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« Femmes damnées », Auguste Rodin (1885–1890)

Recension Société

Les archives de la sexualité

À propos de : Fanny Bugnon, Pierre Fournié, Le Sexe interdit. La sexualité des Français et sa répression, L’Iconoclaste


par Michel Bozon , le 31 mars 2023


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Ce recueil de sources permet de comprendre les relations, expériences, violences, mots du sexe du Moyen Âge à nos jours. Entre interdit et répression, les traces de la sexualité affleurent partout.

Le riche ouvrage de Fanny Bugnon et de Pierre Fournié, Le Sexe interdit, n’est pas une nouvelle histoire de la sexualité, mais un recueil de sources, qui a l’apparence d’un catalogue d’exposition. Sauf qu’il n’y a jamais eu d’exposition sous ce titre !

Il est vrai en revanche que Pierre Fournié avait, quelques années plus tôt, en 2016, publié chez le même éditeur (L’Iconoclaste) un ouvrage-catalogue faisant suite à une exposition aux Archives nationales, Présumées Coupables, sur les procès faits aux femmes, auquel Fanny Bugnon avait contribué. Même si Le Sexe interdit n’a pas fait l’objet d’une exposition, les deux livres ont en commun d’être ordonnés autour d’une présentation d’archives, dans une perspective de genre.

Une confrontation aux archives brutes

L’objectif de l’ouvrage est en effet, à propos des questions de sexualité, de « confronter le lecteur, la lectrice au matériau brut des archives, pain quotidien de l’histoire » (p. 6). Les auteurs ont donc parcouru des masses immenses d’archives, provenant d’un échantillon de huit départements français, dont ils donnent à voir une sélection.

Sur une période de plus de six siècles, du XIVe siècle jusque vers 1930, ce sont 70 extraits qui sont reproduits en français contemporain (après avoir été traduits, s’il y a lieu, du latin ou de l’occitan), référencés et commentés. Une vingtaine de ces sources avaient été préalablement identifiées et publiées par d’autres auteurs [1], mais une cinquantaine sont véritablement des inédits. Fanny Bugnon, maîtresse de conférences d’histoire contemporaine et Pierre Fournié, chartiste, conservateur général du patrimoine, s’inscrivent dans ce courant historiographique qui recherche les traces concrètes de la sexualité, pour les faire connaître et les analyser.

Parallèlement, l’ouvrage comprend un texte organisé chronologiquement et thématiquement, qui donne un fil directeur de l’évolution des contenus d’archives et de la sexualité elle-même. Dans cette section, une centaine d’autres sources sont citées, brièvement commentées et référencées en bas de page, parmi lesquelles soixante ont été trouvées par les auteurs de l’ouvrage, et quarante ont déjà été publiées.

Enfin, l’ouvrage inclut une riche iconographie de 130 pages, dont 19 sont de gravures (dont plusieurs proviennent de l’Enfer de la BNF) et 111 de fac-similés des archives reproduites, qui donnent un aperçu saisissant de leur matérialité et de la difficulté de les aborder. L’ouvrage est donc composite.

Coït avec le démon

« Les traces de la sexualité sont partout », est-il dit en introduction, et c’est ce qui rend ce type de sources si difficile à identifier (d’autant qu’il n’y a pas d’Enfer dans les centres d’archives !). Nous avons des ouvrages de théologie et des pénitentiels, sources connues depuis longtemps. De nombreux documents proviennent des cours de justice, des commissariats, de leurs équivalents de l’Ancien Régime : enquêtes, dépositions, interrogatoires, procès-verbaux, plaintes, lettres de dénonciation de voisins, mais aussi suppliques au roi pour obtenir des lettres de rémission, c’est-à-dire de grâce, après un viol.

Les traités de démonologie fleurissent pendant les périodes de chasse aux sorcières (débuts du XVIIe siècle) et glosent savamment des caractéristiques du coït avec le démon. Le développement et la censure des livres érotiques et pornographiques et la surveillance des mœurs par la police connaissent des sommets au XVIIIe siècle, ce qui se reflète dans d’innombrables procès aux auteurs et aux éditeurs, et une grande abondance de rapports de police sur les « sodomites », les prostituées et leurs clients. Les maîtresses de maisons closes elles-mêmes font des fiches sur les clients fameux et les femmes galantes (actrices, danseuses, chanteuses) qui fréquentent leurs établissements.

