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Recension Histoire

Cachez cette guillotine

À propos de : E. Taïeb, La Guillotine au secret. Les exécutions publiques en France, 1870-1939, Belin.


par Arnaud-Dominique Houte , le 22 septembre 2011


C’est en 1939 qu’eut lieu la dernière exécution publique en France. Comment le spectacle de la guillotine a-t-il été soustrait à la curiosité de la foule ? Cette question nourrit un ouvrage aussi dense que passionnant, qui observe en détail l’histoire des exécutions sous la Troisième République et qui ouvre de nombreux débats théoriques.

Recensé : Emmanuel Taïeb, La Guillotine au secret. Les exécutions publiques en France, 1870-1939, Paris, Belin, « Socio-Histoires », 2011, 317 p., 25 €.

Témoin de l’exécution d’Émile Henry, en 1894, Georges Clemenceau ne cache pas le malaise physique qu’il éprouve alors : « L’horreur de l’ignoble drame m’envahit alors et m’étreint. Les nerfs détendus ne réagissent plus. Je sens en moi l’inexprimable dégoût de cette tuerie administrative faite sans conviction par des fonctionnaires corrects ».

Il faut savoir gré à Emmanuel Taïeb d’avoir exhumé ce récit et de l’avoir pris au sérieux, ouvrant ainsi une nouvelle manière de comprendre la question. D’autres historiens ont en effet étudié l’histoire de la peine de mort et de son abolition, en analysant les idées et les discours des uns et des autres [1], sans s’attarder néanmoins sur les aspects les plus concrets [2]. Omission réparée, pour l’Ancien Régime, par l’œuvre de Pascal Bastien, attentive aux formes et aux échos du rituel de l’exécution [3]. C’est dans cette même perspective que s’inscrit le travail d’Emmanuel Taïeb, qui propose une lecture matérielle et sensible de l’application de la peine de mort sous la Troisième République.

De Troppmann à Weidmann

Issu d’une thèse de sciences politiques, l’ouvrage s’attarde très longuement sur les références imposées d’une telle recherche. Michel Foucault d’abord, dont les travaux sur la « naissance de la prison » et les technologies du pouvoir sont évidemment déterminants : l’enfermement progressif de la guillotine dans des lieux opaques répond en effet à une logique de rationalisation du châtiment qui s’oppose à « l’éclat des supplices ». Norbert Elias, ensuite, dont le « processus de civilisation » offre une autre grille de lecture : en cachant la guillotine, l’État prend acte de l’abaissement du seuil de sensibilité à la violence qui caractérise les sociétés modernes. À côté d’Elias, il faut ajouter une troisième référence tutélaire en la personne d’Alain Corbin et de son histoire des sensibilités dont les grands principes méthodologiques sont ici adoptés.

La discussion de ces cadres interprétatifs constitue le soubassement très et peut-être trop apparent d’un livre qui a pour seul défaut de se complaire dans des vertiges théoriques heureusement contrebalancés par un remarquable appareil documentaire parfaitement mis en valeur (tableaux synthétiques, illustrations soigneusement commentées, etc.). Si Emmanuel Taïeb fait son profit des sources réglementaires et des comptes rendus d’exécutions consignés dans les dossiers de recours en grâce, il bâtit une grande partie de son travail sur les témoignages et sur la presse. Le discours des médias constitue en effet le reflet et le moteur du processus de publicisation qui est au cœur de l’étude. Les représentations constituent ainsi le vecteur indispensable d’une histoire compréhensive, attentive au jeu complexe des différents acteurs de l’exécution.

L’histoire commence le 18 janvier 1870, avec l’exécution hautement spectaculaire d’un des premiers grands assassins médiatiques, Jean-Baptiste Troppmann. Elle s’achève en 1939, 566 exécutions capitales plus tard, une semaine après les désordres qui accompagnent l’exécution d’Eugène Weidmann, photographié et même filmé dans une ambiance délétère. Par un discret décret-loi, le gouvernement Daladier enferme la guillotine dans l’espace de la prison. L’affaire Weidmann a peut-être précipité la prise de décision, mais il faut chercher ailleurs la cause du renoncement à la publicité qui était déjà bien engagé.

Emmanuel Taïeb montre en effet comment l’horaire des exécutions a progressivement glissé de l’après-midi vers l’aube, afin de réduire le public potentiel et d’empêcher les prises de vues trop explicites. Il explique de la même manière comment l’échafaud est passé du centre-ville à la périphérie. Si l’on jugeait encore utile, dans les années 1870, d’élever la guillotine dans les chefs-lieux de cantons concernés par les crimes commis, cette mise en scène destinée à rassurer les braves gens et à impressionner les consciences tombe en désuétude dès la fin du siècle. Pour des raisons pratiques (selon la logique de Foucault) aussi bien que par souci de pudeur (en suivant cette fois le modèle d’Elias), l’exécution se déroule désormais presque systématiquement à proximité immédiate de la prison.

