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1915 : le génocide des Arméniens
Entretien avec Vincent Duclert


par Ivan Jablonka , le 24 avril 2015


Trois régimes, entre la fin du XIXe siècle et le début des années 1920, ont œuvré à la destruction du peuple arménien : le sultanat ottoman, le gouvernement des Jeunes-Turcs et le pouvoir kémaliste. Mais c’est au cœur de la Première Guerre mondiale, en 1915, que débute véritablement le premier génocide du XXe siècle. Des cérémonies officielles, de nombreuses publications et un colloque international à Paris ont marqué ce centenaire.

Vincent Duclert, historien, enseigne à l’EHESS. Il a publié de nombreux livres, notamment sur l’affaire Dreyfus, l’idée républicaine, Jean Jaurès et le génocide des Arméniens. Il vient de faire paraître, chez Fayard, La France face au génocide des Arméniens (2015).

La Vie des Idées : Le génocide des Arméniens est annoncé par les massacres hamidiens des années 1890, les massacres d’Adana de 1909, et prolongé par un « génocide miniature » dans le Caucase, en Cilicie et à Smyrne entre 1918 et 1922. Pouvez-vous revenir sur la spécificité du génocide de 1915 ?

Vincent Duclert : Ce qu’on appelle conventionnellement le génocide arménien de l’Empire ottoman – on peut préciser que les Assyro-Chaldéens sont également visés par ce génocide – est la phase la plus extrême d’un processus, de 1915 à 1917, qui aboutit à la destruction d’environ 1,3 million d’Arméniens et d’Assyro-Chaldéens.

Néanmoins, il faut remettre ce génocide dans la perspective de la longue durée. On observe qu’à partir de 1894 les Arméniens de l’Empire ottoman sont, en partie, anéantis par des grands massacres qui relèvent de pratiques génocidaires et, à l’autre bout de la chronologie, entre 1918 et 1922, on observe aussi des génocides « miniatures », selon l’expression de l’historien Vahakn Dadrian. J’aurais plutôt tendance à parler de génocides « complémentaires », c’est-à-dire la poursuite de l’extermination des rescapés arméniens, non plus par le gouvernement unioniste qui a dominé l’Empire ottoman entre 1914 et 1918, mais par les nationalistes turcs menés par Mustapha Kemal, et qui aboutit à l’élimination complète du peuplement arménien dans l’Empire ottoman.

La Vie des Idées : Comment caractériseriez-vous le processus génocidaire, cette volonté politique de « détruire les Arméniens », pour reprendre la formule de l’historien Mikaël Nichanian ?

V. D. : Il y a dans l’Empire ottoman – très clairement à partir de 1913, avec le coup d’État des Jeunes-Turcs autoritaires qui prennent le pouvoir – une volonté d’extermination des Arméniens ottomans. Plusieurs raisons expliquent cette volonté et, ensuite, cette planification, qui sera menée à son terme dans le cadre de la guerre, qui va aider à la réalisation de l’extermination.

Il y a d’abord des raisons idéologiques, puisque, dès la fin du XIXe siècle, les Arméniens deviennent l’ennemi intérieur : il y a un vocabulaire issu du darwinisme social désignant les Arméniens comme des « microbes », des éléments à rejeter, à détruire. Il y a aussi le fait que le peuplement arménien est concentré dans les vilayets (provinces) du centre de l’Anatolie. Or ce sont ces provinces que l’élément turc de l’Empire ottoman veut reprendre à son compte, pour régénérer l’Empire par la « turcification ». Il s’agit de mobiliser les forces turques pour transformer l’Empire en une forteresse turque, notamment contre les attaques des puissances européennes qui tentent de soumettre l’Empire ottoman à leur profit.

Il y a le fait que les Arméniens sont une population vulnérable, une population loyale, qui n’a pas de capacité de résistance à cette persécution sans fin qui commence au milieu du XIXe siècle. Il y a enfin, dans l’Empire ottoman, une sorte d’« acculturation » au processus d’extermination des Arméniens. Il faudra l’élément décisif, c’est-à-dire la volonté politique de mettre en œuvre une Organisation spéciale destinée à exterminer les Arméniens – soit sur les routes de la déportation, soit dans des camps de concentration – pour aboutir au premier génocide du XXe siècle.

On peut considérer qu’il y a un premier génocide dans ce qu’on appelle aujourd’hui la Namibie (à l’encontre des Hereros en 1904), mais, globalement, le grand génocide qui ouvre le siècle des génocides, c’est celui des Arméniens.