Maraîchinage en Vendée

Puis les correspondances (avec des médecins, des directeurs de conscience, dont le fameux abbé Viollet, ou entre époux), les journaux intimes, les autobiographies prennent leur essor à l’époque contemporaine, montrant comment la sexualité devient objet de discussion et d’introspection, en se confrontant aux nouvelles connaissances dans le domaine. Le fameux ouvrage de Tissot sur l’onanisme (1760), les livres de conseils destinés aux jeunes maris au XIXe siècle (comme La Petite Bible des jeunes époux de 1885), l’érotisme colonial d’après le docteur Jacobus (L’Amour aux colonies, 1893), dont l’ouvrage a été retrouvé à l’Enfer de la Bibliothèque nationale, les observations ethnographiques du Dr Baudouin sur le maraîchinage en Vendée (1906) font entrer la sexualité dans le domaine de la connaissance, tout autant que les travaux médicaux ou de psychopathologie de la sexualité.

Par ailleurs, le XIXe siècle est un siècle où s’élabore une doctrine et une expertise sur la violence sexuelle, notamment en ce qui concerne les mineurs. L’idée d’une souffrance psychique des victimes émerge difficilement. Les cartes postales érotiques démocratisent la pornographie. Enfin, la thématique de la contraception et de l’avortement, présente dès le Moyen Âge à travers des références aux breuvages d’herbes, et qui se retrouve au XVIIIe siècle dans les romans libertins (Thérèse philosophe, 1748), se politise au XIXe et au XXe siècle, sans cesser d’avoir sa place dans des sources judiciaires.

Le genre et les mots

À partir du corpus initial de plusieurs milliers de dossiers, les auteurs ont opéré une sélection. À quelle fin ? Dans les sources de justice ou de police, les dépositions et les interrogatoires transcrits sont marqués par les catégories judiciaires ou religieuses des hommes qui interrogent et qui imposent leur vocabulaire (par exemple « connaître charnellement »).

Fanny Bugnon et Pierre Fournié sont partis à la recherche de la voix des personnes interrogées. Sont privilégiés les témoignages où apparaissent les mots, les expériences, les réalités physiques, où affleurent les émotions des personnes, et où les rapports de domination et de genre se donnent à lire. On apprend que pendant des siècles, « être nu », c’est en fait être en chemise. Et que, dès le Moyen Âge, on perçoit une différence entre cris de plaisir et cris de protestation. Les mots pour le dire sont nombreux : « baiser », « accoler », « chevaucher », « besogner », « avoir sa compagnie », etc.

Le commentaire des auteurs se focalise sur les rapports de genre et les formes de l’argumentation. Une supplique au roi en 1369 d’un seigneur emprisonné au Châtelet donne à entendre deux points de vue sur le viol commis : la résistance désespérée d’une jeune apprentie couturière, appuyée par sa patronne, qui invoque la présence des voisins, et l’indifférence violente d’un seigneur qui lui rend visite de façon répétée et cherche à l’acheter, elle et sa patronne, par des cadeaux (qu’elles refusent) « pour qu’elle soit sa mie ».

Ils soulignent aussi les limites des archives pour la connaissance de la sexualité. L’absence, dans les archives, de l’univers domestique et conjugal fait qu’on en sait peu sur ce monde-là. Par ailleurs, étudier les demandes de pardon au roi en cas de viol, c’est privilégier inévitablement le point de vue des hommes. Enfin, en lien avec l’éditeur du livre, les auteurs définissent une attitude « éthique » à l’égard des sources : ne pas citer de sources contenant des violences à l’égard d’enfants, ne pas citer de noms de personnes impliquées dans des dossiers de violences sexuelles après la seconde moitié du XIXe siècle, ne pas retenir de perversions jugées « trop violentes ».

Quel récit de la sexualité ?

L’ouvrage ne se veut pas une synthèse historique sur la sexualité. Tout en laissant entendre à juste titre que les changements en matière de sexualité ne sont pas linéaires, les auteurs proposent implicitement un grand récit sur la sexualité, suggéré par le titre qui emploie les termes d’interdit et de répression.

Dans l’introduction, ils se placent sous l’égide de deux mentors, Arlette Farge, grande utilisatrice d’archives de police du XVIIIe siècle, et Michel Foucault, auteur de l’Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, qualifiée de « formidable boîte à outils », même si, nous dit-on, « il a si peu exploité les archives ». D’ailleurs, Michel Foucault n’est pas repris par la suite.

