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Recension Société

Dossier : L’euthanasie en débat

Au secours des mourants
Médicalisation et humanisation dans la gestion sociale de la mort


par Gérard Rimbert , le 26 mai 2009


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L’étude des soins palliatifs proposée par Michel Castra et l’analyse de la réanimation néonatale conduite par Anne Paillet mettent l’accent sur la tension entre médicalisation et humanisation des soins et soulignent la contradiction entre sauvetage de la vie biologique et défense de la « dignité humaine ».

Recensés : Michel Castra, Bien mourir. Sociologie des soins palliatifs, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2003 ; Anne Paillet, Sauver la vie, donner la mort. Une sociologie de l’éthique en réanimation néonatale, Paris, La Dispute, coll. « Corps Santé Société », 2007.

Ce texte a initialement été publié par la revue EspacesTemps.net (http://www.espacestemps.net/document3332.html). La Vie des idées remercie chaleureusement la rédaction d’EspacesTemps.net de l’avoir autorisée à reproduire exceptionnellement ce compte rendu dans le cadre de son dossier « L’euthanasie en débat », coordonné par Ivan Jablonka.

La sociologie s’empare souvent de thèmes soulignant à quel point les deux événements qui bornent l’existence humaine (la naissance et le décès) ne sont pas laissés aux bons soins de la nature. Les soins palliatifs ne concernent pas la majorité des fins de vie. De même, la réanimation néonatale reste un acte exceptionnel. Pourtant, ces cas de figure éclairent efficacement un processus diffus : l’encadrement institutionnel de la vie biologique, et plus particulièrement des crises et ruptures qu’elle peut connaître. L’étude des soins palliatifs proposée par Michel Castra et l’analyse de la réanimation néonatale conduite par Anne Paillet relèvent d’une sociologie cumulative : de tels objets, construits de façon relativement autonome, s’enrichissent mutuellement en donnant à voir différentes contextualisations d’un même mouvement de « socialisation du biologique ».

Sociologie médicale + sociologie morale = sociologie de la moralisation du corps médical

La proximité des deux ouvrages ne tient pas seulement à un intérêt assumé pour des segments particuliers de l’univers médical (et non pour la médecine en général). Il s’agit aussi de promouvoir une certaine façon de pratiquer la sociologie morale : non pas en adoptant une réflexion globale sur la question, mais en se plongeant dans l’analyse de dilemmes moraux bien spécifiques. Cela dit, les deux enquêtes ne se situent pas au même niveau du dilemme. S’agissant des soins palliatifs, l’auteur explore un univers qui en lui-même est déjà le fruit d’une résolution des dilemmes moraux. Il montre comment le corps médical a pu abdiquer de sa mission standard – guérir – sans renoncer pour autant à toute démarche de soin. En l’occurrence, le « service » que propose la médecine des soins palliatifs au patient est centré sur l’acceptation de la mort à venir et sur le soulagement de la douleur. C’est d’ailleurs dans ce contexte que cet apaisement de la souffrance peut devenir une mission à part entière, et pas seulement une visée dont la réalisation resterait subordonnée à l’accomplissement d’un acte médical curatif.

La situation n’est pas exactement la même pour la sociologie de la réanimation néonatale : l’enquête ne se situe pas en aval des dilemmes moraux, mais au cœur de leur apparition et de leur résolution. En un mot, les pédiatres réanimateurs de nouveau-nés font régulièrement face à l’alternative suivante : réanimer un enfant qui mourrait sans intervention, mais qui connaîtra peut-être un handicap neurologique et/ou psychomoteur plus ou moins lourd ; laisser mourir (ou plus vraisemblablement faire mourir d’un geste actif) un enfant qui serait trop lourdement handicapé pour vivre, au risque de se tromper et de mettre fin à la vie d’un enfant qui finalement n’aurait peut-être pas eu de gros handicap. Le problème étant bien évidemment le décalage temporel entre la possibilité de donner la mort (soit, en général, avant que le nouveau-né ne soit extubé, c’est-à-dire quand il peut respirer seul) et la possibilité de faire un pronostic fiable au plan neurologique (soit, et c’est bien là qu’est le problème, après extubation, quand la mise à mort devient éthiquement très délicate). Si l’ouvrage d’Anne Paillet fait de la rationalisation de l’incertitude un point central, celui de Michel Castra se situe d’emblée dans les soins palliatifs, sans aborder de front l’aiguillage des patients vers ce type de service ou vers un service classiquement curatif.

