Histoire de la papauté au XXe siècle, commentaire du concile Vatican II, interprétation du pontificat de Jean Paul II, biographie de Joseph Ratzinger, définition d’un cadre d’analyse pour le pontificat de Benoît XVI : ce sont toutes ces dimensions que croise Philippe Levillain dans une « non-biographie » du pape actuel.
Recensé : Philippe Levillain, Le Moment Benoît XVI, Paris, Fayard, 2008. 318 p., 18€.
Les biographies sur Benoît XVI se sont multipliées depuis l’accession de Joseph Ratzinger au pontificat suprême de l’Église catholique le 19 avril 2005. N’ont pas manqué non plus les biographies traitant des difficultés, des questions et des enjeux qui se posaient au nouveau pape. Soit vingt-sept titres au moins en français, anglais ou italien. Le Moment Benoît XVIs’inscrit ainsi dans une abondante production éditoriale, alimentée en France par la visite apostolique du pape (12-15 septembre 2008). Mais il présente l’originalité d’être le travail, non d’un journaliste chargé des questions religieuses ou d’un vaticaniste, mais d’un spécialiste d’histoire religieuse et politique contemporaine, professeur à l’université Paris X – Nanterre. D’où l’abondante bibliographie finale, en français, anglais et italien ; d’où l’ambition d’embrasser, en fait, tout le XXe siècle ; d’où surtout l’absence des binômes réaction/progrès, conservation/modernité, fort peu opératoires pour comprendre la manière dont l’Église catholique romaine se pense et agit dans le monde depuis deux siècles.
C’est ainsi que surgissent, sous la plume de Philippe Levillain, les anciens termes romains de zelanti et liberali, utilisés au sein du monde catholique lui-même au début du XIXe siècle. Ou, tout aussi intéressant, le couple Anciens/Modernes. Car le vrai débat n’oppose pas progrès et conservatisme, coulage dans la modernité et rejet du monde ; il consiste à savoir quelle forme de modernisation catholique l’on choisit et selon quelles modalités – affirmation volontaire, interpellation attestataire, captatio benevolentiæ, service humble – on organise la rencontre, le conflit, le procès, la lutte au corps avec des sociétés modernes s’étant volontairement extraites, selon un processus de rupture, de leur matrice chrétienne.
Deux livres en un
Philippe Levillain construit son ouvrage d’une manière qui peut surprendre. Un avant-propos effectue des « analogies ». Il s’agit en fait d’une prise de position sur la manière de faire de l’histoire religieuse contemporaine et de faire, plus spécifiquement encore, l’histoire de la papauté. Mais il s’agit aussi d’une première grille de lecture afin de comprendre ce que fut le XXe siècle pour la papauté confrontée à deux guerres mondiales, à la négation systématique du religieux et à l’entrée dans l’ère des médias. Il s’agit enfin de commencer à apprécier ce qu’est un pape : « La charge de vicaire du Christ, instituée en monarchie élective viagère, autorise chaque pape élu au croisement d’un passé futur pour l’Église et de son passé personnel à procéder à la lecture de sa charge » (p. 20).
Deux livres s’enchaînent alors : « La mort de Jean Paul II et le nouvel horizon d’attente », de quatre chapitres, et « La ligne Ratzinger ou la patience doctorale », qui en comprend six. Dans chacune de ces parties, un chapitre inaugural sert de prise de vue (le pontificat de Jean Paul II, l’élection de Benoît XVI). Il introduit alors à des chapitres dressant la biographie de Karol Wojtyla et de Joseph Ratzinger. La différence entre les deux parties de l’ouvrage se manifeste dans le déséquilibre en faveur du second. Elles sont cependant solidement articulées l’une à l’autre par le dernier chapitre de la première partie, consacré au conclave, introduisant celui sur l’élection de Joseph Ratzinger, premier chapitre de la deuxième. En faisant de la mort et du conclave la partie prenante du règne des papes contemporains, Levillain innove dans l’analyse de la papauté. Les interrègnes deviennent un temps particulier, encore dans le prolongement du pontificat du pape qui vient de mourir, mais non encore appartenant au pontificat qu’il s’agit d’inaugurer. Les derniers chapitres du deuxième livre sont quant à eux consacrés à l’habitation par le nouveau pape de sa fonction (Journées mondiales de la jeunesse de Cologne en 2005, première encyclique Deus caritas est en 2006) et aux deux grands débats ayant pour l’instant marqué le pontificat : la controverse produite par le discours de Ratisbonne et les tentatives de règlement du schisme lefebvriste.