La Vie des Idées : La communauté internationale semble avoir immédiatement pris conscience de la gravité des faits, alors que le terme de génocide n’est forgé qu’en 1944. Quelles condamnations se font entendre ? Vous parlez de la « défaillance » des États européens, dès la fin du XIXe siècle.

V. D. : Le monde sait qu’un crime de masse est perpétré dans l’Empire ottoman, puisqu’un mois après ce qui est considéré comme le début du génocide, c’est-à-dire le 24 avril 1915, avec l’arrestation de plusieurs centaines d’intellectuels, de notables et de dirigeants politiques arméniens à Constantinople et leur déportation et exécution dans des conditions absolument inouïes de terreur et de violence, les trois puissances de l’Entente – Russie, France, Angleterre – émettent une déclaration solennelle attestant du fait qu’un crime « contre l’humanité et contre la civilisation » (c’est la première fois qu’on emploie cette expression) est en cours dans l’Empire ottoman. Et, puisqu’il y a crime, les puissances de l’Entente annoncent qu’elles poursuivront en justice les responsables unionistes de ce crime contre l’humanité.

Il y a donc très clairement une connaissance par le monde et par les belligérants de ce qui se passe. Les Allemands, qui sont les alliés de l’Empire ottoman, connaissent très précisément l’ampleur de la déportation et les massacres qui se déroulent sur les routes de la déportation. Tous les observateurs présents de nations neutres, comme les États-Unis et la Suisse, ainsi que des diplomates et missionnaires allemands qui défient leur gouvernement, révèlent cette mise en œuvre de l’extermination, mais il n’y a pas d’objectif de guerre visant le génocide, le sauvetage des rescapés, par exemple. La France ne mène qu’une seule opération, celle du Musa Dagh, qui sera connue ensuite parce que le grand romancier allemand Franz Werfel en fera un roman, intitulé Les Quarante jours du Musa Dagh (1933).

La Vie des Idées : Précisément, quelle a été l’attitude de la France ? Vous montrez qu’elle a fait preuve d’une certaine indulgence vis-à-vis des crimes du gouvernement turc.

V. D. : La France a été indulgente à l’égard du génocide arménien. En tout cas, elle a été très indulgente à l’égard de tous les processus qui ont préparé le génocide. Car un génocide se prépare – il suffit de regarder ce qui s’est passé dans l’Allemagne nazie ou dans le Rwanda des Hutus nationalistes. Il y a toute une série d’éléments, de persécutions, de diabolisation du peuple cible, qui permettent d’attester de la réalité ou, en tout cas, de la possibilité d’une extermination complète.

Pendant toute la fin du XIXe siècle et les premières années du XXe siècle, la persécution contre les Arméniens est très forte. La France (la diplomatie, le gouvernement) ne réagit pas, compte tenu de ses intérêts économiques dans l’Empire ottoman, compte tenu aussi du fait qu’il est préférable d’avoir un Empire vieillissant que l’on peut dominer et dont on peut saisir les provinces les plus riches, plutôt que de favoriser la régénération de cet Empire. Néanmoins, les Jeunes-Turcs arrivent au pouvoir à partir de 1908. Mais cela ne change rien pour les Arméniens.

À partir de 1915, la situation est plus compliquée, car c’est une situation de guerre totale. Néanmoins, les possibilités d’intervention militaire existent, étant donné que les routes de la déportation passent près des côtes, puisque les déportés sont dirigés vers les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie. C’est là où, précisément, des opérations de sauvetage auraient pu être menées par les marines française et anglaise, qui assurent le blocus de l’Empire ottoman. Cela n’a pas été fait, sauf pour les 4 000 combattants arméniens du Musa Dagh, comme mentionné à l’instant.

Ce qu’il faut souligner, c’est qu’à l’issue de la guerre en 1918, plus précisément à l’armistice de Moudros qui met fin au conflit en Orient, les Alliés s’engagent à réparer le génocide, c’est-à-dire à doter les rescapés arméniens ottomans d’un État au sein de l’Empire ottoman, éventuellement d’un foyer national, et à engager des poursuites pénales contre les génocidaires. Ces deux éléments ne seront pas menés à leur terme. Au contraire, les Arméniens vont totalement disparaître de l’Empire ottoman. Donc, si l’on considère la position des Alliés et du monde en face de ce génocide, on peut dire qu’il y a eu un abandon des Arméniens dès la fin du XIXe siècle, qu’il n’y a pas eu de sauvetage lors de la Première Guerre mondiale et qu’il n’y a eu ni réparation ni justice à l’issue de la guerre.

