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Recension Histoire

Après la conquête coloniale

À propos de : Mary Dewhurst Lewis, Divided Rule. Sovereignty and Empire in French Tunisia, 1881-1938, Berkeley


par M’hamed Oualdi , le 18 juin 2014


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L’historienne américaine Mary D. Lewis étudie les connexions inter- et intra-impériales dans la Tunisie des années 1880-1930, transformée en protectorat français. Le statut des « protégés » et des « sujets » constitue l’un des enjeux de la souveraineté française.

Recensé : Mary Dewhurst Lewis, Divided Rule. Sovereignty and Empire in French Tunisia, 1881-1938, Berkeley, University of California Press, 2014, 320 p.

Depuis ces dernières années, l’histoire des empires coloniaux est florissante [1]. Tout en s’inscrivant dans ce courant, Divided Rule frappe par sa démarche. Mary D. Lewis ne limite pas son analyse à un espace colonial, ni même aux relations entre un centre et une périphérie impériale. Elle observe, plus largement, des connexions inter- et intra-impériales autour d’un territoire précis : la Tunisie, transformée par la France entre 1881 et 1883 en protectorat, c’est-à-dire en portion d’empire conservant une administration intérieure, mais déléguant la gestion de sa police, de ses finances et de ses affaires extérieures à la puissance française.

Suivant des « géographies de pouvoir » (p. 5), Mary D. Lewis éclaire, pour une période qui s’étend des années 1880 aux années 1930, des enjeux internationaux : les compétitions européennes autour de la colonisation française de la Tunisie. Pour ce faire, elle se fonde sur l’examen minutieux de luttes personnelles quotidiennes entre l’autorité coloniale française et des citoyens, sujets et protégés britanniques, italiens, maghrébins et ouest-africains. Elle parvient ainsi à démontrer comment, même en contexte impérial, la souveraineté d’un État en apparence colonisé ne constitue pas toujours une « hypocrisie » [2], mais, au contraire, comment cette souveraineté est constamment disputée, voire divisée.

Hiérarchie française

Par la méthode qu’elle emprunte et ses conclusions, l’auteure se refuse à juger la colonisation française en termes « absolus et moraux ». Mieux, elle entend compléter et dépasser une des questions forgées par les tenants des postcolonial studies : celle de la subversion de la colonisation par les colonisés. « Si la rencontre coloniale ouvre des espaces pour la subversion, ainsi que le suggère Homi Bhabha, comment pouvons-nous expliquer la persistance obstinée d’un pouvoir impérial ? » Dans cette perspective et à la suite de Lauren Benton [3], Mary D. Lewis explore les dialectiques qui amènent à réaménager un ordre colonial ; autrement dit, comment les contestations permanentes de cet ordre aboutissent à des reformulations constantes d’une domination coloniale, de ses hiérarchies juridiques et administratives.

L’ouvrage est construit autour de deux formes de contestation et de reformulation de cet ordre colonial : d’abord, autour des affaires qui concernent les ressortissants européens puis, autour de cas qui impliquent des sujets maghrébins et ouest-africains. Selon un premier niveau de conflictualité, les autorités françaises à Tunis doivent démanteler tout un système de privilèges que le pouvoir ottoman avait concédé aux Européens depuis le XVIe siècle et plus particulièrement depuis les années 1860 (que ce soient des avantages commerciaux liés à la « clause de la nation la plus favorisée » ou des clauses d’extra-territorialité permettant aux Européens de se dérober à la justice locale).

Ces privilèges, qui avaient permis aux représentants français de s’ingérer dans les affaires de la province ottomane de Tunis, puis de s’imposer face aux autres forces impérialistes, deviennent dangereux une fois la prééminence coloniale assurée : ils peuvent être brandis par quelques-uns des 11 200 Italiens et des 7 000 sujets britanniques (en majorité d’origine maltaise) afin de contester l’autorité française. La colonisation ne s’arrête donc pas à la conquête militaire, elle est conditionnée par des négociations quotidiennes avec des puissances rivales. L’administration française vise dès lors à placer des résidents européens sous une hiérarchie judiciaire française, instaurée en Tunisie à partir de 1883.

« Protégés » et « sujets »

Selon un second niveau de conflictualité, l’autorité coloniale doit faire face aux réclamations et aux stratégies de résistance de deux types de sujets locaux : les protégés et les sujets qui se disent français (ou de nationalité française). Les « protégés », de plus en plus nombreux à partir des années 1830 dans le sultanat du Maroc, dans la province de Tunis et dans l’ensemble de l’Empire ottoman, ont longtemps bénéficié – comme leur nom l’indique – d’une protection diplomatique européenne. Enregistrés sur des listes consulaires et souvent issus des élites commerciales et administratives, ils ont recherché le statut de protégé qui les protègeraient, tout comme les ressortissants européens, des pouvoirs locaux, patrimoniaux qu’ils jugeaient arbitraires, et de façon concrète, des justices et des fiscalités locales.