À partir de ces deux cas exemplaires, le lecteur est en mesure d’aborder comparativement la question des liens, dans la gestion sociale des « crises biographiques », entre mouvement de médicalisation et mouvement d’humanisation. Le premier reflète l’emprise du corps médical sur les différentes phases de la vie biologique, nécessairement au détriment d’autres institutions comme la famille, ou bien encore la religion (à la fois en tant que système de valeurs et en tant que corps d’intervenants remis en cause jusque dans leur prérogative de spécialistes du « salut de l’âme »). Le mouvement d’humanisation correspond justement à un ensemble de forces censées agir comme autant de garde-fous contre une technique toute puissante, « déshumanisée ». La particularité des enquêtes de terrain mobilisées par les deux auteurs est de montrer à quel point c’est une fraction du corps médical lui-même qui s’est appropriée la problématique de l’humanisation des soins.

On apprend ainsi que la réanimation néonatale contemporaine trouve son origine dans un intérêt des obstétriciens pour les enfants négligés (relégués au « service des débiles ») à la fin du XIXe siècle, puis d’un progrès technologique qui a permis les premières ventilations mécaniques. La réanimation néonatale devient ainsi une « surspécialité » au sein de la spécialité pédiatrie, investie par des médecins particulièrement motivés pour travailler dans ce contexte spécifique. On découvre par ailleurs que la médecine des soins palliatifs s’enracine à la fois dans une critique plus ou moins militante de l’acharnement curatif, et dans la construction du cheminement vers la mort comme un moment spécifique (de la vie psychique notamment), qui mérite un traitement adapté. De même, l’institutionnalisation des soins palliatifs comme activité médicale à part entière tient à la politisation du débat (la proposition de loi « vivre sa mort » du sénateur Cavaillet en 1978), à l’intervention d’associations (en particulier, l’Association pour le droit de mourir dans la dignité – ADMR –, créée en en 1980), et à la spécialisation de certains membres du personnel hospitalier.

Si ce processus d’humanisation de la pratique médicale relève en partie d’une réforme de l’intérieur, donc d’une forme de moralisation du corps médical, les deux configurations ne présentent pas le même degré de remise en cause de l’autorité médicale. Du point de vue de la légitimité du patient (et plus précisément de sa parole), ces deux secteurs d’activité médicale occupent des pôles extrêmes : côté réanimation néonatale, l’autorité médicale est forte, difficilement contestable (même quand les parents sont des « cortiqués », c’est-à-dire quand, grâce à leur capital culturel, ils ne se laissent pas impressionner par le savoir médical) ; côté soins palliatifs, le principe même est de contraindre le corps médical à pratiquer une médecine non curative, donc à renoncer à son pouvoir spécifique (dont la forme paroxystique est dénoncée dans la formule « acharnement thérapeutique »). Le rapport que les médecins entretiennent avec les familles l’illustre très bien. Les services de soins palliatifs sont justement conçus pour donner une place aux familles des mourants dans le dispositif d’accompagnement (afin de rendre celui-ci plus paisible encore). En réanimation néonatale, la règle est au contraire d’éloigner les parents des nouveau-nés, pour préserver l’autonomie de la décision médicale (la position médicale – réanimer ou au contraire « arrêter » si « l’hypothèque neurologique » est trop forte – compte plus que la volonté des parents).

