendait à l’origine laisser de côté au profit d’une histoire des patients : car il y ajoute une petite histoire de la pensée psychiatrique. Et, dans son attachement à mettre en valeur la pérennité de l’hystérie, donc logiquement fasciné par ses manifestations les plus récentes au cœur de notre modernité, Y.-M. Bercé va bien au delà de 1850 quand il analyse à partir d’un corpus de presse les cas d’hystéries collectives de jeunes palestiniennes, égyptiennes, albanophones ou tchétchènes des années 1980 à 2000…

Le corps comme symptôme

Au delà des spécialistes de l’histoire de la maladie mentale, ces deux ouvrages sont susceptibles d’intéresser notamment des chercheurs attentifs à faire du corps un instrument privilégié de lecture du monde social (et auxquels était destiné le séminaire où les deux ouvrages ont été présentés ensemble) [1]. Cela tient d’abord à l’intensité avec laquelle la « maladie » – ou la chose qu’elle recèle – s’exprime à travers des états du corps, et ce, pour tous : patients, médecins, spectateurs. Le caractère spectaculaire et sexuel des symptômes physiques de l’hystérie est trop connu pour qu’on s’y attarde ici, mais ce qui l’est certainement moins, c’est l’étonnante catatonie du schizophrène : au delà de l’immobilité de tout son corps, il est capable de conserver durablement, bras ou jambe levés, une posture qu’un médecin se sera plu à lui imposer.

Ce dernier exemple le révèle déjà, cette inscription du mal sur les corps est avant tout pratiquée avec obstination par les praticiens. On découvre dans l’ouvrage d’ H. Guillemain le rôle crucial que joue, pour ces médecins de l’âme, l’apparence physique dans leur identification de la schizophrénie. La maigreur « typique » du schizophrène est dessinée ou photographiée sous toutes les coutures tandis que le non respect des normes vestimentaires et cosmétiques sert d’alerte sûre de la présence de la maladie. Mieux : ces symptômes se manifestent par une transgression du dysmorphisme sexuel « normal ». La chose est particulièrement évidente dans le rapport à la pilosité : que le schizophrène s’avère généralement trop féminin et la schizophrène marquée par la masculinité, cela se marque notamment par le caractère « trop » imberbe du premier, la pilosité non capillaire excessive ou le non maintien de la chevelure de la seconde.

Des figures « fusibles »

Mais ce en quoi les deux ouvrages peuvent surtout nous intéresser, c’est qu’ils permettent de mettre en valeur des figures sociales névralgiques pour l’analyse historique ou sociologique en ce qu’elles sont un révélateur de mouvements de fond dont, sans elles, la puissance resterait non ou mal perçue. Appelons-les, à défaut d’autres termes, les sujets « fusibles » : ceux sur la vie – et surtout le corps – desquels viennent s’exprimer les maux collectifs. Ces sujets, ce sont bien souvent des femmes, ce que l’interprétation féministe, après l’historiographie de la sorcellerie, n’avait au fond pas manqué de souligner. Ces corps–là, (tout simplement sans doute parce qu’ils étaient plus facilement appropriables – y compris pour servir de vecteur de signification), le monde social les utilise beaucoup explicitement : qu’il suffise de citer l’ouvrage de Fabrice Virgili sur les femmes tondues en 1945, montrant au fond comment une communauté qui s’était « couchée » presque entière devant l’ennemi trouve des corps où figurer et retourner cette honte-là au moment de sa « Libération » collective [2]. Mais plus intéressant sont les cas où ce sont les sujets eux-mêmes qui semblent « spontanément » inscrire sur leur corps quelque chose comme un malaise social. Exemplaire à cet égard, est l’analyse de Michel de Certeau. Il montre que ce qui vient s’inscrire sur les avant-bras des possédées de Loudun, c’est la révolte de femmes de l’élite aristocratique, enfermées là et déshéritées (parce que cadettes ou affligées d’un handicap physique) et qui se montreront néanmoins capables de reconquérir par leur hystérie collective une visibilité locale, puis régionale et bientôt nationale. Mais ce qui vient s’inscrire sur ces avant-bras, c’est aussi un autre malheur social, plus ample : la férocité des guerres de religion. Loudun dit le trouble d’un couvent catholique dans une région protestante au cœur d’une France ravagée au plus haut niveau par les conflits religieux [3]. L’hystérie des femmes se prenant pour des saintes au tournant des XIXe et XXe siècle traduirait de même – et exploiterait – la tension engendrée par l’imminente séparation entre l’Église et l’État [4].