Avec la conquête française de la Tunisie, ces protégés réclament plus que jamais de continuer à bénéficier de ces exemptions. Or la puissance française est mal à l’aise avec ces hommes de l’entre-deux, plus seulement d’ici – du local – et pas encore pleinement de là-bas – de la métropole. Il faut bien sûr empêcher la Grande-Bretagne, l’Italie et les autres puissances rivales d’instrumentaliser ces clients consulaires. Il faut, plus fondamentalement, relever les barrières entre les hommes de la colonie et les indigènes : par principe, afin de créer de la distinction sociale et raciale, mais aussi par pragmatisme, afin de leur faire payer des impôts. Après tout, l’État tunisien n’a-t-il pas été placé sous tutelle pour l’amener à rembourser ses dettes envers les banques françaises, italiennes et britanniques ?

Le second groupe de sujets musulmans et juifs qui, à tort ou à raison, en vertu de telle ou telle preuve, prétendent être issus de l’Algérie coloniale ou de l’Afrique occidentale française après 1895, pose des problèmes similaires. Là encore, ils ne veulent pas être considérés comme des sujets locaux du souverain de Tunis, afin d’échapper à des contraintes locales (impôts et conscription militaire). De la même manière que les Européens ont été amenés à se retrouver sous l’aile juridique et administrative de la France, les sujets locaux, musulmans et juifs, sont replacés sous souveraineté des gouverneurs de Tunis et agrégés à une sphère d’appartenance juridique tunisienne. Les listes de protégés sont peu à peu épurées et une nationalité tunisienne est créée en 1914.

C’est ici l’une des démonstrations passionnantes de cet ouvrage : l’autorité coloniale française a créé cette nationalité tunisienne et a eu besoin de mettre en avant la souveraineté des gouverneurs de Tunis afin de résoudre tous ces conflits d’identification et de souveraineté.

Degrés d’action locale

Le résultat de ces multiples conflits, l’agrégation des différents statuts d’appartenance étatique à deux sphères, l’une « française » et l’autre « tunisienne », aident à comprendre tout un processus qui a été réduit, dans maintes études historiques, à un simple affrontement politique, à partir des années 1920, entre autorités françaises et nationalistes tunisiens – affrontement résolu par l’indépendance du pays en 1956. En saisissant la multiplicité des tensions dans ce bout d’empire, Mary D. Lewis met au jour les dimensions sociales profondes et le sous-texte de ces affrontements multiples. Elle redonne une intelligibilité à la doctrine de co-souveraineté élaborée par les autorités françaises à partir de 1921 afin d’affirmer des droits sur la Tunisie : dès lors, la France ne se contentait plus d’une forme de domination indirecte, mais s’orientait vers une colonisation de l’État et du territoire tunisien.

Divided Rule éclaire aussi certains aspects de la stratégie des nationalistes tunisiens, notamment la campagne qu’ils ont lancée au cours des années 1930 pour empêcher que des Tunisiens naturalisés français ne soient enterrés aux côtés de musulmans. Ces nationalistes se sont non seulement saisis d’outils juridiques forgés par l’administration coloniale française, mais ils en ont étendu la compréhension au monde des morts, aux cimetières, à des territoires qu’ils ont annexé à un imaginaire national et nationaliste.

L’ensemble de la démonstration est convaincante. Elle est stimulante et suscitera des discussions pour d’autres empires coloniaux. Elle peut aussi être affinée, en explorant deux arrière-fonds de l’ouvrage : la question du pluralisme juridique et celle de la capacité d’action (agency) locale. Au contraire de nombre d’études sur le Maghreb qui prétendent se rattacher à une histoire impériale, Mary D. Lewis a saisi avec minutie les tenants et aboutissants du contexte local. Elle resitue ainsi les tribunaux français parmi les institutions de la justice d’État tunisienne, parmi celles de la sharî‘a ou de la loi mosaïque. Mais la question de la hiérarchie entre ces justices et du système reste à préciser pour comprendre les interactions entre les deux sphères d’appartenance française et tunisienne qui cristallisent peu à peu la variété d’identifications individuelles.

De la même manière, divers degrés d’agency locale mériteraient d’être distingués. La seconde partie du livre suit surtout l’action des nationalistes du parti néo-destourien menée par le futur président Habib Bourguiba. Or le paysage politique ne se limite pas à ce parti. Habib Bourguiba est sorti victorieux du combat qu’il a livré contre les autres oppositions à la colonisation, mais ces oppositions et résistances, qu’elles fussent ou non partisanes, qu’elles fussent animées par des groupes plus ou moins structurées, véhiculaient, à partir de sources en français et en arabe beaucoup plus nombreuses que ne l’admet l’auteure (p. XIII et 9), d’autres conceptions de la souveraineté et de l’appartenance nationale qu’il est plus que temps d’explorer avec la démocratisation présente de la Tunisie. Dès les années 1930, déjà, « la question de la souveraineté ne relevait plus simplement des tribunaux ou du palais [des gouverneurs de Tunis] ; elle appartenait à la rue » (p. 137).

par M’hamed Oualdi, le 18 juin 2014

Pour citer cet article :

M’hamed Oualdi, « Après la conquête coloniale », La Vie des idées , 18 juin 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Apres-la-conquete-coloniale

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Notes

[1Pierre Singaravélou (dir.), Les Empires coloniaux (XIXe-XXe siècle), Paris, Seuil, “Points”, 2013. Voir le compte rendu sur La Vie des Idées.

[2Stephen Krasner, Sovereignty : Organized Hypocrisy, Princeton, Princeton University Press, 1999.

[3Lauren Benton, Law and Colonial Cultures : Legal Regimes in World History, 1400-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.

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