Question de méthode

Les deux ouvrages ne sont pas seulement complémentaires du point de vue des populations concernées (des mourants dont le statut ébranle les certitudes du corps médical, et oblige celui-ci à développer de nouveaux objectifs, à aménager de nouveaux protocoles). Ils éclairent également ce que peut être la combinaison des méthodes d’investigation sociologique. En l’occurrence, la démarche suivie par les deux auteurs respectifs peut sembler similaire : dans les deux cas, il y a un travail de terrain original, approfondi et bien sûr de première main (ce qui signe bien des recherches de doctorat), complété par une sociohistoire de l’univers étudié et par la production d’un corpus d’articles indigènes tirés de la presse. Pour autant, la combinaison ethnographie/approche constructiviste n’a pas été réalisée selon les mêmes modalités. Michel Castra expose d’abord le processus de construction du « segment » dans le champ médical, puis l’apparition – plus largement – du « monde social » des soins palliatifs (impliquant non seulement le corps médical, mais aussi les familles, des bénévoles, etc.). Par la suite, dans une seconde partie intitulée « Une organisation sociale du mourir », il met en avant le matériel recueilli lors de l’enquête. Celui-ci est très riche, et réutilise avec pertinence les outils classiques de la sociologie du travail : délégation du « sale boulot » au petit personnel, rôle de l’équipe comme « refuge émotionnel », tensions entre travail technique et travail relationnel, construction du rôle à la fois avec et contre la culture professionnelle d’origine, etc. On peut simplement regretter de ne pas être plus tenu en haleine scientifique, puisqu’il est difficile de voir dans la succession des chapitres de la seconde partie le fil d’une démonstration claire.

Anne Paillet construit son ouvrage autrement : la première partie est ethnographique (avec un chapitre final volontairement hyper-empirique, dont la lecture est armée des premiers chapitres, plus distanciés en termes de regard sociologique). C’est dans la seconde partie qu’est abordée la construction de la surspécialité « réanimation néonatale ». Mais il ne s’agit pas là, contrairement à la démarche de Michel Castra, de produire une « somme ». Il s’agit plutôt de mettre en avant, parmi les éléments constitutifs de ce sous-champ, ce qui permet d’expliquer les pratiques décrites dans la première partie. Autrement dit, ethnographie et constructivisme entretiennent ici un lien plus étroit : le second est employé comme clé d’explication du premier. On comprend ainsi, au-delà de ces deux ouvrages particuliers, que l’organisation des parties d’un livre n’a rien d’anodin : quand la sociohistoire constitue la première partie, l’enquête ethnographique intervient dans une logique d’illustration ; mais quand la sociohistoire survient après la présentation du contenu empirique, elle est plus susceptible d’être employée comme un support pour la recherche d’un lien causal, pour la mise en évidence des médiations concrètes, une « fabrique des convictions » selon l’auteure. Ainsi, la première partie met en évidence une relation entre position professionnelle et approche morale. Cette cartographie par superposition montre, schématiquement, que les médecins (a fortiori les plus anciens et donc les plus gradés) ont tendance à poursuivre les réanimations et à être optimistes quant au pronostic neurologique, alors que le personnel infirmier se positionne dans le sens inverse (les médecins internes ayant une position intermédiaire). Reprenant le constat de cette corrélation, la seconde partie propose une explication en termes de positions professionnelles (repoussant l’hégémonie des explications indigènes, insistant sur les différences dans le niveau des connaissances, l’identification des infirmières au rôle des parents, ou tout simplement le genre).

1) En revenant sur les cultures professionnelles, Anne Paillet rappelle que les pédiatres réanimateurs cherchent à préserver leur mission de sauvetage et à écarter les soupçons d’eugénisme, alors que les infirmières tiennent à leur mission d’humanisation, surtout les plus jeunes (c’est-à-dire les plus susceptibles d’avoir suivi une formation revendiquant l’autonomie des soins infirmiers, et non leur subordination au pouvoir des médecins).

2) De même, l’évaluation de l’avenir probable des patients par les médecins s’inscrit dans un contexte de leadership poussant à l’optimisme, puisque l’équipe doit tout faire pour maintenir la réanimation tant qu’aucun pronostic neurologique ne permet de savoir s’il vaut mieux arrêter ou poursuivre. À l’inverse, le travail d’évaluation du personnel infirmier s’inscrit dans une pratique qui met plus souvent et plus durablement en contact avec la détresse des familles, et avec l’état désastreux des enfants sauvés mais ayant de graves séquelles. De fait, cela ne force pas autant l’optimisme.