Cette construction un peu complexe se retrouve dans le déroulement des chapitres eux-mêmes. Certains prennent l’aspect d’un essai d’analyse globale en moins de vingt pages, d’autres tiennent de la chronique minutieuse. Dans tous les cas, on assiste à une exploitation assez large de toutes les ressources de l’analyse historique, afin de mettre en perspective ce qui mérite de l’être, tant dans les détails (par exemple la canonisation spontanée) que dans les questions de fond (l’interprétation de Vatican II). À propos du schisme lefebvriste, on peut regretter que Levillain reste trop dans un cadre franco-français et que rien ne soit proposé pour comprendre le développement du traditionalisme catholique sur des terres, comme l’Angleterre, les États-Unis ou l’Australie, qui n’ont jamais connu les débats sur l’Action française et la République auxquels cette question est trop souvent ramenée.
Une théologie de l’histoire
En disant que le nouveau pape est un Bavarois, né en 1927 dans une famille hostile au nazisme et l’ayant pourtant subi ; que c’est un prêtre (ordonné en 1951) issu d’une famille pieuse (son frère est également prêtre) ; que c’est un théologien universitaire (docteur, professeur de séminaire, professeur à l’université de Bonn) qui, dans les années 1950 voyant la réaffirmation du néothomisme romain, s’est passionné pour La Théologie de l’histoire de saint Bonaventure, sa thèse ; qu’il fut un jeune expert au concile Vatican II (1962-1965) et un jeune évêque de Munich (1977), puis un jeune préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (1981), on a dit à la fois l’essentiel de son parcours et les fondements de sa pensée.
En effet, Joseph Ratzinger est d’abord et avant tout un théologien professionnel travaillant sur l’histoire de la Révélation. Ce fil conducteur traverse toute la deuxième partie de l’ouvrage. Il est bien sûr abordé lorsque Levillain traite du parcours académique du futur pape. Sa théologie, nourri de saint Augustin, abreuvé à saint Bonaventure, est clairement éloignée de l’aspiration eschatologique de Joachim de Flore, l’abbé calabrais du XIIe siècle qui espérait voir s’accomplir dans l’histoire la totalité de la Révélation divine, depuis sa manifestation jusqu’à son déploiement final. Face à ce désir d’un accomplissement complet du divin dans l’histoire humaine, Ratzinger, à la suite de Bonaventure, préfère le déploiement illimité, dans l’histoire, des interprétations de l’Écriture par la théologie. Dans sa thèse, le jeune théologien pose ainsi les racines de ce qui lui permettra à la fois un accueil de Vatican II dans sa compréhension de l’histoire, de l’Écriture, de la Tradition, et un refus d’une actualisation du catholicisme dans la modernité qui entendrait consoner avec les aspirations eschatologiques temporelles (les fruits infinis du progrès matériel, technologique, scientifique et moral) portées par cette même modernité – fruit dérivé de Joachim de Flore [1]. Le discours à la Curie du 22 décembre 2005 qui choisit, pour inscrire Vatican II dans la tradition catholique, une « herméneutique de la continuité » plutôt qu’une « herméneutique de la rupture », s’inscrit dans cet enracinement théologique.
Ce fil se retrouve dans l’étude approfondie du discours de Ratisbonne. Il se retrouve surtout dans la conclusion, intitulée « Histoire et théologie », qui aurait mérité d’être approfondie sur un certain nombre de points trop allusifs (notamment lorsqu’il s’agit d’établir les cohérences théologiques des positions du pape). Mais cela reste le morceau le plus stimulant de l’ouvrage, où la thèse développée à travers tous les méandres du livre, trouve son aboutissement : « Benoît XVI […] explique – et il raconte aussi – comment il faut lire l’histoire du salut établie en Europe, de la Terre Sainte aux confins de la terre, la vocation missionnaire restant au cœur du christianisme. […] Faire de la théologie un personnage historique fondamental pour l’avenir du christianisme, telle est l’empreinte que veut laisser Benoît XVI, premier pape élu du XXIe siècle » (p. 273). Cette théologie est une théologie de l’histoire qui, à partir du présent partiellement conditionné par le passé, s’achemine vers un futur qui lui sera donné et qui déjà agit sur elle – la Parousie, la fin des temps, la venue du Christ en gloire et en majesté. Levillain peut ici, en exploitant les réflexions de Koselleck [2], manifester la différence de positionnement du pape et du monde moderne dans lequel le progressus a remplacé le profectus (p. 270).