Des sujets taciturnes

On ne peut alors qu’être frappé par l’importance que revêt la figure féminine dans les deux ouvrages. Très présentes, voire exclusivement présentes, dans les hystéries collectives du passé, les femmes continuent à l’être aujourd’hui : dans les cas constatés aujourd’hui d’émois durables dans les écoles palestiniennes, égyptiennes, albanophones ou tchétchènes, ce sont toujours des filles qui commencent et qui continuent (elles ne sont qu’exceptionnellement suivies par des garçons). Elles sont aussi en supériorité numérique écrasante parmi les schizophrènes dans les institutions psychiatriques (du moins jusque dans les années 1950). Volià qui incite à souligner une des manifestations constantes de l’hystérie qu’ Y.M. Bercé fait apparaître à la faveur de ses nombreuses descriptions : le sentiment de subir l’intromission subtile d’un corps étranger et hostile par les orifices nobles (bouche, nez, oreilles) du corps : le gaz, l’odeur putride, l’eau toxique ou l’alimentation avariée, supposément introduits par l’ennemi d’aujourd’hui, américain, israélien ou serbe, remplace le Diable ou le Mauvais Esprit de jadis. L’effort spectaculaire pour cracher, vomir, et faire sortir de toutes les manières ce « corps étranger » confirme cette érotisation négative et forcenée d’un corps ainsi mis au service de l’expression de révolte et d’anxiété face à la relégation sociale ou à la domination politique. Il s’agit alors d’un corps le plus souvent féminin, mais pas toujours, preuve qu’il s’agit avant tout de mettre en scène, avec ou sans femme, quelque chose de « pris », de « possédé » et de « féminin ».

Les femmes d’ailleurs ne sont pas les seules à mettre ainsi à disposition d’une collectivité malheureuse un « corps fusible » et signifiant. De même que les agités cévenols, sardes ou alpins se révèlent être souvent – voire majoritairement – des hommes, les hommes sont devenus très majoritaires parmi les schizophrènes depuis la fin des années 1950. Par ailleurs, et pour le dire vite, on ne devient guère hystérique ou schizophrène avant ses treize ans : nos deux auteurs soulignent avec une égale insistance l’importance de la jeunesse – et plus précisément de la puberté – dans les phénomènes hystérique ou schizophrène au point que toute une théorie se soit édifiée sur la schizophrénie adolescente, par exemple. Enfin, H. Guillemain découvre d’autres traits de fragilité sociale susceptible de mener à la schizophrénie : des trajectoires d’ambitions ou de désirs contrariés, y compris dans les élites, ou de déplacements géographiques (migrants) ou sociaux (domestiques) imposés. Ici le lecteur retrouvera au fond les jeunes aristocrates sacrifiées de Loudun, socialement et géographiquement « déplacées ». Bref, il y aurait des dispositions sociales précises susceptibles d’exprimer une difficulté sociale, individuelle et/ou collective par son corps, et notamment un certain sentiment de s’être « fait avoir ».