La Vie des Idées : Un des grands apports de votre livre consiste à souligner le rôle des intellectuels en faveur des Arméniens, dès les années 1890 et jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Ces intellectuels, rassemblés dans un informel « parti arménophile », se sont aussi engagés en faveur de Dreyfus. Une telle mobilisation établit, dès avant la Shoah, un parallélisme entre les Arméniens victimes des crimes ottomans et les Juifs victimes de l’antisémitisme en Europe.

V. D. : J’ai étudié la naissance des « intellectuels » durant l’affaire Dreyfus. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a une mobilisation antérieure à l’affaire Dreyfus, à partir de 1895, contre les grands massacres perpétrés par le sultan Abdülhamid II dans les vilayets arméniens et également à Constantinople (des massacres qui font 300 000 morts dans une communauté estimée à 2,3 millions de personnes).

En face des massacres, une série d’historiens, d’écrivains et de publicistes s’engagent pour défendre cette minorité. Moins par souci de solidarité confessionnelle, parce qu’il s’agit d’une minorité chrétienne, que par sentiment d’avoir affaire à une question politique : l’Empire ottoman se démocratise et refuse l’accès à la citoyenneté de ces minorités non musulmanes, particulièrement des Arméniens. Il y a une très grosse mobilisation, qui expliquera pourquoi beaucoup d’intellectuels vont basculer ensuite dans la défense de Dreyfus. Charles Péguy a dit très justement dans La Revue blanche du 15 septembre 1899 : « Les intellectuels n’ont pas réussi à sauver les Arméniens ; ils sauveront le capitaine Dreyfus. »

Le lien est donc réalisé. Ensuite, du fait de cette grande mobilisation dreyfusarde, et à l’issue de l’affaire Dreyfus, après la grâce accordée au capitaine, ces intellectuels retournent vers le combat pro-arménien et constituent ce qu’on va appeler un « parti arménophile ». Néanmoins, en dépit des grands noms, des manifestations, des meetings et des très nombreux ouvrages qui sont publiés, ce parti arménophile n’arrive pas à modifier les relations internationales du concert européen, qui amènent l’Empire ottoman à organiser le génocide.

La Vie des Idées  : Des chercheurs, comme Victor Bérard, Ernest Lavisse, Pierre Quillard et Émile Durkheim, participent en tant que tels à la défense des Arméniens. À propos des massacres des années 1894-1897, vous écrivez : « L’historien est donc capable d’agir sur les événements présents, d’en orienter le cours en les révélant et en les expliquant, de combattre l’assassinat d’un peuple par la vérité sur le crime, tout en demeurant à sa place, dans son métier et sa méthode » (p. 127). Votre livre est d’ailleurs dédié à la mémoire de Pierre Vidal-Naquet, qui défendait une position similaire à propos de la torture en Algérie.

V. D. : On peut considérer que la persécution des Arméniens a été un sujet majeur de ces sciences humaines et sociales en constitution, avec des acteurs scientifiques de différentes catégories : d’abord des historiens sur le terrain, comme Pierre Quillard et Victor Bérard, qui assistent aux massacres à Constantinople et qui décident de documenter ces massacres ; ensuite, un travail réalisé en termes de relations internationales, sur la manière dont le monde appréhende l’extermination, avec Ernest Lavisse et, à partir de 1915, la mobilisation d’autres grands historiens. Il faut notamment souligner le travail d’Arnold Toynbee en Angleterre, qui prend la tête d’une enquête considérable à partir de la documentation collectée par tous les témoins sur le terrain.

La Vie des Idées : Chaque génocide fait naître ses négationnistes : le phénomène de déni et de falsification est relativement banal. La caractéristique, ici, c’est que le négationnisme est assumé par l’État turc lui-même.

V. D. : Chaque génocide fabrique un processus négationniste, dans la mesure où les génocidaires masquent les preuves du crime, par toute une série de processus. Ensuite, les négationnistes se saisissent de cette première étape pour développer leur idéologie. Dans le cas du génocide des Arméniens, le négationnisme est pris en charge par l’État turc lui-même. La République de Turquie, qui naît en 1923, est liée par toute une série d’éléments au génocide, parce qu’une partie des génocidaires est recyclée dans les cadres de la Turquie contemporaine et parce que, il faut le dire, ces génocides « complémentaires », à partir de 1918, sont perpétrés par des nationalistes turcs commandés par Mustapha Kemal.