3) Enfin, l’implication n’est pas la même pour les médecins et les infirmières. Les premiers sont ceux qui effectuent le geste qui entraîne les décès (car pour éviter les souffrances, il ne faut pas seulement « arrêter » la réanimation, mais en fait pratiquer une euthanasie active), ce qui, en théorie, les expose à une accusation d’assassinat. Et surtout, quitte à faire le mauvais choix, au moins la poursuite à tort reste conforme à la mission de sauvetage du médecin, alors qu’un arrêt qui a peut-être été décidé à tort est susceptible de donner mauvaise conscience car il est contraire à l’idéal professionnel. À l’inverse, une poursuite douteuse « coûte » plus aux infirmières qu’un arrêt à tort, puisque ce qui peut ressembler à de l’acharnement thérapeutique est contraire à leur idéal professionnel ; alors que la mort n’est finalement pas si étrangère aux expériences accumulées dans d’autres services. Et comme ce sont elles qui le plus souvent sont préposées au relationnel avec les parents, elles ont plus facilement que les médecins le sentiment d’avoir trahi la confiance donnée.

Malgré cette démonstration qui charpente l’ouvrage du début à la fin, et qui en fait sa grande qualité, on peut regretter deux choses. L’absence d’une présentation explicite sur les conditions d’acceptation de la présence de l’enquêtrice (avec un côté « petite souris », mais visible). L’intérêt ne serait pas seulement pédagogique (conseiller les autres enquêteurs) : un tel éclairage donnerait des indications sur le mode de gestion du « secret des lieux ». Par ailleurs, il est dit que les parents des enfants admis dans les services de réanimation néonatale sont écartés, tenus à distance. Effectivement, on ne les voit pas directement dans l’ouvrage. Est-ce un parti pris éditorial ? Y a-t-il du matériel délibérément écarté ? Si oui, pourquoi ? Et sinon, la relative absence n’est-elle pas aussi due à la politique de terrain, qui consistait surtout à être présent sur des lieux où, justement, les parents ne sont pas ? Or ils devaient bien être quelque part. La question est d’autant plus importante qu’elle débouche sur une autre : comment évoluerait la régulation du dilemme moral sous l’effet d’une (re)formulation du point de vue des familles ?

Conclusion : préservation de la vie et protection de la « dignité humaine »

En définitive, ces ouvrages sociologiques traitent d’une thématique philosophique et juridique, celle de la contradiction entre sauvetage de la vie biologique et défense de la « dignité humaine ». Les services de réanimation néonatale ne peuvent pas aller jusqu’au bout dans la lutte pour la vie si l’enfant risque d’être paraplégique, sans mémoire sensorielle, aveugle, sourd, etc. De ce point de vue, on peut interpréter le titre Sauver la vie, donner la mort de deux façons : sauver la vie ou donner la mort ; mais aussi sauver la vie en donnant la mort, au sens d’une sauvegarde par soustraction, en évitant d’imposer une vie « inhumaine ». Bien mourir fait également référence à cette problématique, en présentant les soins palliatifs comme une « antithèse de la mort sociale » : une organisation considérant qu’il ne faut « s’acharner à restaurer médicalement des organes isolés, ou des zones organiques qui fonctionnent de plus en plus mal, que s’il s’agit de sauver la personne dont tous ces processus partiels font partie intégrante » [1]. Et une organisation se donnant pour mission de consacrer le laps de temps entre ce renoncement curatif et l’extinction de la vie à soulager le patient de ses douleurs.

par Gérard Rimbert, le 26 mai 2009

Pour citer cet article :

Gérard Rimbert, « Au secours des mourants. Médicalisation et humanisation dans la gestion sociale de la mort », La Vie des idées , 26 mai 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Au-secours-des-mourants

Nota bene :

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Notes

[1Cf. Norbert Elias, La Solitude des mourants, Agora Pocket, 1982, p. 118.

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