Du dialogue interreligieux à la polémique avec l’islam
Il peut ainsi souligner, indirectement, combien le procès entre le catholicisme et la modernité libérale se poursuit de nouveau aujourd’hui, procès un temps seulement occulté par le combat à mort entre les idéologies fascistes et marxistes et cette modernité, combat dans lequel le catholicisme préféra la dernière aux premières [3]. En effet, s’il était en conflit avec elle, elle au moins lui permettait de bénéficier d’une situation sociale certes inférieure à celle qu’il avait sous l’Ancien Régime, mais pour le moins garantie par les théories des droits individuels – alors que les idéologies totalitaires entendaient bien le passer par pertes et profits, au nom de l’État, de la race ou de la science de la société. Cette confrontation renouvelée entre le libéralisme et le catholicisme explique sans doute aussi l’accueil relativement froid accordé au Panzercardinal lors de son élection. Il avait en effet la réputation d’être un censeur, idéologue rigide, gardien du dogme intransigeant, fort loin de la revendiquée liberté de pensée du libéralisme. Mais, comme le rappelle Levillain, Benoît XVI, comme tout pape, s’octroie le « droit à aller jusqu’à opérer des choix qui n’étaient pas nécessairement cohérents avec les positions du cardinal Ratzinger non plus qu’avec le lourd héritage de son charismatique prédécesseur » (p. 216).
Le discours de Ratisbonne du 12 septembre 2006 est sans doute cette manifestation de la liberté de Benoît XVI, qui se situe à la fois dans la continuité de Jean-Paul II par ce qu’il dit à l’Occident européen, dans sa propre continuité en ce qui concerne des positions théologiques et en rupture dans la manière d’aborder les relations avec l’islam. Dans son ample discours à l’université de Ratisbonne, le pape a cité le débat entre Manuel II Paléologue et un érudit persan, dans lequel l’empereur juge négativement l’apport de Mahomet en raison de son utilisation de la force pour diffuser sa foi. C’est ce point qui souleva les passions, et Levillain laisse assez clairement entendre que le pape savait ce qu’il faisait : non pas vouloir susciter une émotion polémique, mais engager une controverse médiévale sur un point de théologie et de philosophie fondamental tant pour les relations de l’islam et du catholicisme que pour les relations de l’Occident moderne et des religions. En effet, la pointe du discours réside dans la citation de l’empereur que « ne pas agir selon la raison […] est contraire à la nature de Dieu ». Benoît XVI revendique ainsi la rationalité des religions et s’oppose tant à la théologie musulmane de l’absolue transcendance de Dieu qu’à la rupture revendiquée par les Lumières entre la foi et la raison au nom du progrès.
L’on retrouve ici la réflexion ratzingérienne sur l’histoire. On trouve aussi le souci, sur lequel Levillain n’insiste pas assez, de tirer le bilan de quarante ans de dialogue interreligieux, dont le pape considère en fait qu’il n’a abouti qu’à peu de résultats. En posant clairement à l’islam une question théologique à partir d’une catégorie de la raison, Benoît XVI situe l’Église catholique en situation de médiateur entre l’Occident, qui partage avec elle la raison, et l’islam, qui partage avec elle le sentiment religieux. Il réoriente les relations islamo-chrétiennes vers l’engagement commun en faveur de la paix et de la dignité humaine et exclut tout accord théologique a minima, refusant l’« englobement » auquel l’islam procède avec le christianisme (l’islam se positionne en situation de dépassement correctif du christianisme et donc l’inclut en lui-même). Bref, il est cohérent avec sa ligne d’affirmation de l’identité catholique.
Mais tout cela se fait à la manière Ratzinger : celle d’un professeur d’université, d’un pédagogue goûté de ses étudiants et, finalement, de nombre de ses fidèles pour la clarté de son expression et la simplicité de ses formules. Reste à savoir s’il atteindra son but, une « conversion », par le simple déploiement de « son érudition, la clarté et la rigueur de ses exposés, l’art de frapper ses propos en utilisant toute la gamme du sens des mots dans la civilisation occidentale » (p. 216).
Paul Airiau, « Benoît XVI ou le pape théologien »,
La Vie des idées
, 31 octobre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://mail.laviedesidees.fr/Benoit-XVI-ou-le-pape-theologien
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[1] Si l’on suit les analyses du P. Henri de Lubac dans La Postérité spirituelle de Joachim de Flore (1978).
[2] R. Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990 [1979].
[3] On n’abordera pas ici la question de savoir si, pendant la Deuxième Guerre mondiale, Pie XII a observé un silence complice à l’égard des persécutions antijuives. Si le combat à mort était explicite pour son prédécesseur Pie XI (et pour La Croix de l’époque), Pie XII, qui a contribué à la rédaction de Mit brennender Sorge en tant que secrétaire d’État, s’y est moins directement engagé en devenant pape, au nom de la neutralité vaticane. Sur la question, voir aussi Saul Friedländer, Pie XII et le Troisième Reich : documents, Paris, Seuil, coll. « L’histoire immédiate », 1964.