L’emprise du négationnisme sur l’ensemble de la société turque, aujourd’hui, a créé un sursaut de la société civile qui défie la justice, les institutions, cette « vérité » officielle, pour aller vers une liberté de l’histoire et documenter ce qu’a été le génocide de l’Empire ottoman et, surtout, la disparition quasi complète des 2,3 millions d’Arméniens, qui n’existent plus dans la Turquie actuelle, mis à part quelques dizaines de milliers à Constantinople.

Ce qu’il faut souligner, pour terminer, c’est que le négationnisme a comme réédité le génocide pour les rescapés arméniens et leurs descendants ; d’où le passage à la lutte armée et au terrorisme dans les années 1970-1980, avec les attentats de l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie (Asala). C’était une réaction de désespoir devant cette vérité refusée, cette vérité piétinée. Aujourd’hui, le négationnisme suscite une réponse scientifique pour analyser le génocide comme objet, mais aussi pour étayer tous les éléments de preuves du génocide.

La Vie des Idées : Au XXe siècle, la mémoire du crime a cheminé, depuis la disparition de l’Arménie et le « génocide sans fin » des années 1930, jusqu’à la loi de 2001, par laquelle la France reconnaît officiellement le génocide. Quel est aujourd’hui le rôle des historiens et des écrivains dans la compréhension et le souvenir du génocide ?

V. D. : La mémoire du génocide arménien est très intéressante. On peut relever que, dès la disparition des Arméniens et du peuplement arménien en 1923, des écrivains juifs comme Franz Werfel, Vassili Grossman, et Edgar Hilsenrath prennent en charge la mémoire de l’extermination. Du point de vue de la littérature, ce ne sont pas seulement les Arméniens qui développent la connaissance de ce fait inqualifiable. Justement, on a peut-être besoin de la littérature pour qualifier des faits que les historiens n’arrivent pas à qualifier définitivement.
Cette mémoire a permis de maintenir une connaissance du génocide des Arméniens jusqu’au moment où, à partir des années 1970, aux États-Unis avec les recherches de Vahakn Dadrian [1] et de Richard Hovannisian [2], en France avec le livre de Jean-Marie Carzou [3] puis les travaux d’Anahide Terminassian [4] et de Raymond Kevorkian [5], une entrée dans la connaissance scientifique a été réalisée, en particulier par des historiens arméniens. Ce sont d’abord des historiens. On ne peut pas considérer qu’ils travaillent avec une obsession identitaire. Il faut souligner l’excellence du travail qui est mené, particulièrement par Raymond Kevorkian déjà cité, Claire Mouradian ou Mikaël Nichanian [6]. Il s’agit de travaux scientifiques de grande ampleur qui, en plus, sont très internationalisés.

En cette année de commémoration du centenaire du génocide, il y a véritablement un défi de la connaissance. Pour obtenir la reconnaissance universelle du génocide des Arméniens, on peut certes passer par le droit international, mais on peut aussi passer par la souveraineté de la recherche, et c’est ce qui est en train d’arriver. Le colloque qui a eu lieu du 25 au 28 mars 2015 à Paris, « Le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman dans la Grande Guerre » [7], prouve incontestablement cette entrée dans l’âge de la connaissance, qui produit de la reconnaissance.

Propos recueillis par Ivan Jablonka.
Retranscription : Marieke Louis.

par Ivan Jablonka, le 24 avril 2015

Pour citer cet article :

Ivan Jablonka, « 1915 : le génocide des Arméniens. Entretien avec Vincent Duclert », La Vie des idées , 24 avril 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/1915-le-genocide-des-Armeniens

Nota bene :

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Notes

[1Histoire du génocide arménien, traduit de l’américain par Marc Nichanian, préface d’Alfred Grosser, Paris, Stock, 1996.

[2The Armenian Holocaust, Cambridge (MA), Armenian Heritage Press, 1980  ; The Armenian Genocide : History, Politics, Ethics, New York, St. Martin’s Press, 1992.

[3Arménie, 1915. Un génocide exemplaire, Paris, Calmann-Lévy, 2006.

[4La Question arménienne, Marseille, Parenthèse, 1983  ; L’Échiquier arménien entre guerres et révolutions, Paris, Karthala, 2015.

[5Le Génocide des Arméniens, Paris, Odile Jacob, 2006.

[6Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide, Paris, PUF, 2015.

[7Conseil scientifique international pour l’étude du génocide des Arméniens, Le Génocide des Arméniens de l’Empire ottoman dans la Grande Guerre. Un siècle d’engagements pour la recherche et la connaissance 1915-2015 (actes du colloque de Paris, mars 2015), Paris, Armand Colin, 2015.

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