Cette idée mène à un dernier point commun entre les deux ouvrages et à une dernière raison de s’intéresser à ces expressions du mal « par corps ». C’est que ces expressions-là semblent bien s’inventer à défaut d’autres modes d’expression. Revenons sur un des symptômes de l’hystérie : l’aptitude soudaine des sujets à s’approprier sans en comprendre forcément le sens au moins quelques mots d’une langue étrangère, qui est souvent la langue des dominants (le latin, puis le « bon » français, voire le français tout court en Cévennes occitanes). Y.-M.Bercé souligne qu’il ne faut pas s’étonner de la manifestation de cette aptitude, chez ces sujets souvent assez enfantins ou juvéniles, quand on sait à quel point ce type de mémoire mécanique est développé chez les plus jeunes. Reste que cette langue étrangère sert en tout état de cause à dire des choses qu’on n’était pas autorisé à dire : la présence du Dieu protestant en Cévennes ou l’attention, y compris sexuelle, que « Satan », lui, aurait le bon goût de porter aux possédées Loudun.

C’est alors qu’apparaissent révélatrices les caractéristiques des lieux de l’hystérie, ceux notamment où des hommes en nombre s’expriment ainsi (Cévennes, pays alpins, Sardaigne) : ce sont des lieux plutôt éloignés de la modernité – où le curé par exemple, adhérant lui-même aux croyances de ses ouailles, ne travaille pas à les contredire – et où la communication avec l’extérieur peut être restreinte ou impossible pendant de longs mois. On constate alors que tandis que les hommes de ces régions se déplacent toute une partie de l’année vers des lieux plus ouverts à la modernité, les femmes enfermées au pays avec la charge des vieux et des enfants se livrent volontiers à l’hystérie, comme à Morzine. Notons par ailleurs que dans le cas de la schizophrénie, c’est après tout par une écoute flottante des dossiers de patients – et non par les aveux clairs que ces derniers auraient faits – qu’H. Guillemain découvre la puissance des conflits vécus par ces contrariés, ces déplacés et ces jeunes déçus de la vie, apparemment incapables de les exprimer. Tous ces désirs d’autonomisation (de femmes, mais aussi de jeunes, et/ou de personnes déplacées) restent dissimulés, faute d’accès – ou d’accès légitime - à des arènes où les exprimer. Au delà de l’étiologie classique et proprement sexuelle de l’hystérie, on peut alors tenter de re-expliquer de manière plus neuve la prévalence des femmes dans cette affaire : elles seraient une des figures parmi d’autres (mais privilégiée en raison de leur enfermement social pluri-séculaire) de tous ceux dont la voix ne dispose guère de légitimité dans l’espace public pour dire, au delà de leur malaise propre, tous les malheurs du monde.

Hervé Guillemain, Schizophrènes au XXe siècle. Des effets secondaires de l’histoire, Paris, Alma Editeur, 2018, 317 p. ; Yves-Marie Bercé, Esprits et démons. Histoire des phénomènes d’hystérie collective, Paris, La Librairie Vuibert, 2018, 288 p.

par Dominique Memmi, le 3 juin 2019

Pour citer cet article :

Dominique Memmi, « Ce qu’hystériques et schizophrènes veulent dire », La Vie des idées , 3 juin 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Ce-qu-hysteriques-et-schizophrenes-veulent-dire

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Notes

[1Il s’agit du séminaire Corps et sciences sociales, en cours depuis quinze ans, sous l’égide longtemps conjointe de la MSH-Paris Nord et de la Fondation MSH-Paris, et qui a été intégré dans deux masters de l’EHESS.

[2Fabrice Virgili, La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot, 2000 (réed. 2004).

[3Michel de Certeau, La Possession de Loudun : textes choisis et présentés par M. de Certeau, Paris, Julliard, 1978, (rééd. 2005).

[4Cf. de Jacques Maître : Les stigmates de l’hystérique et la peau de son évêque : Laurentine Billoquet (1862-1936), Paris, Anthropos, 1993 ; « L’orpheline de la Bérésina » : Thérèse de Lisieux, (1873-1897). Essai de psychanalyse socio-historique, préf. dialoguée de Michèle Bertrand et Ginette Raimbault, Paris, Éditions du Cerf, 1995 et Mystique et féminité. Essai de psychanalyse sociohistorique, Paris, Éditions du Cerf, 1997

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