La mise au secret de la guillotine, en 1939, constitue donc le point d’aboutissement d’un processus lent et heurté, dont Emmanuel Taïeb cherche à saisir les ressorts. Il en étudie évidemment la dimension politique, qui n’est toutefois guère concluante. Certes, le Sénat a joué un rôle pionnier, quoiqu’inefficace, en portant plusieurs projets destinés à limiter ou à interdire la publicité des exécutions capitales. Plusieurs fois réactivé à partir des années 1890, le combat échoue notamment à cause de l’opposition déterminée des « rétentionnistes », partisans de la peine de mort, qui ne veulent pas céder de terrain et qui développent un argumentaire martial jouant sur le courage viril et sur le mythe de la « belle mort ». Il n’est pas nécessaire de suivre toutes les hypothèses d’Emmanuel Taïeb sur ce terrain complexe pour retenir l’essentiel : puisqu’il n’y a pas de consensus sur ce thème, toute initiative constitue une prise de risque dont se gardent bien les législateurs.

La fin d’un spectacle

La crise du rituel de l’exécution publique s’explique plutôt par l’évolution des sensibilités. Il est difficile de la mesurer avec rigueur, et l’analyse d’Emmanuel Taïeb n’échappe pas complètement aux défauts habituels d’une démarche qui survalorise la parole des experts et le discours des élites sans percer le mystère des émotions populaires. Reste que le mouvement d’ensemble ne fait aucun doute : le rapport à la mort change dans une société française qui éloigne les cadavres et qui cesse de faire de la morgue un lieu de promenade [4]. Le spectacle de la guillotine attire encore les curieux : jusqu’à 40 000 spectateurs à Montpellier en 1892, quelques centaines ou quelques milliers le plus souvent. Mais le trouble du public l’emporte de plus en plus sur la satisfaction de voir la justice rendue, et les incidents qui perturbent le bon déroulement des exécutions deviennent de plus en plus insupportables.

La presse accompagne ce mouvement en réduisant la place accordée au récit d’exécution. Le reportage au pied de l’échafaud reste un genre à part entière, mais il se sclérose au cours du premier XXe siècle : dans l’entre-deux-guerres, 84 % des exécutions sont relatées en moins d’une colonne... En soulignant cet « épuisement du récit » que l’image tente vainement de renouveler, Emmanuel Taïeb montre comment la guillotine est devenue une héroïne encombrante, mais il explique surtout le jeu ambigu des journalistes qui cherchent à s’instituer en témoins officiels et dépassionnés du processus judiciaire. Raconter sobrement les faits, critiquer au passage le voyeurisme malsain de la foule, c’est un moyen pour la presse de s’affirmer comme « l’œil du peuple ».

C’est aussi un moyen de répondre aux transformations du rapport à l’information : « On ne va plus à l’exécution car le désir d’être spectateur s’étiole ». Là où l’échafaud incarnait le pouvoir dans toute sa splendeur, la guillotine des années 1930 est devenue un dispositif inadapté à l’évolution des sensibilités et des cérémonies de l’information. Non seulement elle n’est plus nécessaire, mais elle est même contre-productive : la guillotine s’enferme donc dans la cour de la prison. Elle y découpe plus discrètement les condamnés, rendant ainsi possible le maintien, pour près d’un demi-siècle, de la peine de mort [5].

par Arnaud-Dominique Houte, le 22 septembre 2011

Pour citer cet article :

Arnaud-Dominique Houte, « Cachez cette guillotine », La Vie des idées , 22 septembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Cachez-cette-guillotine

Nota bene :

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Notes

[1Julie Le Quang Sang, La Loi et le Bourreau. La peine de mort en débats (1870-1985), Paris, L’Harmattan, 2001 ; Raphaël Micheli, L’Émotion argumentée. L’abolition de la peine de mort dans le débat parlementaire français, Paris, Cerf, 2011. Signalons également le formidable travail éditorial du site criminocorpus.cnrs.fr qui met en ligne l’intégralité des débats parlementaires concernés, ainsi qu’une foule de références utiles.

[2Signalons toutefois, dans une veine plus folkloriste qui ne manque pas d’intérêt, Martin Monestier, Peines de mort. Histoire et techniques des exécutions capitales des origines à nos jours, Paris, Le Cherche Midi, 1994. L’intérêt pour le sujet a également inspiré Gérard Jaeger qui a publié les Carnets d’exécutions d’Anatole Deibler, 1885-1939, Paris, L’Archipel, 2004.

[3Pascal Bastien, L’Exécution publique à Paris au XVIIIe siècle. Une histoire des rituels judiciaires, Seyssel, Champ Vallon, 2006 et dans Une histoire de la peine de mort. Bourreaux et supplices, Paris-Londres, 1500-1800, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2011. Pour mesurer l’analogie et les différences de la démarche, on lira avec intérêt le compte rendu de ce dernier livre par Emmanuel Taïeb sur la Vie des idées.

[4Emmanuel Taïeb cite ici la thèse de Bruno Bertherat sur la morgue de Paris au XIXe siècle (Paris I, 2002) dont on attend impatiemment la publication. On peut également penser, dans une veine populaire, aux récentes rééditions des romans judiciaires de Fortuné de Boisgobey (en particulier Décapitée !, Plon, 1889) qui font la part belle aux descriptions macabres.

[5Rappelons la stratégie oratoire de l’avocat Robert Badinter, lors du procès Patrick Henry, à Troyes, en 1977. Au lieu de parler d’exécution, de peine de mort ou même de décapitation, il emploie aussi systématiquement que possible l’expression « couper en deux » afin de rendre excessivement concret l’enjeu du procès.

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