Pourtant, sa critique de l’hypothèse répressive, l’idée selon laquelle « du sexe au pouvoir, le rapport n’est pas de répression » et que, « depuis la fin du XVIe siècle, la mise en discours du sexe, loin de subir un processus de restriction, a au contraire été soumise à un système d’incitation croissante » [2], nous semble toujours heuristique. L’histoire de la sexualité est aussi celle des techniques et des instances de sa construction, liée à sa mise en discours. Et cette mise en discours a un rapport avec le pouvoir et l’évolution des rapports de genre.

L’ensemble est organisé en trois grandes parties, soit trois périodes. Le long Moyen Âge, incluant ici la Renaissance, se caractériserait par une forme de sensualité naïve et un code de l’honneur patriarcal ; l’âge classique (ici, mi-XVIe à XVIIIe siècle) serait un temps de répression ; le XIXe et le premier XXe siècle amorceraient un nouvel ordre sexuel, fondé sur le contrôle de la vie reproductive et l’essor d’un domaine de l’intimité.

On peut donner un récit légèrement différent en se centrant sur les manières dont se construit une connaissance de la sexualité. Au Moyen Âge domine l’aveu, dans le cadre d’une gestion de la sexualité par la théologie morale, dans un monde où l’intimité conjugale ou personnelle n’a pas encore émergé. À l’âge classique, la surveillance des mœurs, la censure et même la répression ne font pas du XVIIIe siècle un siècle de recul ou de régression, mais celui d’une diversification et d’une complexification des scénarios de la sexualité et, déjà, d’un accès plus libre des femmes à l’espace public, dont Arlette Farge a bien témoigné.

Expériences minoritaires

Dans l’ouvrage, la déposition d’une domestique en 1761, à l’instigation de son maître, contre sa maîtresse libertine qui se montre « les cuisses toutes nues » avec son amant (p. 269), qui dit d’elle-même qu’elle « a beaucoup de tempérament » et qui finira sa vie au couvent, contraste avec le journal intime jusqu’au mariage d’un bourgeois dans les années 1780, petit libertin de province, qui tient le compte froid de ses attouchements et coïts avec des femmes de rencontre.

L’obsession anti-masturbatoire, qui naît au XVIIIe siècle et se développe dans les siècles suivants, a moins pour effet de combattre l’habitude qu’elle n’incite à se connaître à partir d’elle, ce qui apparaît déjà dans une lettre envoyée par le chevalier de Belfontaine à Tissot en 1772. L’inertie relative des systèmes de surveillance des mœurs au cours du XXe siècle (par exemple à l’égard de l’homosexualité) n’empêche pas une politisation et une diversification des expériences minoritaires, et leur acceptation sociale croissante par la majorité.

En définitive, les archives du passé ne nous mènent pas seulement sur la voie des représentations et des normes de la sexualité et des formes de sa répression, mais nous donnent accès aux mots, aux gestes, à l’expérience et à la subjectivation de la sexualité. La perspective de genre des auteurs guide leur quête de sources, qui donnent plus à voir que les seules catégories judiciaires ou religieuses. Leurs interprétations acérées rendent concrets les effets de domination, mais aussi les résistances et les initiatives des femmes.

Au fil des siècles, les scénarios de la sexualité se complexifient en se nourrissant de toute sa mise en discours et en s’intériorisant, comme le montre, vers la fin du livre, une réjouissante correspondance de guerre en 1916 entre mari et femme, pleine de métaphores, d’anticipations et d’évocations érotiques. En somme, les conjoints savent désormais faire l’amour sur le papier !

Fanny Bugnon, Pierre Fournié, Le Sexe interdit. La sexualité des Français et sa répression, Paris, L’Iconoclaste, 2022. 400 p., 26, 90 €.

par Michel Bozon, le 31 mars 2023

Pour citer cet article :

Michel Bozon, « Les archives de la sexualité », La Vie des idées , 31 mars 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Bugnon-Fournie-Le-Sexe-interdit

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Notes

[1Jean-Louis Flandrin, Nicole Gonthier, Arlette Farge, Sylvie Steinberg, Nahema Hanafi, Anne-Claire Rebreyend, Anne-Marie Sohn, Florence Tamagne, Régis Révenin et d’autres.

[2Foucault, op. cit., p. 15 et 21.

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